Dans le deuxième volet de la première série de ces chroniques consacrées aux Commentaires actualisés des Conventions de Genève, le professeur Sean Murphy répond à Jean-Marie Henckaerts, auteur du premier billet, « Situer les Commentaires des Conventions de Genève dans le paysage juridique international »
En tant que jeune juriste au département d’État des États-Unis, alors en charge du traitement des questions politico-militaires pendant l’intervention des États-Unis au Panama en 1989 et lors de la première guerre du Golfe, en 1990-1991, on me demandait souvent mon avis sur les lois de la guerre, notamment sur le droit international humanitaire. À cette fin, le premier ouvrage qu’il fallait avoir dans sa bibliothèque était le livre de Roberts et Guelff, Documents on the Laws of War, afin de prendre en compte les règles conventionnelles que les États-Unis sont tenus de respecter. Venaient ensuite, généralement, les Commentaires des quatre Conventions de Genève de 1949 de Jean Pictet, en quatre volumes, qui offraient une analyse approfondie, quoique déjà un peu dépassée, de ces traités et qui exposaient notamment l’historique de leur adoption.
Relativement novice dans ce domaine, je ne crois pas m’être interrogé sur la légitimité des Commentaires Pictet, publiés entre 1952 et 1959. Ils se trouvaient à portée de main, ils paraissaient bien conçus et le temps manquait pour aviser les décideurs des dernières évolutions du droit à propos du traitement des prisonniers, de l’occupation d’un territoire ou d’autres sujets.
Quelques décennies plus tard, les Commentaires Pictet conservent tout leur intérêt, mais ils sont maintenant encore plus dépassés. Aussi, on ne peut que se réjouir du projet du CICR de produire de nouveaux commentaires des Conventions de Genève de 1949, lesquels seront suivis, le moment venu, par de nouveaux commentaires des deux Protocoles additionnels de 1977. À première vue, le Commentaire de la Première Convention de Genève relative à l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne pourrait sembler moins important, puisque ce sont les Troisième et Quatrième Conventions qui suscitent le plus grand intérêt. Toutefois, comme ce nouveau Commentaire porte sur les articles communs aux quatre Conventions, il propose suffisamment d’informations et d’analyses pour aiguiser la curiosité des praticiens comme des chercheurs. Et le projet entrepris par le CICR est tout à fait conforme à son mandat, tel qu’il est fixé dans les Statuts du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, à l’article 5, par. 2, al. g), selon lequel son rôle est « de travailler à la compréhension et à la diffusion du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés et d’en préparer les développements éventuels ».
Malgré tout, une question demeure : quel est précisément l’apport de ces Commentaires au droit international ? Comme nous le rappelle les normes du droit international « sont consécutives à l’adoption de traités ou à la formation de règles coutumières fondées sur la pratique des États et l’opinio juris ». C’est dans ces corpus juridiques que l’on pourrait trouver le premier élément de réponse à cette question.
Premièrement, les Commentaires du CICR ont une utilité au regard du droit conventionnel. En soi, ces Commentaires n’ont pas la valeur juridique d’un traité et, comme le souligne Henckaerts, ils ne peuvent pas non plus modifier des traités, y compris les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels. Ils ne sont pas un élément du « contexte » d’un traité au sens de l’article 31, par. 1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, pas plus qu’ils n’en expriment directement son objet et son but. Par ailleurs, ce ne sont pas des « accords ultérieurs » ou une « pratique ultérieurement suivie » établissant l’interprétation du traité par les parties, puisque le CICR n’est pas partie à ces Conventions. En effet, les États parties aux Conventions ont, en certaines occasions, réaffirmé leur rôle premier dans le développement du droit international humanitaire, comme dans la résolution 1 de la XXXIe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, qui s’est tenue en 2011 (tout en rappelant les « rôles importants du CICR », les États parties ont « soulign[é] le rôle premier des États dans le développement du droit international humanitaire »). Néanmoins, comme le souligne la Commission du droit international des Nations Unies dans un récent rapport, (projet de conclusion 5, par. 2), les déclarations d’un acteur tel que le CICR « peu[vent] toutefois être pertinente[s] dans l’évaluation de la pratique ultérieure des parties à un traité », dans la mesure où il peut être utile de disposer d’une compilation des accords ultérieurs conclus ou de la pratique ultérieurement suivie par les parties en interprétant le traité et susciter ainsi des réactions des parties, ce qui exprimera leur intention.
Deuxièmement, les Commentaires du CICR ont une utilité au regard du droit international coutumier. Les Commentaires ne sont pas une « pratique » en soi qui contribue directement à la formation du droit international coutumier, car on ne considère pas que les acteurs non étatiques puissent remplir une telle fonction. Cela étant, il ne fait aucun doute que ces commentaires peuvent jouer un rôle indirect dans la détermination du droit international coutumier, soit en produisant une analyse de très grande qualité sur la pratique des États acceptée comme étant le droit (opinio juris), ou en stimulant la réaction des États (marquant leur accord ou leur désaccord) qui exprimera en retour leur pratique acceptée comme étant le droit. En effet, dans le cadre du sujet examiné par la Commission du droit international des Nations Unies, « Détermination du droit international coutumier », le Rapporteur spécial a estimé que « les déclarations officielles du CICR, telles que ses appels en faveur du respect du droit international humanitaire et ses études sur le sujet, jouaient également un rôle important en orientant la pratique des États par le biais de leurs réactions à ces déclarations ; il a également estimé que les publications du CICR pouvaient fournir des indications utiles aux fins de la détermination de la pratique pertinente ».
Outre leur possible utilité au regard des sources du droit, les Commentaires du CICR devraient être vus comme une source subsidiaire du droit international : « la doctrine des publicistes les plus qualifiés ». Outre le travail des talentueux juristes du CICR qui travaillent sur le projet à Genève, plusieurs contributeurs et auteurs extérieurs de renom prêtent leur concours et grâce à ce travail collectif, le projet revêt une dimension mondiale. Cette initiative est très complémentaire d’autres travaux à l’instar du Commentaire d’Oxford, publié en 2015 (The 1949 Geneva Conventions: A Commentary).
La valeur juridique exacte des Commentaires du CICR au regard du droit international se posera sans nul doute dans diverses situations, peut-être même au contentieux, devant des juridictions nationales ou internationales et assurément dans le cadre de travaux universitaires. Mais l’aspect le plus important des Commentaires du CICR tient moins à leur valeur juridique qu’au fait que, dans le feu de l’action, ils peuvent être l’un des premiers outils que les praticiens sur le terrain auront dans leur bibliothèque, à portée de main (ou désormais sur Internet !), lorsqu’ils chercheront à comprendre et à faire respecter l’ensemble complexe de règles qui forment le droit international humanitaire.
Sean D. Murphy, professeur de droit international à l’Université George Washington et membre de la Commission du droit international des Nations Unies, analyse le rôle des Commentaires des Conventions de Genève du CICR au regard du droit des traités, du droit international coutumier et de la pratique juridique.
Cet article a été initialement publié en anglais, sur le blog Intercross, le 6 juillet 2016.
Autres articles de cette série
- Episode I, Partie I : « Situer les Commentaires des Conventions de Genève dans le paysage juridique international » Jean Marie Henckaerts, chef du projet de mise à jour des Commentaires, CICR.
- Episode 3, Partie I : « Premières réflexions d’un universitaire sur le Commentaire actualisé de la CG I« , Kevin Jon Heller.
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