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Pourquoi le CICR est-il préoccupé par la diffusion d’« informations préjudiciables » dans les conflits ?

Action humanitaire / Droit et conflits / Nouvelles technologies 14 minutes de lecture

Pourquoi le CICR est-il préoccupé par la diffusion d’« informations préjudiciables » dans les conflits ?

Dans les conflits armés et autres situations de violence, l’accès rapide à des informations fiables peut sauver des vies. Les personnes affectées doivent savoir où sont les dangers et les menaces, comment et où trouver de l’aide et comment se protéger et accéder aux services essentiels. Parallèlement, la gestion de l’information dans les conflits s’invite désormais sur le front numérique, où les informations préjudiciables ont une portée inédite et peuvent se propager à une échelle et une vitesse sans précédent. L’espace de l’information se retrouve truffé de propos qui déforment les réalités, qui déterminent où les personnes choisissent de se mettre à l’abri ou comment elles assurent leur sécurité, qui entravent les opérations humanitaires ou qui influencent les comportements en alimentant la polarisation et les discours de haine ou en provoquant, voire en encourageant, la violence à l’encontre des populations civiles.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) craint que la diffusion d’informations trompeuses ou de discours de haine compromette la protection et la sécurité des personnes affectées par un conflit armé ou d’autres situations de violence. Le CICR met en avant les conséquences préjudiciables que pourrait entrainer la distorsion de l’information ou l’absence d’informations fiables. Dans cet article, Joelle Rizk, conseillère du CICR sur les menaces numériques, met en exergue quatre menaces liées à la diffusion d’informations préjudiciables dans les situations de conflit armé et présente l’approche du CICR visant à répondre aux conséquences néfastes de ce phénomène sur les populations.

 

Il n’y a pas que les balles et les roquettes qui font des dégâts en temps de guerre. Qu’elle soit absente ou manipulée, l’information fait partie intégrante du théâtre des opérations et peut avoir de graves conséquences pour les personnes affectées. La diffusion d’informations qui provoquent ou accentuent des comportements néfastes peut causer des victimes civiles, des déplacements, des traumatismes et des blessés. Certains de ces comportements peuvent constituer une violation du droit international humanitaire (DIH) et des droits de l’homme.

Dans les situations de conflit armé ou de violence, la diffusion d’informations trompeuses ou de propos haineux peut compromettre la protection et la sécurité des personnes, en particulier des enfants, des réfugiés, des personnes déplacées, des minorités et des victimes d’actes de violence. Les conséquences sur la population sont fortement préoccupantes sur le plan humanitaire. Les informations préjudiciables peuvent accroître la vulnérabilité des personnes et les exposer davantage au danger dans les situations de conflit armé ou de violence. Ces effets viennent s’ajouter à d’autres conséquences, telles que les pertes en vies humaines, les blessures et la destruction de biens qui sont directement causées par les combats et la violence.

Pour remédier à ces conséquences en employant des moyens adaptés aux situations de conflit armé et de violence, il est important de comprendre quatre menaces préoccupantes liées à la diffusion d’informations préjudiciables :

  1. De graves conséquences humanitaires sur la population. Les informations préjudiciables peuvent nuire au bien-être physique, psychique, économique et social des personnes. Celles-ci peuvent se voir privées ou détournées d’informations ou de services de première nécessité ou être amenées à prendre des décisions qui augmentent le risque de subir des atteintes physiques. Certaines personnes peuvent devenir la cible d’actes de violence, de harcèlement, de diffamation et/ou d’intimidation. Elles peuvent se retrouver isolées ou faire l’objet de discriminations et d’actes déshumanisants portant atteinte à leur dignité.
  2. Alimenter la haine, la violence et le conflit. En se propageant, les informations préjudiciables peuvent alimenter la haine et la polarisation du conflit, provoquer des troubles et encourager la violence. En temps de guerre, les propos belliqueux et les discours de haine diminuent la protection et la résilience des populations et peuvent attiser les tensions ou empêcher toute opportunité de résoudre le conflit, de rétablir la paix et de parvenir à la réconciliation.
  3. Porter atteinte au respect du DIH et d’autres cadres juridiques. Outre les propos ou les opérations d’information illicites, la diffusion d’informations préjudiciables peut entraîner des violations du droit international. Les informations préjudiciables peuvent influencer le comportement des porteurs d’armes – par exemple, en attisant la violence envers l’adversaire ou en le déshumanisant – et diminuer la probabilité qu’ils se conforment au DIH et à d’autres cadres juridiques. Si aucune garantie appropriée n’est mise en place, certaines mesures visant à limiter la diffusion de l’information peuvent en réalité causer un préjudice supplémentaire, en portant atteinte à des droits individuels tels que le droit à la liberté d’expression.
  4. Remettre en cause la confiance envers les travailleurs humanitaires, leur acceptation et leur sécurité. La diffusion d’informations fausses ou manipulées sur les organisations humanitaires, leur personnel et leurs volontaires, ou sur leur mandat et leurs principes, érode la confiance des populations envers leurs activités et leurs motivations, en particulier concernant leur neutralité et leur indépendance. Les campagnes d’information qui prennent une organisation pour cible peuvent également entrainer des réactions en chaîne et compromettre la mise en œuvre d’une action humanitaire fondée sur des principes par d’autres acteurs. Cela peut également conduire à des menaces et des attaques à l’encontre de travailleurs humanitaires, en ligne et sur le terrain.

C’est pourquoi le CICR considère que les informations diffusées qui sont susceptibles de causer des blessés, des déplacements et des souffrances, ou qui pourraient porter atteinte au respect du droit international humanitaire, sont des « informations préjudiciables ». Le CICR estime que ce type d’information est une source de préoccupation majeure dans les conflits et que le risque que cela ait un impact et des conséquences humanitaires est élevé. Dans les conflits armés, l’accès à des informations fiables au moment opportun peut faire la différence entre la vie et la mort. Bien qu’il n’existe pas de définition internationalement reconnue de ce concept, le CICR emploie l’expression « informations préjudiciables » pour définir tous les types d’information susceptibles de causer un préjudice physique, psychologique, économique ou social.

Les informations préjudiciables comprennent la mésinformation (une fausse information diffusée involontairement par des personnes qui la croient véridique), la désinformation (une fausse information diffusée intentionnellement dans le but de nuire ou d’obtenir un gain économique) et la malinformation (une information véridique, diffusée intentionnellement pour obtenir un avantage tactique ou à des fins malveillantes). Selon cette définition, les discours de haine et les propos haineux qui ne sont pas forcément illicites mais qui sont susceptibles de nuire, sont également considérés comme des informations préjudiciables. Ce terme permet de mettre en exergue le risque de porter préjudice ; à ce titre, il inclut les discours belliqueux, ceux qui portent atteinte au respect de cadres internationaux protecteurs, ou encore les discours qui prennent pour cible des personnes protégées par le droit international.

Pourquoi le CICR met-il l’accent sur la notion de préjudice ?

Dans son approche de la question, le CICR met en avant le risque de préjudice plutôt que la définition technique des différents types d’information et de discours qui peuvent (ou non) être interdits.

  • Dans les situations de tension, de polarisation et de division liées à la violence et aux conflits, il arrive souvent que ce qui relève de la désinformation pour certains, relève de la conviction pour d’autres. Dès lors, les informations préjudiciables sont à la fois un moteur et un symptôme des conflits. Elles sont liées à des considérations ou à des objectifs politiques. La désinformation s’appuie sur des biais cognitifs et émotionnels. Dans les conflits armés et autres situations de violence, les revendications, les visions du monde et les convictions des personnes demeurent un aspect essentiel de leur identité et de leur dignité et jouent un rôle déterminant dans leurs décisions et leur comportement.
  • La politisation de la question de la désinformation et la manipulation de l’information placent les organisations humanitaires au cœur de jeux politiques et de luttes de pouvoir. Les décisions politiques visant à « lutter contre » le problème et à y « remédier » peuvent en réalité conduire à exacerber la polarisation et les divisions, renforçant potentiellement des convictions et des opinions dangereuses au lieu de les prévenir et de réduire leur influence. De même et malgré leur pertinence et leur légitimité, les démarches visant à « mobiliser l’ensemble de la société » défendues par les gouvernements et d’autres acteurs ayant des motivations politiques peuvent exercer une pression supplémentaire sur la société civile et les acteurs humanitaires pour qu’ils mettent en œuvre des politiques et des stratégies dictées par l’État. Cela pourrait mettre en péril leur indépendance et les empêcher de contribuer efficacement à résoudre le problème.
  • Les discours tenus sont réglementés par le droit international, sans que cela ne soit nécessairement fondé sur la véracité de l’information. Bien que le droit international humanitaire ne définisse pas les « informations préjudiciables», il régit l’utilisation de l’information par les parties au conflit et protège la vie et la dignité des personnes affectées. Parallèlement, les « informations préjudiciables » ne sont pas toujours illicites. Qu’il s’agisse de propagande, d’opérations d’information ou d’autres formes de diffusion d’informations visant à tromper l’adversaire ou à influencer les populations, ces activités ne sont pas forcément interdites en elles-mêmes, que l’on soit en présence d’un type de désinformation visant à soutenir des opérations militaires ou à atteindre des objectifs stratégiques. Cela étant, le DIH fixe des limites claires aux opérations d’information dans les conflits armés. Certaines de ces limites concernent les opérations d’information qui encouragent des formes de violence illicites, la diffusion d’informations concernant le recrutement d’enfants, la publication d’images de prisonniers de guerre, le fait de répandre intentionnellement la peur et la terreur, ou de faire obstacle et de nuire aux opérations humanitaires.

Mettre l’accent sur la notion de préjudice subi plutôt que sur la véracité ou la définition terminologique de l’information permet de développer des approches qui intègrent et incluent davantage les différentes menaces qui se posent. Une approche spécifiquement adaptée aux conflits reflète les réalités complexes et la vulnérabilité des personnes affectées par la guerre et la violence, ainsi que leur besoin d’accéder à des informations fiables et de préserver leurs droits fondamentaux. En tentant de limiter les conséquences des informations préjudiciables, il est important que les États, les acteurs de la société civile et les organisations humanitaires s’assurent de la résilience des personnes et de leur capacité à se protéger – par la maîtrise de la culture numérique et médiatique, la promotion de la pensée critique et d’approches contextualisées qui tiennent compte des revendications, des convictions et d’autres biais psychologiques et émotionnels.

En outre, le fait de mettre l’accent sur la prévention et l’atténuation des effets néfastes permet à toutes les parties prenantes de promouvoir l’interaction avec les populations auxquelles elles viennent en aide et d’améliorer la connectivité et l’accès à des informations fiables, tout en évitant les risques d’instrumentalisation politique. Les États, les plateformes de réseaux sociaux, les médias et les journalistes, les acteurs de la société civile et les organisations humanitaires ont tous des rôles différents mais complémentaires à jouer pour fournir, promouvoir et diffuser des informations factuelles, fiables et nécessaires pour assurer la sécurité et la dignité des personnes en période de crise. Il s’agit notamment d’encourager des politiques qui permettent de faciliter et de renforcer la connectivité plutôt que celles qui sont contre-productives et qui prônent une coupure ou un ralentissement de l’accès à Internet, ou des restrictions sur d’autres moyens de s’informer et de communiquer.

Enfin, les périodes de guerre et d’instabilité engendrent souvent une recrudescence d’informations et de déclarations publiques – voire officielles – qui peuvent porter atteinte au respect du DIH ou d’autres cadres juridiques protégeant les droits individuels. Dans les situations dans lesquelles les sentiments négatifs et la violence sont exacerbés, l’espace de l’information peut favoriser indirectement la commission d’actes illicites à l’encontre de personnes et compromettre leur dignité, remettre en question la capacité des États à garantir le respect du DIH par les belligérants, entraver l’action humanitaire ou porter atteinte aux droits de l’homme. Comprendre comment les atteintes physiques, psychologiques et le préjudice social se matérialisent dans l’espace de l’information peut permettre de mieux appréhender les menaces qui pèsent sur la sécurité et la dignité des personnes affectées par un conflit et de favoriser le dialogue et les actions de plaidoyer qui peuvent prévenir leurs conséquences sur les personnes et la société ou y remédier.

Toutes les parties prenantes concernées, notamment les États, le secteur privé (y compris les entreprises de la technologie), la société civile et les organisations humanitaires, doivent respecter les obligations ou la responsabilité qui leur incombent et élaborer des stratégies qui permettent de lutter efficacement contre la diffusion d’informations préjudiciables, d’améliorer l’accès des personnes à des informations fiables et d’atténuer les effets négatifs des informations préjudiciables sur la sécurité et la dignité des populations concernées et sur l’action humanitaire fondée sur des principes.

Cet article a été initialement publié en anglais le 10 septembre 2024.

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