L’accélération de l’intégration des technologies émergentes dans les conflits armés transforme non seulement les moyens employés dans la guerre mais également les tactiques, la géographie, les acteurs et les effets des combats. Les progrès technologiques – des drones commerciaux à l’intelligence artificielle (IA) en passant par la guerre électronique et l’utilisation d’infrastructures civiles à des fins militaires – risquent de brouiller les frontières entre monde civil et monde militaire. Ces changements viennent ébranler les conceptions traditionnelles des caractéristiques et de la conduite de la guerre, tout en soulevant des préoccupations juridiques et humanitaires relatives à la protection des civils et au respect du principe de distinction.
Dans le présent article, Ruben Stewart, conseiller du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) chargé des nouvelles technologies de guerre, examine les causes et les conséquences de cette transformation. Il s’intéresse tout particulièrement à la façon dont l’évolution des technologies et des pratiques influence la conduite des hostilités et entrave la protection des civils. Il souligne la nécessité urgente de faire respecter les normes juridiques dans le cadre de ces changements, notamment le principe de distinction, en veillant à ce que cette complexité ne soit pas utilisée comme prétexte pour bafouer ces normes. Son analyse débouche sur un appel à prendre en compte les conséquences humanitaires profondes que ces changements font peser sur les personnes affectées par des conflits.
Les caractéristiques des conflits armés évoluent. Des innovations autrefois réservées à la science-fiction ou aux laboratoires sont déployées sur les champs de bataille contemporains. Parallèlement, on assiste à l’émergence de nouvelles méthodes de guerre qui risquent d’estomper les limites ancestrales entre le militaire et le civil, entre le matériel et le numérique, et entre les activités relevant des conflits armés et celles n’en relevant pas. Cette transformation n’est pas d’ordre purement technologique : elle est conceptuelle, doctrinale et stratégique.
Les conflits contemporains sont façonnés par trois grandes tendances interdépendantes : la recherche d’une réduction des risques motivée par des considérations relatives à la protection de la force, la volonté d’accroître la létalité et l’intégration croissante des civils et des biens de caractère civil dans les activités militaires. Chacune de ces tendances constitue un obstacle particulier à la protection des populations et à l’application du droit international humanitaire (DIH) et risque d’ébranler certains des principes sur lesquels repose la conduite de la guerre.
La montée en puissance des systèmes sans équipage et autonomes
L’innovation militaire la plus manifeste et la plus largement adoptée ces dix dernières années est la prolifération des systèmes sans équipage – drones dans les airs, véhicules au sol ou navires en mer. Autrefois accessibles uniquement à une poignée d’États avancés sur le plan technologique, ils sont aujourd’hui quasiment omniprésents dans les conflits contemporains, y compris au sein des groupes armés non étatiques.
Ces systèmes se subdivisent en deux catégories. La première regroupe les systèmes commerciaux normalisés reconditionnés pour un usage militaire, qui sont abordables sur le plan financier, adaptables et souvent jetables. Conçus et fabriqués à l’origine pour un usage civil, ils sont aujourd’hui utilisés à des fins de renseignement, surveillance et reconnaissance et de commandement, contrôle et communication, ainsi que, de plus en plus, pour lancer des attaques. La deuxième catégorie englobe les systèmes sans équipage spécialement conçus pour les opérations militaires. Il s’agit notamment des drones de frappe de longue portée, des munitions rôdeuses autonomes et des plateformes terrestres pour l’appui au combat, la logistique et même les évacuations sanitaires.
Les chiffres de la production dans les conflits en cours illustrent l’ampleur de cette transformation. Alors qu’autrefois, seuls quelques États pouvaient recourir à une poignée de systèmes, la majorité des forces armées étatiques ont aujourd’hui accès à des flottes entières de systèmes, qui se comptent parfois par millions. Ces chiffres indiquent non seulement une adaptation tactique mais aussi un changement fondamental de la façon dont la force militaire est produite et projetée.
Les véhicules maritimes et terrestres sans équipage connaissent eux aussi des progrès rapides. Des drones navals ont été utilisés dans le cadre d’opérations offensives contre des navires, des cibles côtières, des hélicoptères et des aéronefs à voilure fixe. Des plateformes terrestres sont mises à l’essai et déployées pour toutes sortes d’activités, allant de la pose de mines à l’appui au combat. Une opération conjointe récente conduite entièrement par des systèmes sans équipage, bien qu’à une échelle limitée, a permis d’avoir un aperçu de ce que pourrait être un conflit entièrement automatisé.
Tout voir, en tout temps et en tout lieu : capteurs persistants et environnement informationnel
Une autre caractéristique déterminante du champ de bataille contemporain est l’intensification de la collecte de données et de l’intégration de capteurs. Aujourd’hui, les forces armées et les acteurs non étatiques s’appuient sur une vaste gamme d’outils, tels que l’imagerie thermique et les dispositifs de vision nocturne, les systèmes de détection et de télémétrie par ondes lumineuses (LiDAR), les radars, les capteurs acoustiques, les métadonnées et les liaisons satellites, pour obtenir une image opérationnelle commune.
Cette image opérationnelle commune n’est toutefois pas générée uniquement par des moyens militaires. Les appareils civils, en particulier les téléphones mobiles, servent à la fois de systèmes de collecte de renseignements et de systèmes de commandement, de contrôle et de communication. Les utilisateurs de téléphones peuvent sciemment collecter et transmettre des renseignements relatifs au champ de bataille, mais il arrive également que leurs appareils soient utilisés à leur insu pour les repérer, les suivre et les définir comme cibles potentielles. D’importantes quantités de données personnelles, telles que des journaux d’appels, des métadonnées d’applications et des informations de géolocalisation, peuvent être collectées auprès de sources civiles, traitées par des systèmes d’IA et réutilisées à des fins de ciblage ou de profilage ou pour des opérations d’influence.
La transmission et le traitement de ces informations ont également été facilités par une fusion d’infrastructures et d’outils d’information civils et militaires. Les satellites commerciaux, les centres de données, les logiciels civils et les réseaux de télécommunication sont désormais couramment utilisés pour traduire, classer et stocker les communications interceptées par l’armée, transmettre des données relatives au champ de bataille et faciliter le commandement et le contrôle.
Les répercussions juridiques sont manifestes. Lorsque des infrastructures numériques civiles sont indispensables aux opérations militaires, elles deviennent des cibles militaires. De plus, des personnes risquent également d’être ciblées non pas pour leurs actes mais pour ce que leurs appareils semblent révéler à leur sujet.
Le champ de bataille invisible : la guerre électronique et les interférences de communication
L’augmentation de la dépendance aux outils de communication numérique va de pair avec un renforcement de la vulnérabilité de ces systèmes. Les modalités de guerre électronique, notamment le brouillage (jamming), l’usurpation de signal (spoofing) et l’interception de messages, font désormais partie intégrante des conflits contemporains.
Dans certaines opérations, cette méthode de guerre a eu pour effet de diminuer la précision des munitions à guidage de précision, dont la marge d’erreur est passée de moins de 20 mètres à plus d’un kilomètre. Des systèmes aériens avec ou sans équipage ont été cloués au sol, car ils avaient été contraints d’interrompre leur vol ou avaient perdu leur trajectoire en raison d’un brouillage. Des radios cryptées ont été confisquées ou rendues inutilisables, obligeant les opérateurs à recourir à des outils analogiques, tels que des cartes papier, et à utiliser des téléphones mobiles grand public.
Aujourd’hui, des brouilleurs disponibles dans le commerce sont utilisés par des acteurs non étatiques pour perturber les communications et la navigation. En plus de leurs conséquences sur le plan tactique, les émissions électroniques engendrent des risques, car même brèves, elles peuvent révéler l’emplacement d’une unité à cibler.
Face à ce constat, certaines armées adoptent des systèmes plus résistants, tels que des lignes de communication par fibre optique pour les drones. D’autres expérimentent des armes autonomes qui, ne nécessitant aucune liaison de contrôle active, empêchent les humains de jouer un rôle décisionnel.
L’intelligence artificielle et l’accélération de la guerre
L’intelligence artificielle (IA) se répand à une vitesse fulgurante dans la conduite de la guerre. Ses usages consistent à identifier des cibles, analyser et traiter les données des capteurs, traduire des messages et planifier et coordonner les opérations sans équipage. Dans les conflits, les systèmes dotés d’IA peuvent compresser la « chaîne de destruction » (soit la séquence allant de la détection à la frappe) en quelques minutes ou secondes. Parmi ses différentes applications, l’IA aurait été utilisée pour recommander des cibles et même faciliter des frappes sans véritable contrôle humain.
Les systèmes d’IA actuels sont généralement conçus pour contribuer à la prise de décision humaine et non pour la remplacer. Or cette contribution peut devenir une substitution lorsque les décisions sont prises à une vitesse telle qu’il est techniquement impossible de fournir un contrôle humain – un phénomène que l’on qualifie parfois de « singularité de l’IA ».
Au-delà du ciblage, l’IA est intégrée dans la logistique, la surveillance et la planification stratégique. Les armées appliquent des concepts d’« association homme-machine », en associant des plateformes alimentées par l’IA à des systèmes dotés d’équipages pour améliorer l’efficacité opérationnelle. Les systèmes aériens « loyal wingman » – des aéronefs sans équipage qui collaborent avec des avions de combat avec équipage – sont déjà employés dans certains contextes.
Plus les systèmes d’IA se développeront, plus ils seront intégrés à tous les niveaux de la guerre. Parallèlement, des questions subsistent concernant la responsabilité juridique, les taux d’erreur et la capacité d’appliquer pleinement le DIH à des systèmes dont les concepteurs ne savent pas toujours pleinement comment les adapter.
L’utilisation croissante des frappes de longue portée et des armes hypersoniques
Une autre tendance notable est l’utilisation accrue d’armes à longue portée et à grande vitesse, notamment les drones de longue portée, les missiles balistiques, les missiles de croisière et, de plus en plus, les véhicules hypersoniques planants. Ces systèmes permettent de frapper des cibles à plus de 1000 kilomètres de distance – loin des lignes de front et souvent à l’intérieur même du territoire de l’ennemi.
Ces capacités de longue portée ont été générées soit en élaborant de nouveaux systèmes, soit, dans d’autres cas, en modernisant des munitions existantes avec des améliorations qui élargissent leur portée et en convertissant des systèmes existants, tels que des missiles de défense aérienne, pour leur attribuer une fonction d’attaque.
Les armes hypersoniques – qui évoluent à une vitesse plus de cinq fois supérieure à celle du son – sont particulièrement préoccupantes en raison de leur maniabilité et de leur rapidité, qui entravent l’efficacité de nombreuses défenses antimissiles existantes. Le nombre d’essais et de déploiements est en augmentation, certaines des premières utilisations opérationnelles ayant été signalées en 2024.
Les conséquences pour la sécurité des civils ne se font pas attendre : l’augmentation de la portée et de la rapidité des armes va de pair avec le renforcement de la vulnérabilité des infrastructures essentielles et des zones d’habitation éloignées des lignes de front. Et, souvent, ce phénomène n’est pas atténué par des avertissements en temps utile ou des interceptions efficaces par les systèmes de défense aérienne.
Extension de la guerre à tous les niveaux
La guerre moderne ne se limite plus aux opérations se déroulant sur terre, sur mer et dans les airs : les activités militaires dans les domaines cybernétique et spatial ainsi que dans l’environnement informationnel sont de plus en plus nombreuses.
Les cyber-opérations ciblant les infrastructures publiques, les réseaux de communication et les systèmes de transport sont de plus en plus fréquentes. Les activités n’atteignant pas le seuil d’un conflit armé, telles que les interférences GPS affectant l’aviation civile, le cyber-sabotage et les campagnes de désinformation, sont de plus en plus fréquentes dans les rivalités entre États.
La multitude de satellites lancés ces dernières années – souvent des centaines par an – illustre le rôle de plus en plus important que joue l’espace pour le renseignement, la surveillance et la reconnaissance, de même que pour le commandement, le contrôle et la communication. Le brouillage, l’usurpation de signal et les interférences physiques des satellites militaires et commerciaux, ainsi que les préoccupations concernant l’utilisation d’impulsions électromagnétiques nucléaires pour désactiver les satellites en orbite terrestre basse, montrent que l’espace est vulnérable.
De la défense à la « défense totale »
Face à l’ampleur et à la complexité croissantes des menaces, plusieurs États ont adopté des stratégies de « défense totale », c’est-à-dire des approches globales intégrant les ressources militaires, civiles, économiques et technologiques dans la planification de la sécurité nationale. Ces stratégies comprennent souvent des conseils destinés aux civils sur la façon de se préparer aux situations d’urgence, d’assurer la continuité des services essentiels et, dans certains cas, de contribuer aux efforts de défense nationale. En outre, les stratégies de défense nationale s’intéressent également à la manière dont les entreprises technologiques et les infrastructures civiles essentielles, telles que les systèmes de télécommunication, les services informatiques et les réseaux satellitaires, peuvent être utilisées pour appuyer les efforts de défense militaire.
Si la participation des civils peut améliorer la résilience des États, les associer plus étroitement à des fonctions d’appui, telles que la collecte d’informations, la logistique ou la résistance civile, soulève de graves préoccupations humanitaires. Par exemple, plus les civils et les infrastructures informatiques civiles sont associés aux activités militaires, plus l’exposition aux dommages est élevée, et plus il est difficile de respecter le principe de distinction en vertu du DIH.
Les États qui mettent en œuvre des modèles de défense totale devraient déterminer comment équilibrer la préparation et la protection, en veillant à ce que les civils demeurent protégés des effets des hostilités et ne soient pas exposés à des risques inutiles du fait de leur participation à des opérations militaires.
Conséquences humanitaires et nécessité de conduire une réflexion
Ces évolutions sont toutes imprégnées d’une même tendance inquiétante : un flou croissant entre le monde civil et le monde militaire. Qu’il s’agisse de l’utilisation militaire des technologies commerciales normalisées, de l’utilisation d’infrastructures civiles à des fins militaires ou de la mobilisation des civils eux-mêmes, la distinction entre combattants et non-combattants va être de plus en plus difficile à opérer.
C’est notamment le cas lorsque l’utilisation de civils ou de biens de caractère civil à des fins militaires conduit à s’interroger sur la compatibilité de cette utilisation avec l’obligation découlant du DIH de protéger ces personnes et ces biens contre les effets des hostilités. Si la limite entre civils et militaires devient floue, le principe de distinction, l’obligation de faire la distinction entre les objectifs militaires et les civils et les biens de caractère civil devient quant à elle plus difficile à respecter. Il en va de même des règles relatives aux principes de proportionnalité et de précaution dans l’attaque et de la protection des infrastructures civiles.
De plus, à mesure que la guerre devient plus rapide, plus automatisée et plus axée sur les données, la place laissée au discernement humain, quant à elle, se réduit. Des décisions présentant des enjeux de vie ou de mort peuvent être prises à la vitesse de la machine à partir de données et de programmes inaccessibles aux opérateurs humains.
Conclusion : vers un espace de combat plus complexe
L’espace de combat du futur sera façonné par trois tendances convergentes : la réduction des risques, par des systèmes sans équipage et de longue portée et l’automatisation de tâches dangereuses ; la recherche d’une létalité accrue par des réseaux de capteurs, des processus décisionnels accélérés et des opérations pluridisciplinaires ; et le risque d’assister à une intégration croissante des civils et des biens de caractère civil – allant des infrastructures et outils commerciaux normalisés aux stratégies de défense totale – dans les activités militaires.
L’élaboration et l’utilisation de ces innovations doivent s’accompagner d’une meilleure prise en compte de leurs conséquences potentielles et de l’adoption de garanties en vue de réduire le risque de dommages civils. Pour suivre l’évolution des conflits, les acteurs armés doivent constamment se référer aux cadres juridiques, éthiques et humanitaires. Les technologies peuvent avoir une influence sur les modalités de conduite des combats, mais les causes des guerres et les personnes qu’elles affectent demeurent relativement constantes.
À mesure que les limites s’estompent et que les combats s’accélèrent, il devient de plus en plus urgent de respecter les principes et les règles qui permettent de distinguer les conflits armés de la violence aveugle, à savoir les normes de DIH. Respecter ces normes n’est pas facultatif : c’est une obligation essentielle à la préservation de notre humanité commune. Loin d’être un fardeau, elles offrent un cadre permettant de traiter les questions complexes, d’imposer la clarté au milieu de la confusion et de veiller à ce que les progrès technologiques ne s’accomplissent pas au détriment de la vie des civils.
Cet article a été initialement publié en anglais le 22 mai 2025.
Voir aussi :
- Ruben Stewart, Georgia Hinds, Les algorithmes de la guerre : le recours à l’IA pour la prise de décision dans les conflits armés, 22 février 2024
- Joelle Rizk, Pourquoi le CICR est-il préoccupé par la diffusion d »‘informations préjudiciables » dans les conflits ?, 18 septembre 2024
- Joelle Rizk, Sean Cordey, Les menaces numériques dans les conflits armés : ce qui nous échappe et comment y remédier, 2 octobre 2023
- Laura Bruun, Les systèmes d’armes autonomes : ce que le droit dit – et ne dit pas – sur le rôle de l’être humain dans l’usage de la force, 18 janvier 2022.