En tant que chercheur, et ardent défenseur du DIH, je suis souvent troublé par un certain discours sur les Conventions de Genève. Il se résume pour l’essentiel à ceci : « Le monde d’aujourd’hui n’est que violence et chaos. C’est bien beau de brandir vos brillants textes de droit, mais ceux-ci ont été élaborés à une époque où les conflits armés avaient un tout autre aspect qu’aujourd’hui. Sur les lignes de front, sans même parler d’en respecter les règles, les combattants savent-ils seulement qu’il existe un droit de la guerre ? »
Pour ma part, je refuse de céder à un tel scepticisme. Les conflits armés ne se limitent pas aux atrocités que rapportent quotidiennement les médias. Le DIH a un impact bien plus important et bien plus profond qui permet de préserver un espace d’humanité dans les conflits armés. Nous pouvons ainsi passer en revue trois affirmations à la lueur des faits collectés par le CICR.
« Le DIH est largement accepté et demeure plus que jamais pertinent »
Vrai.
Les quatre Conventions de Genève figurent parmi les très rares traités internationaux à avoir été ratifiés ou acceptés universellement. De nombreux États sont également parties à d’autres traités de DIH, tels que les Protocoles additionnels I et II, qui portent respectivement sur les conflits armés internationaux et non internationaux.
De plus, les principes fondamentaux et les règles essentielles du DIH appartiennent aussi au droit coutumier, en tant que « preuve d’une pratique générale acceptée comme étant le droit ». Il est important de relever qu’en droit coutumier, les éléments fondamentaux du DIH lient toutes les parties à un conflit armé, que ce conflit soit international ou non. C’est à cette conclusion qu’aboutit notre étude de 2005 sur le DIH coutumier, laquelle s’appuie sur un examen approfondi de la pratique dans le monde entier et sur des avis d’experts. La partie de cette étude consacrée à la pratique est régulièrement mise à jour dans la base de données du CICR sur le DIH coutumier.
En réalité, les règles et les principes fondamentaux du DIH sont rarement remis en cause. Les difficultés naissent plutôt de leur application et de leur interprétation. Par exemple, l’interdiction d’attaquer des civils n’est pratiquement jamais contestée, mais des questions se posent lorsqu’il s’agit d’établir qui est civil, de déterminer si des civils pris pour cible dans une situation donnée avaient perdu cette protection parce qu’ils participaient directement aux hostilités, ou encore de savoir si des pertes civiles ont été causées incidemment par une attaque contre un objectif miliaire et si elles sont licites eu égard aux dispositions du DIH.
Non seulement les règles des Conventions sont largement acceptées, mais, pour la plupart, elles ont prouvé qu’elles étaient encore adéquates aujourd’hui. Nous pouvons l’affirmer sereinement après le minutieux travail de mise à jour – article après article – des Commentaires initiaux du CICR des Conventions de Genève, publiés dans les années 1950 sous la direction générale de Jean Pictet. Fondés sur une analyse de l’application et de l’interprétation pratiques des Conventions depuis 1949, les nouveaux Commentaires de la Première et de la Deuxième Convention de Genève ont été respectivement publiés en 2016 et 2017. Le nouveau Commentaire de la Troisième Convention de Genève paraîtra, quant à lui, en 2020.
Le nouveau commentaire de l’article 3 commun, la disposition des Conventions qui régit les conflits armés de caractère non international, est d’une importance cruciale. À lui seul, cet article est souvent présenté comme une « mini-convention dans les Conventions ». Alors que le commentaire initial ne dépassait pas 25 pages, sa mise à jour en consacre quelque 200 à la pratique, à la jurisprudence et à la doctrine. Elle aborde des aspects en grande partie absents du commentaire initial, tels les conflits transfrontaliers et ceux débordant sur des territoires voisins, définit de façon détaillée des concepts fondamentaux comme le traitement humain ou l’interdiction de la torture et des traitements cruels et, contrairement à la première version, traite sans détour la douloureuse question des violences sexuelles. Dans la mesure où la très grande majorité des conflits armés actuels sont de caractère non international, l’article 3 commun et son commentaire mis à jour revêtent une importance capitale pour les guerres contemporaines.
« Le DIH améliore réellement la vie des personnes affectées par un conflit armé »
Vrai.
Bien qu’elles soient complexes à isoler et à vérifier, les relations factuelles entre respect du DIH et réduction des souffrances humaines sont toujours plus nombreuses. Par exemple, une étude récente du CICR sur le déplacement en période de conflit armé démontre que le respect du DIH est un moyen, parmi d’autres, de remédier aux causes de ce phénomène et qu’il contribue de façon décisive à soutenir l’action humanitaire et à prévenir les déplacements de personnes.
Il n’a jamais été aussi urgent d’analyser en quoi le DIH contribue à atténuer les conséquences des guerres. C’est là toute l’ambition d’une initiative lancée et dirigée par le CICR sous l’intitulé IHL Impact (l’impact du DIH). Destinée à générer un plus grand respect du droit, ces études de cas apportent des arguments pragmatiques sur la façon dont le DIH peut changer la vie des populations lors de conflits armés. En outre, elle réunit des données factuelles qui mettent en avant l’impact réel du DIH pendant les hostilités sur divers aspects sociaux, politiques et économiques, comme la sécurité humaine, le développement et les relations internationales.
La prochaine étude de cas s’intéressera aux liens entre le DIH, les personnes disparues et la réconciliation entre les parties au conflit. Elle entend démontrer tout l’intérêt que présente le respect du DIH pour les personnes disparues pendant et après les hostilités. Elle vise également à déterminer si le règlement de la question des personnes disparues a une incidence sur la réconciliation et la coexistence entre les anciens belligérants. C’est dans ce type de situations complexes que le cadre robuste et respecté du DIH peut être le plus décisif. Il nous faut dès lors redoubler d’efforts pour mettre en lumière ce lien de causalité.
« Le DIH est violé en permanence et n’est jamais respecté »
Faux.
Si les violations du DIH semblent monnaie courante et restent une réalité brutale pour beaucoup de femmes, d’enfants et d’hommes victimes de conflits armés dans le monde entier, il est inexact et dangereux d’en déduire que le DIH est constamment bafoué – et qu’il serait donc inutile.
Souscrire à cette contrevérité reviendrait à minimiser l’importance des décisions primordiales prises chaque jour par des individus qui font le choix du respect du DIH. Par exemple, au Soudan du Sud, un groupe armé non étatique s’est engagé à bannir les mines antipersonnel et, une fois au pouvoir, a poursuivi ses efforts pour que le pays adhère à la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel. En Somalie, la Mission de l’Union africaine a élaboré une nouvelle politique relative au tir indirect, insistant sur la nécessité de prendre toutes les précautions possibles lors d’une attaque et de restreindre l’usage de certaines armes dans les zones peuplées. Élaborée pour aider la Mission à remplir ses obligations au regard du DIH, cette politique s’est traduite par une réduction mesurable des préjudices subis par les populations civiles lors de ses opérations.
Ce ne sont là que deux exemples concrets parmi de nombreux autres qui ont été réunis à ce jour dans Le DIH en action, une collection d’études de cas présentant des situations réelles dans lesquelles le droit a été respecté. Ces études sont élaborées par le CICR et quatre partenaires académiques à partir d’informations publiques. Le but est de démontrer, en partant de cas concrets, que le respect du droit a impact réel sur la vie des milliers de personnes affectées par des conflits armés.
Comme le président du CICR, Peter Maurer, l’a déclaré dans un discours prononcé cette année : « Chaque jour, nous voyons le droit international humanitaire en action : lorsqu’une personne blessée a le droit de franchir un check point, lorsqu’un enfant sur une ligne de front reçoit de la nourriture ou une autre assistance humanitaire, lorsque les conditions de vie des détenus sont améliorées ou lorsqu’ils peuvent avoir des nouvelles de leurs familles ». Même après soixante-dix ans d’existence, les Conventions de Genève sont un rempart contre l’inacceptable et non un héritage du passé.
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