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Comment le droit international humanitaire a-t-il été élaboré ?

Un numéro de la Revue internationale de la Croix-Rouge paru dernièrement est consacré à l’examen d’une question apparemment simple : « Comment le droit international humanitaire évolue-t-il ? », en revenant sur l’histoire du droit international humanitaire (DIH), son état actuel et ses perspectives futures.

Dans cet épisode hebdomadaire du podcast Humanity in War qu’elle anime, Elisabeth Rushing examine ces questions avec le Dr. Cordula Droege, conseillère juridique principale et cheffe de la Division juridique du CICR et le Dr Eirini Giorgou, conseillère juridique de l’unité Armes et conduite des hostilités au CICR, spécialisée, entre autres, sur la question des armes explosives en zones peuplées.

Cordula, débutons cet entretien avec une question assez vaste qui introduira notre discussion. Selon vous, quelles ont été les principales étapes de l’élaboration du DIH et quel est leur apport dans notre monde d’aujourd’hui ?

Cordula : Oui, merci. Il s’agit en effet d’une vaste question car il est vrai que les lois de la guerre, le droit humanitaire, sont aussi anciens que les guerres, car il y a toujours eu des règles pour limiter la guerre, depuis des temps immémoriaux. Mais l’histoire du droit international humanitaire moderne, pour le résumer brièvement, est marquée par cinq étapes majeures. Puis peut-être également, par un nouveau tournant dans l’élaboration des traités.

La première étape fut l’adoption de la Première Convention de Genève de 1864, qui portait sur la protection des soldats blessés sur le champ de bataille. Elle était fondée sur le principe que tous les combattants méritent d’être traités avec humanité et de recevoir des soins médicaux, quel que soit le camp auquel ils appartiennent.

Les Conférences de la Paix de La Haye de 1907 qui avaient pour but de construire la paix, marquent la seconde étape. Mais si vous voulez, la question qui s’est posée en marge de ces conférences, ou qui était peut-être trop au cœur de ces dernières, était celle de la réglementation de la guerre. Ainsi, les Règlements de la Haye de 1907 sont toujours aussi importants aujourd’hui. Ils portent sur la manière de limiter les effets de la guerre, qu’ils s’agissent des conséquences sur les civils, les prisonniers de guerre ou encore dans les territoires occupés. Bien que ces règles restent très limitées, il n’en demeure pas moins qu’elles constituaient à l’époque un tournant majeur.

La troisième étape est, bien entendu, la Première Guerre mondiale. Et l’élément important à ce moment-là, pendant la Première Guerre mondiale, c’est qu’il y a eu entre huit et neuf millions de prisonniers de guerre et que le Comité international de la Croix-Rouge visitait ces prisonniers de guerre, constatait leur détresse et leur besoin d’être en contact avec leurs familles, de bénéficier d’une nourriture en quantité suffisante, d’un abri, etc., mais que le droit international ne réglementait pas cela. Aussi, à la fin de la guerre, le CICR proposa une convention internationale sur la protection des prisonniers de guerre. Déjà à l’époque, le CICR avait également été témoin de la situation catastrophique dans laquelle se trouvaient les civils, avait vu des villages détruits, des morts, des flux de réfugiés et il avait déjà alors tenté d’obtenir une protection pour les civils dans les conflits armés, sans y parvenir.

Vint ensuite la Seconde Guerre mondiale, son bilan humain, tant militaire que civil et les souffrances qu’elle a engendrées. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1949, les États se sont réunis et mirent à jour les premières Conventions de Genève, alors au nombre de deux. Il s’agissait donc d’actualiser les conventions relatives à la protection des combattants blessés et malades, sur terre comme sur mer, mais ils ont également actualisé la Convention sur les prisonniers de guerre. Plus important encore et il s’agit d’un tournant majeur, ils ont également adopté une Quatrième Convention de Genève sur la protection des personnes civiles en temps de guerre et un article commun à ces quatre Conventions de Genève pour réglementer les guerres civiles, ce qui n’avait jamais été fait jusque-là, car celles-ci étaient considérées comme relevant du droit interne.

D’un côté, dans les années 1940, avec la guerre civile espagnole mais également les autres guerres qui faisaient déjà rage à l’époque, on avait le sentiment que la guerre civile devait, elle aussi, être réglementée. Mais, bien entendu, tout comme pour la protection des civils, cela était très maîtrisé par les États, alors qu’à l’époque, le CICR avait également essayé de faire en sorte que les civils soient protégés de ce que l’on appelle la « conduite des hostilités », c’est-à-dire protégés des combats, des bombardements, des frappes aériennes, de la destruction de leurs villes, etc.

Mais, en 1949, les États n’étaient pas prêts à cela. Ils n’étaient pas prêts à s’auto-limiter et ont rejeté cette idée. Ce qui nous a amené, environ 30 ans plus tard, à la cinquième étape, que sont les Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1977, qui, d’une part et pour la première fois, définissent vraiment ce que l’on entend par « conduite des hostilités » et donc limitent les opérations militaires pour protéger les populations civiles de leurs conséquences et, d’autre part, par l’adoption d’un Deuxième Protocole additionnel, étendent la protection des personnes dans les conflits armés non internationaux, qui sont souvent appelés guerres civiles.

En 1977, dans cette nouvelle phase de l’élaboration des traités, de nombreuses insuffisances subsistaient encore. Le CICR et d’autres ont alors proposé une convention réglementant spécifiquement les armes, ce qui a donné lieu à l’adoption de la Convention sur les armes classiques de 1980 et de ses Protocoles. L’idée était d’élaborer une convention cadre, ce qui permettrait aux États d’ajouter des protocoles à mesure que des armes seraient mises au point, afin de limiter leurs effets et leur emploi, voire de les interdire. Par exemple, l’un de ces protocoles interdit l’emploi d’armes à laser aveuglantes.

Ainsi commence véritablement ce que nous appelons parfois le temps du désarmement humanitaire, qui s’éloignait d’une conception du désarmement centrée sur les relations internationales et la sécurité, telle qu’inspirée par le cadre relatif au désarmement nucléaire, pour considérer les armes et le désarmement du point de vue de leurs répercussions sur les populations. C’est dans ce cadre que fut adoptée la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel, que l’on nomme souvent la Convention d’Ottawa. Il y a aussi l’interdiction des armes à sous-munitions. Plus récemment, vous avez le traité qui restreint le commerce des armes, en particulier lorsqu’il existe un risque de violations des droits humains et du droit humanitaire et enfin, le dernier de cette liste, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Entré en vigueur en 2021, son aboutissement est aussi le résultat d’une réflexion humanitaire sur les conséquences des armes nucléaires.

Je m’arrêterai là. Et ce n’est que la partie conventionnelle de l’élaboration du DIH. Peut-être pourrons-nous revenir sur ce point par la suite, pour parler des autres moyens par lesquels le DIH s’est développé.

Vous lisez dans mes pensées, car c’est exactement sur cet aspect que j’aimerais poursuivre notre discussion. Comme vous l’avez très justement fait remarquer, vous avez surtout et à juste titre, cité les conventions et des traités juridiquement contraignants adoptés depuis 1864. Donc, si nous examinons la situation présente et que nous analysons les tendances des toutes dernières années, nous pouvons observer que certaines normes non-contraignantes sont apparues et que dans certains cas, elles sont devenues l’instrument privilégié des États pour aller de l’avant en termes de formation du droit international humanitaire. Pouvez-vous développer cet aspect en quelques mots ?

Cordula : Oui et pour introduire mon propos, je développerai peut-être trois aspects. Premièrement, je dirais qu’il faut toujours garder à l’esprit qu’il faut du temps pour faire progresser le droit international humanitaire. Comme je viens de le mentionner, vous savez, depuis la Première Guerre mondiale, le CICR a essayé de faire en sorte d’avoir un droit international qui protège les populations civiles. Et cela a pris beaucoup de temps, presque 70 ans, pour que cette protection soit réellement formalisée dans un traité.

Deuxièmement, bien que j’aie présenté, dans les grandes lignes, comment le DIH a été élaboré par la voie de traités, celui-ci se forme de bien différentes façons. L’une d’elles est ce que l’on appelle le droit international coutumier, qui est le droit que les États acceptent comme étant contraignant car il exprime une opinio juris qui est contraignante et qu’il existe une pratique des États à cet égard. Il est influencé par une multitude d’éléments. Il est influencé par la jurisprudence des juridictions nationales et internationales. Comme nous venons de le mentionner, il est influencé par la pratique des États. Et il est aussi influencé par des instruments non-contraignants par les recherches universitaires, etc…. Tous ces éléments combinés finissent par devenir des sources du droit international humanitaire et, parfois et sous certaines conditions, peuvent également être considérés, au fil du temps, comme contraignants.

Naturellement, on donne souvent l’exemple de la jurisprudence du tribunal pour l’ex-Yougoslavie ou des conflits armés internationaux, qui vient pallier de nombreuses insuffisances qui existaient déjà dans le droit conventionnel des conflits armés non internationaux, même sur des aspects fondamentaux tels que les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution, qui n’avaient pas été suffisamment précis et qui sont dorénavant acceptés comme relevant du droit coutumier, même dans les conflits armés non internationaux.

Peut-être peut-on aussi citer, comme exemple d’un instrument non-contraignant, le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés sur mer, publié en 1994 et qui est aussi un texte non-contraignant en soi, mais qui, en l’absence de règles très explicites et/ou de règles actualisées, est souvent considéré comme le texte de référence s’agissant du droit de la guerre maritime.

Cela dit, il y a aussi des normes qui ne sont pas contraignantes et qui le restent pour l’instant. On peut citer, par exemple, le Document de Montreux sur les entreprises militaires et de sécurité privées, qui comprend une partie sur les bonnes pratiques. Et il va de soi que les bonnes pratiques n’ont jamais eu pour vocation d’être assimilées à du droit contraignant. Elles ont été élaborées en tant que bonnes pratiques pour mettre en œuvre le droit. Vous avez, par exemple, les Principes directeurs de Paris relatifs aux enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés et les Engagements de Paris pour prévenir le recrutement et l’utilisation illicites d’enfants par des forces armées ou des groupes armés, qui sont également des textes non-contraignants mais qui ont été beaucoup utilisés dans des situations de conflit armé, afin d’orienter la pratique des États. Vous avez la Déclaration sur la sécurité dans les écoles, un engagement politique par lequel les États s’engagent à prévenir l’utilisation des écoles à des fins militaires, en allant un peu plus loin que ce qu’exige le droit en vigueur pour veiller à ce que les lieux d’éducation soient des lieux sûrs. Il y a enfin la Déclaration politique relative à l’utilisation d’armes explosives en zones peuplées qui a récemment été adoptée, en juin de l’année dernière et qui relève elle aussi de ces engagements politiques pris par les États.

Ces textes peuvent être très précieux car il s’agit souvent de documents ayant pour objectif de donner des orientations pratiques et de préciser quelles sont les obligations juridiques applicables, ou d’aider les États à mettre en œuvre leurs obligations juridiques ou même à aller au-delà, comme c’est le cas, comme je le disais, avec la Déclaration sur la sécurité dans les écoles. Il se peut que toutes les mesures pratiques ne deviennent pas, au bout d’un certain temps, des obligations ou des actions exigées par une obligation, mais ce peut parfois être le cas. À chaque fois, il s’agit de donner corps à des obligations ou à aider les États à mieux mettre en œuvre leurs obligations et générer ainsi un plus grand respect du droit international humanitaire, ou offrir une meilleure protection aux populations civiles.

Tournons-nous vers vous, Eirini, en gardant cet aspect à l’esprit. Cette tendance générale que l’on observe ces dernières décennies, à aller vers des normes non-contraignantes qui deviennent du droit, s’est naturellement accrue en même temps qu’une autre tendance : un contexte géopolitique dans lequel il est de plus en plus difficile de parvenir à des accords multilatéraux substantiels. Toutefois, malgré cet environnement assez pessimiste, vous avez contribué à un succès majeur, la Déclaration de Dublin relative à l’utilisation d’armes explosives en zones peuplées (EWIPA). Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette déclaration et décrire le chemin parcouru pour y parvenir, tant sur le plan du processus qu’en termes politiques ?

Eirini : Oui, bien sûr. Comme vous l’avez dit, la Déclaration est un événement marquant, tant sur le fond que dans son processus. Sur le fond, c’est le premier instrument par lequel les États s’engagent à limiter ou à éviter le recours à des armes explosives dans les zones peuplées, dont on peut s’attendre qu’elles causent des dommages aux civils. Et cela est, en soi, historique. Ce n’est pas tous les jours que les États acceptent d’auto-limiter leur emploi dans les conflits armés.

Cordula vient de rappeler combien de temps il a fallu pour que, au fil des ans, le DIH soit élaboré, s’agissant de la limitation des armes, sans parler du temps nécessaire pour que ces limitations ne soient pas seulement applicables à un ou deux types d’armes, mais à de plus larges catégories, telles les armes explosives. Pour le moment, la déclaration a été adoptée par 83 États de presque toutes les régions du monde, y compris les principales puissances militaires, ce qui constitue en soi, je dirais, une avancée incroyable. Bien entendu, il s’agit d’un instrument politique, pas d’un traité. Il ne vise pas à créer de nouvelles normes juridiques, ni à réinterpréter le droit. Il a pour but de favoriser le respect du DIH et de renforcer la protection des populations civiles par le biais d’engagements politiques et de mesures pratiques.

Le chemin parcouru pour parvenir à ce résultat fut long. J’ai eu le privilège de prendre part à ce processus diplomatique qui, à compter de son lancement officiel aura duré presque trois ans. C’est souvent le cas dans la diplomatie multilatérale. Les choses prennent du temps et comme vous pouvez l’imaginer, au début, ce n’était pas du tout un sujet simple. Nombre d’États étaient réticents à se lier les mains et à adopter des restrictions et des limitations relatives à l’emploi des armes qui composent la plus large de leur arsenal militaire. Je dois admettre que lorsque j’ai commencé à travailler sur ce dossier, il y a cinq ans, il était très difficile d’imaginer atteindre un tel résultat aujourd’hui – un texte solide, avec le vif soutien de plus 80 États.

Avec le recul, je pense qu’un certain nombre d’éléments ont contribué au succès de ce processus et il est très utile d’effectuer cet exercice en pensant à d’autres processus qui pourraient être mis en place dans le futur, dans d’autres domaines du DIH. Si je devais identifier plusieurs éléments qui ont permis d’aller au bout de ce processus, je dirais que le premier d’entre eux est l’existence d’un groupe d’acteurs engagés et déterminés, ayant le même objectif, des États, des organisations issues de la société civile, des organisations internationales et bien entendu le CICR, qui était au cœur de ce processus et ces acteurs ont été dévoués à cette cause, ils étaient prêts à la soutenir, à conserver l’élan nécessaire, à faire avancer les choses et à maintenir la barre haute au fil des discussions.

Par ailleurs, le leadership exemplaire de l’Irlande, qui a mené ces négociations pendant trois années dans le cadre d’un processus ouvert, transparent et consensuel, a également été essentiel, je pense, en particulier pour que des États particulièrement influents, très sceptiques à l’égard de ce projet, participent au processus. Il faut aussi prendre en compte le caractère informel des négociations, lesquelles étaient appelées consultations, alors qu’il s’agissait quasiment de négociations. Cela a aussi été propice à une plus grande souplesse des États et a favorisé un plus grand compromis.

Le CICR a participé à ce processus dès le tout début. Je pense que nous avons joué un rôle fondamental, pas juste en apportant notre expertise humanitaire et juridique, notre expérience dans le cadre de combats en zone urbaine et de leurs conséquences, mais également en conservant un haut niveau d’exigence s’agissant des engagements des États. Tout au long du processus, nous avons appelé les Etats à s’engager pour éviter d’utiliser des armes explosives lourdes en zones peuplées. Et nous avons atteint un résultat étonnamment proche de notre objectif.

Peut-être pour citer un dernier élément – comme cela peut arriver, des éléments extérieurs peuvent parfois influer grandement sur ce type de processus. Dans ce cas, nous avons constaté que le conflit armé international entre la Russie et l’Ukraine, qui a été fortement médiatisé, a véritablement porté à l’attention de la communauté internationale, y compris des États, la question des souffrances des civils, victimes de tirs d’artillerie lourdes et de bombardements répétés. Je dirais que ce conflit a indubitablement constitué un élément clé pour beaucoup d’États en les encourageant à adopter la déclaration, car ils ont vraiment compris pourquoi elle était importante. Ils ont vu l’ampleur du problème, que nous et d’autres, avions bien entendu déjà constaté dans d’autres régions du monde, du Moyen-Orient à l’Afghanistan, en Somalie et ailleurs.

Donc, je dirais que des enseignements ont manifestement été tirés de ce processus et de sa réussite incontestable, un résultat qu’il serait nécessaire de reproduire dans d’autres processus à l’avenir.

Merci, Eirini, pour ce récapitulatif et également pour le dur travail accompli ces trois dernières années pour parvenir à la déclaration de Dublin. Et encore félicitations pour avoir pris part à cette avancée très importante.

Sans aller trop loin, puisque vous venez d’expliquer la recette du succès, il y a certainement quelques leçons concrètes à tirer de ce processus. Cordula, en gardant à l’esprit la réussite du processus ayant conduit à la déclaration de Dublin et ce qu’Eirini vient juste d’expliquer, revenons sur quelques autres grands enjeux pour le droit international humanitaire dans les conflits armés contemporains. Identifiez-vous d’autres questions ou d’autres domaines du droit qui pourraient bénéficier de quelques-uns des enseignements tirés du processus de Dublin sur les armes explosives en zones peuplées ?

Cordula : Oui. Et en guise d’introduction, laissez-moi peut-être dire quelques mots sur la manière dont nous envisageons l’évolution du droit et sur le point de savoir si le droit devrait évoluer. Je pense que ce qu’il est important de dire ici, c’est que nous partons toujours d’un problème ou d’une préoccupation humanitaires. Y-a-t-il un problème humanitaire, qu’il s’agisse d’un problème / d’une question que nous constatons dans le cadre de nos opérations et que nous estimons nécessaire d’aborder, soit qu’il s’agisse d’un problème / question qui pourrait émerger dans le futur ? Et dans l’affirmative, le droit international humanitaire en vigueur permet-t-il d’y répondre ?

Soit on peut répondre à cette question directement et sans détour, soit il faut passer par l’interprétation du droit existant. S’il s’avère que le droit est insuffisant, s’il existe des failles, si on commence à se demander si le droit devrait être révisé, alors c’est qu’il est temps. Et d’ailleurs, conformément aux Statuts du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, le CICR a en effet pour mandat de préparer les développements éventuels du droit international humanitaire.

Ici, on part du principe que le droit international humanitaire évoluera toujours. Toutefois, cela ne suffit pas. Il faut alors se poser la question de savoir ce qui est faisable et de ce que l’on peut faire. Parfois, peut-être nous devrions préciser le droit et être en mesure de renforcer davantage la protection qu’il accorde aux populations contre certaines armes, certains comportements. Il peut arriver que nous estimions qu’il est nécessaire de renforcer le droit, mais qu’il est peu probable d’y parvenir, ou même que cela pourrait conduire à un recul de la protection telle qu’elle est prévue dans le droit en vigueur. Alors, nous nous demandons également s’il existe d’autres voies à suivre et parfois aussi, nous nous disons que des engagements politiques, des bonnes pratiques, ou des documents de ce type, pourraient en réalité faire avancer les discussions, à défaut de développer le droit.

Parfois, on peut penser que le risque humanitaire est si grave que le droit en vigueur est insuffisant, soit parce qu’il y a clairement des lacunes, soit parce qu’il n’y a pas d’interdiction, ou pas de limitations, soit encore que les États interprètent le droit de manière si peu claire que celui-ci n’est plus assez protecteur. Ce fut notre avis, par exemple, s’agissant des armes nucléaires. Nous avons considéré que le problème humanitaire était d’une telle ampleur qu’il nécessitait l’adoption d’un traité interdisant les armes nucléaires. Le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans sa globalité en était convaincu et c’est pourquoi nous avons travaillé dans ce sens.

Aujourd’hui, l’un des domaines où nous considérons qu’un nouveau traité est nécessaire pour limiter le développement d’une nouvelle technologie est celui des systèmes d’armes autonomes, un domaine dans lequel le droit est trop peu explicite pour accorder une protection suffisante. Bien qu’à l’évidence, cette protection existe et que le droit limite déjà les systèmes d’armes autonomes, le droit ne répond pas à toutes les questions d’ordre social et éthique que soulèvent ces nouvelles technologies.

Lorsque l’on examine certaines questions telles que les systèmes d’armes autonomes, je dirais que la Déclaration EWIPA, de mon point de vue, a permis de tirer plusieurs leçons importantes. J’en mentionnerai peut-être trois. La première est que même en l’absence d’un traité, il est possible de faire véritablement avancer les choses. Lorsque la méthode joue un rôle, qu’une déclaration politique peut permettre d’amener un sujet sur la table, qu’une déclaration politique telle que la Déclaration EWIPA, renverse profondément la charge de la preuve et met en place un processus dans lequel les forces armées et les États doivent justifier la manière dont ils mènent des opérations militaires – pas d’un point de vue juridique bien entendu, car encore une fois, nous nous situons dans la sphère politique, mais de rendre des comptes de ce qui se produit dans les combats urbains, dans ces cas-là, cela peut être très, très important.

Deuxièmement, je pense que la Déclaration EWIPA nous a appris qu’il était possible d’avoir des mots très forts et très justes, parfois plus forts que ce que les gens pensent possible. Il faut juste travailler dans ce sens, plaider, défendre notre position et apporter la preuve de ce que l’on dit afin de convaincre et d’influencer.

Troisièmement, qu’il s’agisse d’un traité ou d’une déclaration, je pense qu’une leçon importante à retenir est que cela reste malgré tout une première étape et que le travail commence véritablement lorsqu’il faut susciter une large adhésion. La déclaration EWIPA a rassemblé 80 signataires, ce qui est énorme, mais bien entendu, nous en voulons encore davantage. Nous voulons que cette déclaration ait encore plus de poids. Donc, nous cherchons à susciter une plus grande adhésion et deuxièmement, nous travaillons à sa mise en œuvre concrète.

Et c’est vraiment là que le bât blesse et il nous faut véritablement travailler très, très dur pour maintenir la dynamique nécessaire, pour avoir des discussions concrètes, au niveau des ministères de la Défense ou des politiques, dans les formations des forces armées. Je pense que c’est aussi un aspect que nous devons garder à l’esprit – il y a le développement du droit, puis il faut déjà avoir à l’esprit sa mise en œuvre.

Pour revenir à vous, Eirini, j’ai deux dernières questions à vous poser. Premièrement, dans cette discussion, nous avons largement mentionné les normes juridiquement contraignantes et les normes qui relèveraient du « soft law », faute d’une meilleure description. Quelle est vraiment la différence entre le droit et les politiques dans notre objectif de réduire les conséquences néfastes des conflits armés sur le terrain ?

Puis, une seconde question, en lien avec ce que Cordula vient d’expliquer, si nous examinons la mise en œuvre de ces normes et principes qui ont été récemment élaborés à propos des armes explosives en zones peuplées, quelles sont les prochaines étapes pour aller de l’avant, et amener les États à signer la Déclaration de Dublin et mettre en œuvre ses dispositions ?

Eirini : La différence entre le droit et les politiques a fait l’objet de débats houleux. Il y a eu de nombreuses discussions lors des négociations de la Déclaration EWIPA, pour savoir si les États devraient uniquement s’engager à limiter l’emploi d’armes explosives lorsque le DIH l’exige– autrement dit si cela était une obligation juridique existant déjà, ou s’ils devraient s’engager à limiter davantage encore l’emploi de ces armes sur un plan politique, même dans les cas où leur emploi pouvait apparaître licite a priori.

A mon sens je dirais, qu’au moins jusqu’à un certain point, ce dilemme entre droit et politiques a quelque chose d’artificiel s’agissant de la Déclaration sur les armes explosives. Cela reviendrait à ignorer le simple fait qu’un engagement politique pour éviter, limiter ou s’abstenir d’employer des armes explosives en zones peuplées permettra, en substance, de faciliter le respect du droit. Cela tient au fait que bien souvent, le DIH, s’il est bien interprété, interdira l’emploi d’armes explosives lourdes en zones peuplées. Puis, certains États ont affirmé qu’ils n’emploieront d’armes explosives en zones peuplées que de manière licite lorsque le DIH le permet. Ceux-ci n’ont toutefois pas réussi à préciser la manière dont ils interprètent et mettent en œuvre le droit à propos de ces armes. Affirmer que ces armes seront employées de manière licite n’est pas très éloigné de l’objectif visant à garantir que les civils seront protégés et que le droit sera respecté lorsqu’il n’est pas assez détaillé.

Il est fondamental de se conformer au DIH et il ne fait aucun doute qu’il est nécessaire de le renforcer, en particulier lorsque les hostilités se déroulent dans des environnements difficiles, comme les villes ou d’autres zones peuplées. Mais la question qui se pose ici est de savoir ce que signifie en pratique le renforcement du respect du DIH. Les militaires mettent souvent en œuvre le droit par l’adoption de règles d’engagement qui précisent le sens des obligations juridiques. Elles traduisent en des mesures concrètes et pratiques des obligations juridiques. Il peut s’agir de règles d’engagement, de directives tactiques et d’autres doctrines militaires. Et ces règles sont, bien entendu, contraignantes pour ceux à qui elles s’adressent, les commandants et les forces armées, de même que le personnel. Nous voyons plein de situations dans lesquelles nous constatons de graves préjudices causés à la population civile en raison d’attaques qui paraissent licites. Ceci ne vise en aucun cas à sous-estimer l’importance du droit, mais permet plutôt de montrer que le droit n’est pas toujours nécessairement la seule et ultime réponse. Et c’est pourquoi je pense que ce dilemme entre le droit et les politiques est artificiel. Et que, dans un cas comme celui-ci, une politique peut en réalité aider à mettre en œuvre le droit.

Pour répondre à votre dernière question, il va de soi qu’après l’adoption de la déclaration sur les armes explosives, notre travail ne s’arrête pas là. La priorité, comme l’a dit Cordula, est maintenant d’universaliser cette déclaration et d’assurer sa mise en œuvre pleine et entière.

Plusieurs raisons expliquent pourquoi les États devraient soutenir cette déclaration, qu’ils participent directement ou non à des guerres en ville. La première tombe plutôt sous le sens : l’urbanisation de la guerre est un phénomène mondial mais les conséquences de l’urbanisation de la guerre sont tout aussi mondiales. Il suffit de penser aux personnes déplacées en raison d’un conflit armé, souvent au-delà des frontières, ou aux effets domino de la rupture des services essentiels en raison des bombardements et des tirs d’artillerie lourde, telles que les conséquences sur la sécurité alimentaire, on voit que cela va bien au-delà des frontières nationales. Les effets de l’emploi d’armes explosives lourdes en zones peuplées ne sont vraiment pas circonscrits au territoire visé en premier lieu. Les répercussions sont ressenties dans le monde entier.

Deuxièmement, tous les États ont non seulement intérêt, mais ils ont aussi le devoir, de renforcer le respect du DIH et donc la protection des civils. Et c’est précisément le but de cette déclaration.

Et troisièmement, ce que la déclaration a réellement permis de faire, c’est de créer une norme internationale de comportement. Plus les États soutiennent la déclaration, plus les normes sont robustes et mieux le DIH sera respecté, le tout dans le but, bien sûr, d’améliorer le sort des populations civiles dans le monde entier.

S’agissant de la mise en œuvre, la déclaration prévoit un mécanisme pour suivre sa mise en œuvre. La première réunion relative à ce mécanisme se tiendra en 2024, à Oslo, mais les États ont déjà commencé à travailler pour examiner leurs politiques et pratiques existant déjà afin de les adapter, ou au moins, de repérer des lacunes et de voir ce qu’il serait nécessaire de modifier pour que celles-ci soient conformes aux engagements qu’ils ont pris dans la déclaration politique. L’an dernier, nous avons publié un rapport d’étape sur les armes explosives en zones peuplées avec des recommandations pratiques détaillées à l’intention des autorités politiques et des forces armées, sur des mesures qu’elles devraient prendre pour mettre en œuvre ce que nous appelons une « politique d’évitement ». Ces mesures leur permettront d’éviter d’utiliser des armes explosives lourdes en zones peuplées. Ces recommandations peuvent être très utiles aux États pour mettre en œuvre la déclaration politique par laquelle ils se sont engagés à éviter d’employer des armes explosives en zones peuplées ou à en limiter leur emploi. Aussi, comme nous l’avons fait depuis tant d’années, nous allons maintenant poursuivre le dialogue bilatéral et confidentiel que nous entretenons avec les États et leurs forces armées, afin d’identifier de bonnes pratiques pour renforcer la protection des civils dans les guerres en ville contre l’emploi d’armes explosives, y compris des moyens et des mesures qui, combinés, permettront aux États d’éviter d’employer des armes explosives lourdes en zones peuplées. Cela fait plus de dix ans que nous appelons les États et les groupes armés non étatiques et nous continuerons de lancer cet appel à toutes les parties à des conflits armés.

Cet article a été initialement publié en anglais le 13 avril 2023.

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