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Premières réflexions d’un universitaire sur le Commentaire actualisé de la CG I

Dans le deuxième volet de la première série de ces chroniques consacrées aux Commentaires actualisés des Conventions de Genève, le professeur Kevin Jon Heller répond à l’article du professeur Sean Murphy sur « l’apport des Commentaires du CICR sur le sens à donner au droit international humanitaire » et à celui de Jean-Marie Henckaerts, « Situer les Commentaires des Conventions de Genève dans le paysage juridique international ».

C’est un grand plaisir de contribuer à cette série de chroniques consacrées au Commentaire de la Première Convention de Genève (CG I), récemment publié par le CICR. Sean Murphy a raison de dire que le Commentaire de la CG I « pourrait sembler moins important » du fait que les Troisième et Quatrième Conventions de Genève (CG III et CG IV) suscitent un plus grand intérêt et il est certain que les universitaires spécialisés en DIH du monde entier attendront avec impatience les Commentaires du CICR sur ces Conventions. Mais cela n’enlève rien à l’importance de ce premier Commentaire, qui constitue un travail remarquable. Comme mentionné dans l’Introduction, les auteurs de ce nouveau Commentaire ont dû analyser près de soixante-dix ans de pratique des États, ce qui représente un travail considérable et peu enviable. De plus, ils ont dû traiter de certaines des questions les plus controversées du DIH, telles que le champ d’application de l’article 3 commun. En effet, je suis convaincu que l’analyse générale de l’article 3 commun proposée par le Commentaire – qui se compose de 907 paragraphes, soit près de 800 paragraphes de plus que la précédente version de 1952 ! – suscitera un très vif intérêt des universitaires (et suscitera nombre de débats académiques) dans les années à venir.

Pour ma part, j’approuve dans l’ensemble les observations de Murphy et de Jean-Marie Henckaerts à propos de l’approche méthodologique adoptée par le CICR pour élaborer ce Commentaire. Mais je pense qu’en réalité, Henckaerts minimise l’importance d’un des aspects les plus positifs de la méthodologie utilisée par le CICR : sa volonté de recourir résolument aux travaux préparatoires pour interpréter les dispositions de la CG I. Voici ci-après le paragraphe 49 de l’Introduction :

En effet, afin d’examiner soigneusement toutes les questions, il semble logique d’étudier les travaux préparatoires même si la règle générale d’interprétation aboutit à un résultat satisfaisant. Les travaux préparatoires aident également le commentateur à comprendre « les termes du traité dans leur contexte », ce qui est un critère énoncé dans la règle générale (voir les paragraphes 1 et 2 de l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités). Le recours aux travaux préparatoires est particulièrement important lorsque l’on ne dispose d’aucune pratique récente en la matière, comme pour les articles 33 et 34 de la Première Convention qui portent sur le sort des bâtiments et du matériel des unités sanitaires des forces armées et des sociétés de secours une fois tombés au pouvoir de la partie adverse.

Il s’agit d’une prise de distance audacieuse par rapport à l’orthodoxie de la Convention de Vienne sur le droit des traités (CVDT) qui considère les travaux préparatoires comme superflus lorsque le « sens ordinaire » des termes d’un traité ne fait pas de doute. Comme l’a montré Julian Mortenson, cette vision orthodoxe de la CVDT est irréconciliable avec le propre historique du traité, car « les rédacteurs ont plusieurs fois répété que tout démarche sérieuse visant à comprendre un traité devrait s’appuyer sur une lecture attentive des travaux préparatoires, en se fondant uniquement sur ce qui est écrit, sans gêne ni justification [traduction CICR] ». En effet, les universitaires utilisent trop souvent le « sens ordinaire » supposé d’un traité pour substituer leur propre vision politique à la volonté des États qui l’ont écrit et signé.

Je partage également l’avis d’Henckaerts et de Murphy en ce qui concerne le rôle majeur que le CICR joue dans l’interprétation des Conventions de Genève, le « gardien et promoteur du DIH », selon les mots d’Henckaerts. Mais ce rôle présente un risque qu’il faut reconnaitre en toute sincérité : à savoir que ceux qui utilisent le Commentaire, des soldats comme des universitaires, seront tentés de d’accepter l’interprétation du CICR sur la CG I sans la remettre en question. Il ne fait aucun doute que les auteurs du Commentaire, praticiens et universitaires, figurent parmi les meilleurs experts en DIH au monde, mais leur interprétation n’est pas sans faille, pas plus qu’elle n’est objective. Au contraire, les experts comme le CICR en tant qu’institution, obéissent à une ligne politique et juridique qui ne peut qu’influencer la manière dont ils interprètent la CG I. Ceci ne signifie pas que leurs interprétations devraient être minimisées. Cela ne veut pas non plus dire qu’elles devraient toujours être considérées avec scepticisme. Mais cela signifie, en revanche, que les universitaires spécialisés en DIH devraient toujours être prêts à remettre en question le Commentaire lorsqu’ils pensent que le CICR a tort.

Pour être clair, je ne laisse en aucun cas entendre que les auteurs du Commentaire sont de mauvaise foi ou que leur point de vue est biaisé. Je relève simplement qu’une interprétation est une activité qui, par nature, est contingente, subjective et politique, ce qui veut dire qu’il est très important de savoir qui interprète. Et force est de constater que les membres du Comité éditorial, l’équipe du CICR en charge du projet et le Comité de relecture viennent exclusivement d’États du Nord, la plupart d’Europe de l’Ouest. Encore une fois, cela ne veut pas dire que le Commentaire est mauvais, sur quelque aspect que ce soit. Par ailleurs, il faut mettre au crédit du CICR que le groupe d’examen par les pairs, qui a « examiné les premières versions et formulé des observations à titre personnel » était composé de personnes originaires de plusieurs États du Sud. Mais l’on peut toutefois regretter que les principaux auteurs et relecteurs du Commentaire soit issus d’une seule zone géographique, en particulier lorsqu’on sait que les États qu’ils représentent ont rarement connu, si ce n’est jamais, le type de conflit dont il est question dans l’article 3 commun.

Enfin, je veux signaler un passage très curieux qui se trouve dans l’Introduction du Commentaire, au paragraphe 10 :

De plus, ce qui distingue les Commentaires actualisés initiés par le CICR d’autres commentaires académiques, est que les contributeurs ont été en mesure de recourir aux archives du CICR, tout en respectant leur nature confidentielle, pour évaluer l’application et l’interprétation des Conventions et des Protocoles depuis leur adoption.

Je ne doute pas que cela soit vrai – mais je trouve que c’est quelque part un peu troublant de savoir que l’interprétation du CICR sur la CG I est fondée sur des éléments qui ne peuvent pas faire l’objet de critiques universitaires. J’espère que pour les prochains Commentaires, le CICR en dira davantage sur le fait qu’il se fonde sur des informations qui ne sont pas publiques, d’autant que ceux-ci aborderont des aspects encore plus controversés du DIH.

Cet article a été initialement publié en anglais sur Opinion Juris le 22 juillet 2016.

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