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Héritées de la guerre : 75 ans après, les Conventions de Genève gardent toute leur importance

75 ans des Conventions de Genève / Commentaires des Conventions de Genève / Droit et conflits / Générer le respect du DIH 19 minutes de lecture

Héritées de la guerre : 75 ans après, les Conventions de Genève gardent toute leur importance

Guerre d'Indochine 1947-1954. Haiphong. Débarquement de prisonniers de guerre de l'Union française libérés à Sam Son.

Cette semaine est marquée par le 75ème anniversaire des quatre Conventions de Genève de 1949. Compte tenu du fait que plus de 120 conflits armés ont éclaté partout dans le monde, cela devrait nous inciter non pas à la célébration mais à la réflexion : comment ces normes humanitaires désormais universellement acceptées ont-elles été élaborées et ont-elles toujours une raison d’être aujourd’hui ?

Dans ce billet, Ellen Policinski, conseillère juridique au CICR, évalue comment les Conventions de Genève sont interprétées et appliquées dans notre monde actuel, en s’appuyant sur des exemples concrets tirés des Commentaires actualisés du CICR. Elle poursuit en examinant en détail la critique récurrente selon laquelle le droit international humanitaire (DIH) serait d’une certaine manière dépassé, en analysant à qui bénéficie le discours selon lequel les Conventions de Genève et plus globalement le DIH ne sont pas des instruments juridiques adaptés pour réglementer les conflits armés contemporains.

 

La toute première Convention de Genève a été adoptée en 1864, grâce à l’action de l’homme d’affaire suisse Henry Dunant et au travail du Comité international de secours aux militaires blessés, le prédécesseur du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). La Convention avait pour objectif de protéger, d’une part, les membres blessés et malades des forces armées et d’autre part, ceux qui les recueillaient et les soignaient. Depuis sa création, la Convention de Genève a été modifiée et mise à jour à trois reprises, en 1906, en 1929 et en 1949.

Les Conventions de Genève ont été adoptées en 1949, après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Comme le montre explicitement l’historique de leur adoption, toutes les personnes ayant pris part aux discussions avaient d’une manière ou d’une autre subi les conséquences de la guerre – en tant que diplomate, combattant, civil vivant dans un territoire occupé, ou délégué du CICR ou d’une Société nationale de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge s’efforçant d’apporter une aide si indispensable.

Puisqu’elles sont aujourd’hui universellement acceptées, il est facile de minimiser l’importance du caractère novateur des normes établies dans ces traités pour l’époque, en particulier les protections à l’égard des civils dans la Quatrième Convention de Genève. En examinant des sources contemporaines, nous pouvons voir l’importance de cette dernière lors de son adoption. En 1952,  quelques années seulement après l’adoption des Conventions de Genève, Hersch Lauterpacht écrivait : « Si les trois [premières] Conventions ont simplement révisé et développé, quoique de manière considérable, des traités déjà existants, la Quatrième Convention, à savoir celle relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, s’applique à de nombreux égards à des situations totalement nouvelles qui n’ont jamais été régies par les Conventions de La Haye [traduction CICR] ».

Lauterpacht a également mis en exergue les protections prévues par l’article 3 commun dans les conflits armés non internationaux, qui représentent une autre nouveauté : « La Convention fixe certaines obligations minimales de traitement humain, même dans les conflits armés qui ne sont pas internationaux et indépendamment du fait que les parties au conflit, qui ne sont pas nécessairement des États, soient parties ou non à la Convention. Il s’agit d’un exemple intéressant d’obligations imposées à des acteurs qui ne sont pas, d’ordinaire, des sujets de droit international [traduction CICR] ».

Rétrofuturisme ? Appliquer des innovations des années 1940 dans les années 2020

Soixante-quinze ans plus tard, certains peuvent se demander si ces Conventions, résolument modernes en 1949, gardent leur pertinence dans les guerres contemporaines, dont les caractéristiques sont bien différentes de celles de la Seconde Guerre mondiale. On peut en partie répondre à cette question en rappelant qu’elles ont été rédigées en des termes suffisamment généraux pour résister à l’épreuve du temps. Les rédacteurs avaient parfaitement conscience du fait qu’ils élaboraient des textes qui devaient s’ancrer dans la durée. Pendant les discussions, ils ont souvent rappelé la nécessité d’éviter de rédiger des dispositions dont le libellé serait trop restrictif.

Par exemple, lorsque des règles plus précises ont été proposées pour réglementer les actions de secours humanitaires dans les territoires occupés, le CICR a signalé que les conflits futurs pouvaient évoluer de façon inattendue et a proposé que « seules quelques normes générales [soient] établies, rédigées en termes suffisamment larges pour permettre la réalisation d’actions de secours dans toutes les circonstances ». Les rédacteurs ont également fait remarquer qu’il n’était pas certain que la méthode ayant porté ses fruits pour porter assistance pendant la Seconde Guerre mondiale soit aussi bien adaptée dans des situations d’occupation futures. De plus, ils ont relevé le fait que les Conventions de Genève de 1929 avaient été trop étroitement liées aux événements de la Première Guerre mondiale, les rendant difficilement applicables pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, finalement, les rédacteurs ont retenu des textes qui sont devenus les articles 59 à 62 de la Quatrième Convention, énonçant des règles relativement générales et adaptées à des évolutions futures qu’ils n’avaient pas forcément pu anticiper.

Un autre élément de réponse est le fait que les États ont toujours interprété et appliqué les Conventions de Genève, ce qui prouve que les formulations employées sont suffisamment souples pour garder toute leur pertinence dans un monde en évolution. Les interprétations des États ont nécessairement tenu compte de l’évolution des technologies, du droit, des connaissances médicales et des normes sociales. Par exemple, la manière dont les technologies de la communication se sont développées, en particulier les réseaux sociaux, n’aurait pas pu être anticipée par les rédacteurs. Cela exerce une influence, par exemple, sur l’obligation de protéger de la curiosité publique les prisonniers de guerre et les civils bénéficiant d’une protection.

De la même manière, le moyen le plus rapide de correspondre avec des prisonniers de guerre et d’autres personnes protégées ou de communiquer en leur nom n’est plus le télégramme, tel que cela avait été prévu par les rédacteurs. Des moyens de communication plus modernes peuvent être utilisés, bien que l’on continue d’envoyer des lettres et des cartes. De plus, pour communiquer avec les Bureaux nationaux de renseignements et l’Agence centrale de recherches, y compris à propos de renseignements sur des personnes décédées, le moyen le plus rapide est sans doute la voie électronique, bien que la sécurité de l’information doive aussi être prise en compte et qu’en vertu des Conventions de Genève, des normes en matière de protection des données soient applicables aux informations personnelles collectées et transmises.

Par ailleurs, les Conventions de Genève sont interprétées et appliquées au regard des développements du droit depuis 1949. Par exemple, le développement de la jurisprudence dans le domaine du droit pénal international a confirmé que les membres des propres forces armées d’une partie bénéficiaient des protections prévues par l’article 3 commun.

Les traités entrés en vigueur depuis 1949 et accordant des protections particulières à des groupes de personnes également protégées par les Conventions de Genève sont un autre exemple. On peut mentionner la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979, qui renforce les protections dont bénéficient les femmes dans les conflits armés, en particulier l’interdiction de la discrimination à leur encontre. Tous les prisonniers de guerre doivent recevoir des soins médicaux adaptés qui, pour les femmes qui sont prisonniers de guerre, incluent s’il y a lieu des soins prénatals et post-natals. Employer des conseillers sur le genre peut aider les États à mettre en œuvre ces obligations.

Également, la Convention relative aux droits des personnes handicapées de 2006 vient compléter les Conventions de Genève pour assurer que les personnes en situation de handicap sont suffisamment protégées par le droit. Par exemple, lorsque des parties à un conflit doivent venir en aide à certains civils exposés à un grave danger, les mesures qu’elles mettent en œuvre doivent prendre en compte les personnes en situation de handicap. Un des moyens qu’elles peuvent mettre en place pour y parvenir est de leur fournir des abris temporaires accessibles là où ils sont évacués.

Puisque les prisonniers de guerre ont droit aux mêmes garanties judiciaires que les membres des forces armées de la Puissance détentrice, les développements du droit international (y compris du droit des droits de l’homme) donnent de la substance aux dispositions de la Troisième Convention sur les garanties judiciaires. L’évolution du droit des droits de l’homme en matière de protection des enfants doit être prise en compte dans les condamnations et le traitement des enfants qui sont reconnus coupables d’infractions pénales ou disciplinaires.

Un exemple d’évolution de la connaissance médicale qui peut être éloquent pour beaucoup d’entre nous est l’attitude à l’égard du tabagisme. Initialement, les rédacteurs des Conventions de Genève considéraient le tabac comme une denrée alimentaire et allaient même jusqu’à affirmer que cela avait un impact positif sur la santé mentale des prisonniers et des détenus. Les connaissances médicales sur les effets du tabac ont influencé la manière dont les dispositions autorisant le tabagisme sont interprétées. Au regard des connaissances médicales actuelles, l’obligation de garantir un lieu d’internement sûr et sain peut désormais limiter le tabagisme. D’autres considérations juridiques et pratiques tant à l’échelle nationale qu’internationale, à l’instar de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, peuvent également être importantes pour déterminer dans quels lieux le tabac peut être autorisé et pour qui, par exemple en fixant une interdiction de fumer dans les lieux publics ou à proximité de ces derniers ou une limite d’âge autorisé pour avoir accès aux produits du tabac.

L’évolution des interprétations sociales du genre en tant que construction ont eu une influence sur l’interprétation de plusieurs dispositions des Conventions de Genève, par exemple, sur l’obligation de garantir une égalité de traitement aux prisonniers de guerre, qui peut nécessiter des différences de traitement entre les prisonniers en fonction de leurs besoins spécifiques et des risques auxquels ils sont exposés dans leur environnement. Les produits d’hygiène liés au cycle menstruel doivent également être accessibles aux femmes qui sont prisonniers de guerre.

L’évolution de l’approche sociale du handicap a également exercé une influence sur l’interprétation et l’application de plusieurs dispositions. Historiquement, le handicap a souvent été considéré comme un problème médical qui devait être traité ou « réglé » et les personnes en situation de handicap étaient vues comme des victimes de leur handicap méritant un geste de charité. Le Commentaire mis à jour s’écarte de cette approche et adopte au contraire un modèle social et fondé sur les droits de l’homme, en s’appuyant sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées, afin d’aboutir à une interprétation du droit plus inclusive, tenant compte des divers obstacles et des risques auxquels sont confrontées les différentes personnes en situation de handicap.

Ces exemples et beaucoup d’autres sont mis en lumière dans le projet en cours de mise à jour des Commentaires du CICR sur les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977. Ils montrent pourquoi ces principaux traités de DIH peuvent continuer et continuent de jouer à un rôle important pour réglementer la façon dont les guerres sont menées. Pour que ce faire, il est primordial que les États interprètent et appliquent le droit de bonne foi et que l’objet et le but pour lesquels ces Conventions ont été adoptées soient mis en pratique.

Les Conventions de Genève sont-elles « adaptées » ? Une interrogation perpétuelle

Malgré ces exemples de leur importance actuelle, certains commentateurs continuent d’étudier comment les Conventions de Genève sont appliquées en pratique et d’en conclure qu’elles ne sont pas efficaces. En réalité, la critique selon laquelle les Conventions de Genève ou le droit international humanitaire en général ne sont pas « adaptés » s’est manifestée sous plusieurs formes dès 1864 alors que l’encre de la Convention de Genève était à peine sèche. Elle a été formulée après la première application de la Convention dans la guerre austro-prussienne de 1866. À cette époque, le CICR avait cherché à contrer la critique en publiant en 1870 le tout premier Commentaire du CICR.

Malheureusement, presqu’à chaque fois qu’un conflit armé éclate, cela s’accompagne de critiques selon lesquelles le droit international humanitaire n’est pas compatible avec les guerres actuelles, soit parce que la nature de la guerre a fondamentalement changé, soit parce qu’une menace existentielle pèse sur la sécurité d’un État et cela devrait servir d’excuse pour ignorer les règles de la guerre telles qu’elles sont établies, soit un mélange des deux.

Les deux argumentaires reposent sur une vision naïve et romantique de conflits armés antérieurs. Cette conception d’un passé chevaleresque fantasmé passe sous silence la puissance de l’imagination humaine en matière de cruauté, comme le prouvent les horreurs qui se sont produites dans les guerres du passé. Les aspects des conflits armés contemporains présentés comme « nouveaux » n’existent presque jamais sans antécédents historiques et c’est justement cela que le DIH, en particulier les Conventions de Genève, visent à réglementer. Pour ne citer que la Seconde Guerre mondiale, qui a donné lieu à l’adoption des Conventions de Genève de 1949 : un génocide, des expériences pseudo-médicales, l’utilisation généralisée de la torture, des prises d’otage, la destruction de villes entières, la destruction nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki, un nombre vertigineux de violences sexuelles, la famine des populations civiles, les mauvais traitements réservés aux prisonniers de guerre et l’utilisation de boucliers humains.

Ces événements tragiques ont peut-être perdu l’effet de sidération qu’ils ont suscité après tout ce temps, mais ils restent sans aucun doute horrifiants. Les rédacteurs des Conventions de Genève ont vécu ces horreurs, en tant que soldats, diplomates, humanitaires, en tant que personnes vivant sous occupation ou en tant qu’occupants, ils ont été les premiers témoins de ces événements, ils ont été détenus ou déportés, ils ont demandé l’asile et perdu contact avec les membres de leurs familles, dont certains d’entre eux ont été envoyés dans des camps de concentration et ne sont jamais revenus. Ils n’étaient pas naïfs et leurs esprits n’étaient certainement pas crédules s’agissant des conflits armés. Les Conventions qu’ils ont rédigées ont été fondées sur l’atroce réalité de la guerre qui n’a pas changé en substance.

Cela explique pourquoi les Conventions de Genève et plus généralement le DIH font toujours la différence. Le droit est respecté. Nous ne nous en apercevons pas en lisant les journaux ou en regardant les informations, car il est dans la nature des médias de ne se faire l’écho que de situations anormales. Cela ne veut pas dire que des violations du droit ne sont jamais commises. Elles existent et lorsqu’elles sont commises, il faut y répondre. Mais il est absurde d’affirmer que le droit n’est absolument pas « adapté » car nous pouvons citer des exemples de conduites répréhensibles. Il arrive que des meurtres soient commis et qu’ils ne soient même pas punis mais fort peu de personnes remettraient en question les législations condamnant l’homicide. Pour reprendre les mots d’Hersch Lauterpacht, « les règles de la guerre ne sont pas en premier lieu des règles relatives aux détails techniques et aux artifices d’un jeu. Elles ont évolué ou ont été expressément édictées afin de protéger des victimes avérées ou potentielles de la guerre [traduction CICR] ». Pour le dire plus simplement, le DIH est important.

Comme le CICR l’a affirmé à plusieurs reprises : nous n’avons pas besoin de davantage de règles ou de règles différentes, mais de mieux respecter les règles existantes, ce qui est dans l’intérêt de tous les États. Cela ne veut pas dire qu’une application à la lettre des Conventions de Genève conduirait à un monde idéal. Le droit international humanitaire fixe des normes minimales. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait que le DIH exerce une influence positive sur les vies des personnes, qu’il est largement accepté et qu’il est aujourd’hui plus important que jamais.

Faire preuve d’esprit critique : appel à l’action pour le 75ème anniversaire des Conventions de Genève

Lorsqu’elle est formulée d’un point de vue académique, la critique courante selon laquelle le DIH n’est plus « adapté » peut paraitre anodine. Mais elle l’est beaucoup moins lorsqu’elle émane de parties à des conflits armés. L’affirmation selon laquelle le droit n’est pas « adapté », revient à dire que le droit ne s’applique pas à ces parties ; qu’elles n’ont pas besoin de respecter les règles qui ont été élaborées précisément pour la situation dans laquelle elles se trouvent ou que ces parties ont le droit d’agir d’une manière qui est contraire à leur propre humanité et au détriment de celle des autres.

Ces critiques sont insidieuses et comportent le risque d’atténuer l’efficacité du droit, en donnant la fausse impression à ceux qui donnent et qui suivent les ordres qu’il n’est pas nécessaire qu’ils respectent les règles de la guerre et en alimentant la rhétorique politique de ceux qui se trouvent dans des positions de pouvoir et qui considèrent qu’ils ne devraient pas se soumettre à des contraintes que leurs ennemis ne respectent pas. L’affirmation selon laquelle le droit est inefficace, qui est tout aussi néfaste, peut saper la volonté de ceux qui travaillent avec diligence à faire connaitre et à promouvoir le DIH et de ceux qui travaillent pour assurer que le droit est bien respecté.

La question que nous devons nous poser, en tant que citoyens du monde responsables, est la suivante : à qui profite un tel raisonnement ?

Certainement pas aux populations affectées par des conflits armés. Le DIH prévoit d’importantes protections pour les blessés et les malades, les prisonniers de guerre et les populations civiles. Il prévoit également des garanties pour ceux qui veulent apporter une aide humanitaire. Comme le CICR l’a déjà souligné, « le droit international humanitaire est un ensemble de règles juridiques (…) dont les axiomes de base, pour peu qu’ils soient appliqués de bonne foi et avec la volonté politique requise, continueront à servir leur but initial, qui est de réguler la conduite de la guerre et par ce biais d’atténuer les souffrances causées par la guerre ».

Il dépend de chacun de nous de faire preuve d’esprit critique face à ceux qui affirment que le DIH n’est pas adapté, pour quelque raison que ce soit, d’autant plus à l’occasion du 75ème anniversaire des Conventions de Genève qui sont les principaux traités relatifs aux DIH. Donc la prochaine fois que vous entendez ou lisez quelque part que le DIH n’est pas adapté, ou que les violations du DIH ne font pas partie des crimes internationaux les plus graves, posez-vous seulement cette question : à qui cela profite ?

Cet article a été initialement publié en anglais le 8 août 2024.

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