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Le DIH et les obstacles à la sécurité alimentaire dans les conflits armés

Action humanitaire / Droit et conflits / Générer le respect du DIH / Le DIH au lendemain des conflits 15 minutes de lecture

Le DIH et les obstacles à la sécurité alimentaire dans les conflits armés

Adré. Une grand-mère et ses petits-enfants survivent grâce à la nourriture offerte par leurs voisins et par la population locale. Adré. A grandmother and her grandchildren survive on food donated by their neighbours and the local population.

L’insécurité alimentaire demeure une question centrale dans les conflits armés contemporains et est accentuée par les conflits, les crises économiques et le changement climatique, dont les effets se cumulent et se renforcent mutuellement. Dans ce contexte, l’édition 2024 du Rapport sur les défis posés au DIH publié par le CICR rappelle en quoi respecter le vaste ensemble de règles du droit international humanitaire (DIH) peut contribuer à prévenir les crises alimentaires aiguës. Il met aussi exergue un certain nombre d’obstacles contemporains qui remettent en cause le respect du DIH en pratique.

Dans cet article, Matt Pollard, conseiller juridique au CICR, rappelle les principales protections conférées par le DIH, en particulier l’interdiction d’utiliser la famine comme méthode de guerre. Il souligne l’importance de disposer d’un éventail beaucoup plus large de règles pour protéger l’accès des populations civiles à des ressources vitales telles que la nourriture et l’eau, et explique pourquoi il est indispensable d’éviter des interprétations trop restrictives de ces règles du DIH pour réduire l’insécurité alimentaire en période de conflit armé et limiter ses effets dévastateurs à long terme.

L’insécurité alimentaire aiguë a touché environ 282 millions de personnes dans le monde en 2023. Elle est due aux conflits armés, à des conditions météorologiques extrêmes, des crises économiques et des perturbations dans les échanges commerciaux, dont les conséquences se renforcent réciproquement. Les conflits et l’insécurité ont été la première cause de la faim pour 135 millions de personnes et un facteur aggravant pour des millions d’autres.

Trop souvent, les États prennent des mesures pour faire face aux conséquences d’un conflit sur la sécurité alimentaire qu’une fois que la situation a évolué vers une crise alimentaire aiguë, et en sont réduits à se concentrer sur la question de l’accès de l’aide humanitaire. Or, en respectant l’ensemble des règles relatives au DIH mentionnées ci-après dès le début du conflit, il est possible d’éviter que des situations ne se transforment en crises alimentaires aiguës.

L’interdiction d’utiliser la famine comme méthode de guerre

Le DIH interdit d’utiliser la famine comme méthode de guerre. On entend par « famine » la privation de nourriture, d’eau ou d’autres biens indispensables à la survie. Il n’est pas nécessaire que cette privation soit grave au point d’entraîner la mort ; il suffit qu’elle engendre des souffrances.

Utiliser la famine comme méthode de guerre signifie la provoquer délibérément, par exemple en privant la population de nourriture et d’eau pendant un siège, ou encore en détruisant les réserves de denrées alimentaires et d’eau ainsi que les moyens de les produire et de les acheminer, afin de priver un adversaire de sa valeur de subsistance.  Il n’est pas nécessaire d’attendre que les populations civiles soient réellement affamées pour constater qu’une partie utilise la famine comme méthode de guerre.

L’interdiction s’applique au fait d’affamer une population civile, et non des forces armées. Toutefois, cela ne signifie pas que l’interdiction ne s’applique qu’aux actes commis dans le but précis d’affamer des civils. Il est également interdit, au minimum, d’employer sans discrimination la famine comme méthode de guerre, c’est-à-dire si la privation de nourriture et d’eau ou d’autres biens indispensables à la survie ne vise pas ou ne peut pas viser exclusivement les forces armées. Par exemple, une partie assiégeante ne peut pas justifier le fait d’affamer massivement et délibérément une population civile en affirmant que son objectif est uniquement d’affamer les combattants ennemis qui se trouvent également dans la zone concernée. En outre, tant la partie assiégeante que la partie assiégée doivent permettre aux civils de quitter la zone et sont tenues de continuer à respecter les règles du DIH relatives aux secours humanitaires et à la conduite des hostilités, y compris à l’égard des civils qui restent sur place.

Rien, dans le sens ordinaire du libellé de l’interdiction, n’indique que celle-ci soit supposée autoriser l’utilisation sans discrimination de la famine comme méthode de guerre. De plus, cette interprétation ne serait pas conforme au but exprimé dans la règle connexe relative aux « biens indispensables » qui est énoncée aux par. 2 et 3 de l’article 54 du Protocole additionnel I examiné ci-après. Premièrement, le par. 2 de l’article 54 donne expressément la précision suivante : « en vue d’en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la Partie adverse » [nous soulignons].

Deuxièmement, l’exception prévue au par. 3 lettre b) de l’article 54, à savoir les cas où des biens sont utilisés comme appui direct d’une action militaire, est soumise à cette disposition fondamentale : « à condition toutefois de n’engager en aucun cas, contre ces biens, des actions dont on pourrait attendre qu’elles laissent à la population civile si peu de nourriture ou d’eau qu’elle serait réduite à la famine ou forcée de se déplacer ».

La référence à la famine comme méthode de guerre n’inclut pas toutes les situations de famine causées par la guerre. Par exemple, une famine engendrée par une perturbation générale des systèmes d’acheminement causée incidemment par le conflit armé ne serait pas nécessairement concernée par l’interdiction, sauf si une partie cherche à provoquer la famine par ce moyen. Toutefois, d’autres règles de DIH peuvent interdire des actes susceptibles de causer une famine, sans qu’ils soient constitutifs d’une utilisation de la famine comme « méthode de guerre ».

Protection des biens indispensables à la survie de la population civile

Le DIH confère une protection spéciale aux « biens indispensables à la survie de la population civile, tels que des denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation ». Les types de biens à qui cette règle confère une protection ne se limitent pas à ces exemples.

Ainsi, selon les circonstances, le logement, l’habillement ou les combustibles pourraient également en faire partie, de même que certains types d’infrastructures énergétiques ou de communication dont dépendent les biens indispensables à la survie de la population civile.

Il est interdit « d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage » ces biens. Ces verbes sont employés afin de couvrir toutes les éventualités, y compris la pollution par des agents chimiques des réserves d’eau ou encore l’anéantissement des récoltes par des défoliants.

Cette interdiction s’applique également aux cyberopérations. La possibilité de corriger ultérieurement le dommage ou d’annuler l’altération d’un service causés par une cyberopération ne soustrait pas cette dernière du champ d’application de l’interdiction.

Il existe des exceptions à cette interdiction : les cas où les biens énumérés sont utilisés pour la subsistance des seuls membres des forces armées, ou comme appui direct d’une action militaire (par exemple pour lui servir de couverture) – voir à cet égard le par. 3 de l’article 54 du Protocole additionnel I. Toutefois, même en pareilles circonstances, il ne faut « engager en aucun cas, contre ces biens, des actions dont on pourrait attendre qu’elles laissent à la population civile si peu de nourriture ou d’eau qu’elle serait réduite à la famine ou forcée de se déplacer ».

Certains États considèrent que cette interdiction ne s’applique qu’à des actions conduites avec un objectif spécifique. Cependant, même si l’on s’en tient à cette interprétation restrictive, comme nous l’avons vu plus haut, le par. 2 de l’article 54 du Protocole additionnel I vise expressément les actes ayant pour but de priver des biens indispensables, en raison de leur « valeur de subsistance », non seulement la population civile mais aussi « la Partie adverse ».

Quoi qu’il en soit, l’Étude du CICR sur le DIH coutumier n’énonce aucune règle prévoyant une exigence relative à l’intention de l’attaque ; de plus, en ce qui concerne les conflits armés internationaux, il est précisé que la plupart des manuels « ne contiennent pas d’exigence de ce type, et interdisent les attaques contre les biens indispensables à la survie de la population civile en tant que telles ».

Selon le point de vue du CICR, pour que cette règle soit pleinement respectée et que la protection qu’elle vise à garantir soit assurée, il est essentiel, a minima, de n’engager en aucun cas des actions, quel qu’en soit le but, « dont on pourrait attendre qu’elles laissent à la population civile si peu de nourriture ou d’eau qu’elle serait réduite à la famine ou forcée de se déplacer ».

Autres règles du DIH applicables

Le DIH énonce d’autres obligations qui sont également importantes en matière de sécurité alimentaire. Par exemple, les parties sont tenues d’assurer l’approvisionnement en biens indispensables à la survie de la population civile qui se trouve sous leur contrôle, notamment en nourriture et en eau. Les parties, ainsi que les autres États, ont également l’obligation d’autoriser et de faciliter les secours humanitaires, sous réserve de leur droit de contrôle.

De plus, les règles de DIH relatives à la distinction, à la proportionnalité et aux précautions dans l’attaque confèrent une protection générale aux biens de caractère civil, y compris aux infrastructures de transport, aux marchés et aux autres biens de caractère civil qui contribuent indirectement à l’approvisionnement alimentaire de la population civile, même lorsqu’ils ne constituent pas nécessairement des biens indispensables à sa survie.

Le DIH interdit ou réglemente en outre l’emploi de certaines armes qui peuvent avoir des effets préjudiciables étendus et durables sur la sécurité alimentaire, telles que les mines terrestres et les armes à sous-munitions. Il prévoit également une protection de l’environnement naturel. Les ouvrages et installations contenant des forces dangereuses, tels que les barrages, les digues et les centrales nucléaires, bénéficient eux aussi d’une protection spéciale. Les règles régissant le blocus naval, le pillage et d’autres actes touchant la propriété publique et la propriété privée sont également importantes.

Une conduite des hostilités intense et continue pourraient rendre réellement impossible, sur une longue période, la fourniture d’une assistance humanitaire adéquate. Les parties doivent veiller à ce que la manière dont elles conduisent les hostilités soit compatible avec leur obligation d’assurer l’approvisionnement en nourriture, en eau et en autres ressources essentielles des populations qui se trouvent sous leur contrôle, ainsi que d’autoriser et de faciliter les secours humanitaires. Dans les situations d’occupation, par exemple, la Puissance occupante a le devoir d’assurer, dans toute la mesure de ses moyens, le ravitaillement de la population en nourriture et en produits médicaux, y compris en important les vivres, les fournitures médicales et tout autre article nécessaire lorsque les ressources du territoire occupé seront insuffisantes. Si la population d’un territoire occupé ou une partie de cette population est insuffisamment approvisionnée, la Puissance occupante doit accepter les actions de secours et doit les « [faciliter] dans toute la mesure de ses moyens », ce qui, dans certaines circonstances, pourrait nécessiter qu’elle adapte ses opérations militaires. Une obligation similaire s’applique dans des situations autres que l’occupation.

Pour éviter d’interférer avec une opération militaire en cours ou imminente, il pourrait être justifié, dans des circonstances exceptionnelles, de réguler l’accès humanitaire mais sans l’interdire ; toutefois, les éventuelles restrictions juridiques ou pratiques à la liberté de mouvement du personnel humanitaire doivent être temporaires et géographiquement limitées afin de ne pas retarder indûment les opérations de secours ou rendre leur réalisation impossible. Les « couloirs humanitaires » (accords entre les parties visant à permettre le passage de l’aide humanitaire en toute sécurité, pendant une période limitée et dans une zone géographique précise) ou les « trêves humanitaires » (suspensions temporaires des hostilités) permettent parfois d’apporter des secours et une assistance humanitaires que les hostilités auraient autrement rendues impossibles. De l’avis du CICR, cependant, ces mesures d’atténuation ne permettent pas nécessairement aux parties de remplir leurs obligations juridiques permanentes, et ne sauraient être utilisées pour justifier le fait d’imposer des limites ou de refuser de mettre en œuvre des règles de DIH relatives à l’accès et aux activités humanitaires à d’autres moments ou en d’autres lieux.

Les obstacles à une protection efficace en pratique

Outre les interprétations trop restrictives du droit international humanitaire examinées plus haut, le simple non-respect des dispositions du DIH constitue un obstacle majeur à la prévention de l’insécurité alimentaire. Les sections du Rapport sur les défis posés au DIH relatives à la mise en œuvre du DIH et la répression des violations sont importantes et des mesures devraient être prises de toute urgence en ce sens. La ratification de l’amendement au Statut de Rome qui soumet à la compétence de la Cour pénale internationale le crime de guerre consistant à affamer délibérément des civils dans les conflits non-internationaux pourrait elle aussi contribuer à un plus grand respect des règles du DIH applicables.

Au-delà de leurs effets immédiats, les conflits armés endommagent durablement les systèmes alimentaires – par exemple, la production de semences, l’irrigation et les réseaux commerciaux –, ce qui compromet la sécurité alimentaire à long terme. Il est indispensable de mener une action concertée avant, pendant et après les conflits pour éviter d’atteindre un point de rupture et prendre en compte les autres facteurs d’insécurité alimentaire à tous les niveaux du système alimentaire, afin de réduire les risques et de renforcer la résilience de la population.

Les problématiques en matière de protection sont aggravées par l’insécurité alimentaire, qui contraint la population à utiliser des stratégies d’adaptation qui lui sont néfastes et accroît les risques d’exploitation et de marginalisation. Un soutien adapté aux besoins des individus ou des groupes qui sont les plus vulnérables face à l’insécurité alimentaire et à la malnutrition, en raison de barrières sociales et de situations particulières, doit par conséquent rester une priorité. Ce soutien doit tenir compte de facteurs tels que l’identité de genre, l’âge, le handicap et l’orientation sexuelle.

Lorsque les chaînes d’approvisionnement mondiales en denrées alimentaires et en engrais sont perturbées ou rompues en raison de conflits armés, cela peut également avoir des répercussions sur des populations qui vivent loin du conflit. Le respect des règles applicables du DIH pourrait indirectement permettre d’atténuer les conséquences des conflits sur le commerce international de produits alimentaires et d’engrais. Le droit international humanitaire, toutefois, se concentre principalement sur les populations des pays en proie à des conflits ou sur les populations directement affectées d’une autre manière par les combats et les opérations militaires.

S’il y a de fortes chances qu’un conflit engendre des conséquences d’ampleur internationale, les parties et les autres États concernés devraient au minimum prendre des mesures de toute urgence pour en limiter les conséquences sur la sécurité alimentaire au-delà de leurs frontières. Le droit international humanitaire encourage les parties à conclure des accords spéciaux ou à convenir d’autres moyens similaires pour répondre à ce type d’obstacles concrets à la sécurité alimentaire.

 

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