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Le secteur humanitaire gagnerait à se bureaucratiser davantage
Comme l’indiquait Hugo Slim sur ce blog l’année dernière, la bureaucratie dans le secteur humanitaire est accusée de tous les maux : discrimination fondée sur l’âge, mise à l’écart de personnes très compétentes, réactions excessives et inefficaces. Or si l’on se penche sur trois problématiques majeures qui affectent aujourd’hui le secteur humanitaire – les comportements sexuels inappropriés, la corruption et la fraude, et la politisation de l’allocation de l’aide – il apparaît de plus en plus nettement que vouloir écarter cette dimension bureaucratique ne serait guère bénéfique pour le secteur humanitaire. Au contraire, l’action humanitaire gagnerait à se bureaucratiser davantage. C’est la thèse exposée par Aaron Clark-Ginsberg et Mary Kate Adgie, chercheurs de la RAND Corporation, une institution apolitique et à but non-lucratif.

On entend souvent les travailleurs humanitaires se plaindre de « crouler sous la paperasse » ou de travailler pour des organisations « tentaculaires », et assimilables à des « labyrinthes ». Ils estiment que les obstacles administratifs entravent l’acheminement de l’aide dans les situations d’urgence, comme lors du conflit au Soudan du Sud ou du tremblement de terre au Pakistan en 2015.

Pourtant, la bureaucratie est la clé du succès d’une réponse humanitaire. Dépouillée de sa « lourdeur administrative » contraignante, la bureaucratie n’est rien d’autre qu’un ensemble de systèmes et de procédures qu’une organisation utilise pour rationaliser des opérations complexes. La bureaucratie va de pair avec une hiérarchie et un partage des tâches bien identifiés, des règles écrites et de l’objectivité et, par là même, permet aux organisations d’atteindre leurs objectifs. Dans le secteur humanitaire, cela signifie répondre aux crises au moment opportun, de manière juste et équitable.

Trois lacunes que traverse actuellement le secteur humanitaire illustrent pourquoi les organisations humanitaires auraient sans aucun doute tout intérêt à se bureaucratiser davantage et de façon plus robuste.

Violences sexuelles et #aidtoo

Comme bien d’autres secteurs, le monde humanitaire commence tout juste à reconnaitre à quel point les violences sexuelles et les comportements sexuels inappropriés sont très répandus, comme le montrent les témoignages de plus en plus nombreux qui sont recensés sous le hashtag #aidtoo. Échange de prestations sexuelles contre services humanitaires, attentions à caractère sexuel non désirées au sein du personnel humanitaire… Ces situations se sont produites parce que les politiques, les procédures de signalement et les autres moyens institutionnels pour prévenir de tels abus étaient trop faibles, offrant ainsi un bon prétexte aux dirigeants pour fermer les yeux sur ces agissements (voire les cautionner). Dans certaines organisations, ce problème a pris une telle ampleur que le personnel est allé très loin pour tenter d’étouffer ces affaires (Oxfam, Save the Children et Mercy Corps comptent parmi les exemples les plus éloquents, mais ne sont certainement pas les seuls).

Les problèmes dévoilés au grand jour grâce à #aidtoo sont la conséquence directe de l’incapacité à imposer et faire respecter les règles existantes et c’est pourquoi, pour réduire les cas de harcèlement sexuel, une bureaucratie humanitaire plus robuste est nécessaire. En effet, des dirigeants humanitaires ont déclaré à Devex, la plateforme médiatique pour le développement mondial, que pour réduire les violences sexuelles dans le secteur, les organisations devaient renforcer leurs procédures administratives, pour, entre autres : améliorer les procédures de signalement de harcèlement sexuel ; renforcer les mécanismes internes de lutte contre les comportements sexuels inappropriés ; et améliorer les politiques de confidentialité et de protection de la vie privée.

Fraude et corruption

La corruption – par définition, la perversion de procédures standardisées – est un exemple typique des conséquences d’une bureaucratie trop faible. Il est difficile d’évaluer la part de l’aide humanitaire ou de l’aide au développement qui disparaît en raison de la corruption, mais tout le monde s’accorde pour dire qu’il est crucial que l’entièreté de l’aide soit consacrée aux besoins des bénéficiaires. La recherche de profit, le l’attribution de l’aide à certaines populations à des fins personnelles et le détournement de fonds, sont autant de formes de corruption qui ont été recensées dans le secteur humanitaire.

Il n’est pas aisé de lutter contre la corruption, mais les organisations humanitaires peuvent prendre des mesures concrètes, telles que mettre en œuvre ou renforcer les politiques relatives aux lanceurs d’alerte, demander à ce que leurs employés soient davantage formés, procéder à une évaluation des risques de corruption, recourir à un bureau de déontologie ou à une unité similaire, investir dans le suivi et l’évaluation, améliorer les politiques d’audit et les pratiques, modifier les politiques relatives aux ressources humaines et financières, etc.

L’assistance humanitaire peut être particulièrement sujette à la corruption, parce que les organisations humanitaires travaillent souvent dans des pays où les institutions sont faibles qui ont en commun la nécessité d’une réponse d’urgence. Dans ces circonstances, des solutions adaptées peuvent contribuer à réduire la corruption. Comme l’indique Paul Harvey, de Humanitarian Outcomes, la lutte contre la corruption exige de mettre en place des contrôles administratifs qui soient suffisamment souples et  ambitieux pour faire face à la diversité des crises humanitaires.

Politisation de l’attribution de l’aide

La manière dont l’aide est allouée n’a rien de bureaucratique. Elle est souvent dictée par l’attention médiatique, les intérêts des gouvernements étrangers et l’opinion publique. Les organisations de secours ne cessent de plaider pour que l’aide soit allouée plus équitablement. Le Conseil norvégien pour les réfugiés, par exemple, publie chaque année une liste des « crises liées au déplacement les plus négligées au monde ». CARE publie un rapport annuel intitulé Souffrir en silence, portant sur « les crises humanitaires les moins médiatisées » de l’année.

L’attribution inéquitable de l’aide est le résultat d’une combinaison de « choix intentionnels  », par lesquels un groupe est explicitement considéré comme prioritaire sur un autre et de « mesures non intentionnelles », qui consistent à attribuer l’aide sans véritable réflexion en amont. Des systèmes bureaucratiques plus robustes pourraient fournir des indicateurs institutionnels qui permettraient d’écarter les considérations politiques et de se recentrer sur les besoins. De tels systèmes pourraient aussi repenser le paradigme de l’aide humanitaire afin de l’orienter vers des pratiques plus efficaces afin d’atténuer les souffrances, comme la réduction des risques de catastrophe, qui est souvent plus rentable qu’une simple réponse humanitaire après une catastrophe.

Au sein des organisations humanitaires, les efforts visant à standardiser, professionnaliser et même renforcer la bureaucratie peuvent limiter la flexibilité nécessaire pour répondre rapidement à une crise. Mais bon nombre de problèmes graves seront davantage le résultat d’une bureaucratie trop faible que d’une bureaucratie très méthodique.

Cela dit, une bureaucratie bien définie ne convient pas toujours à la conduite de l’action humanitaire. L’action humanitaire intervient en réponse à des catastrophes soudaines, complexes et qui évoluent rapidement, où les institutions se sont souvent effondrées. Parfois, les règles sont contournées voire violées, en vue d’obtenir le résultat escompté.

Plus important encore, les considérations bureaucratiques et humanitaires peuvent s’opposer. La bureaucratie se compose d’un ensemble de procédures impersonnelles et d’un fonctionnement uniformisé. Bien qu’elle puisse favoriser une aide humanitaire qui sauve des vies, atténuer les souffrances et protéger la dignité de populations en détresse, la systématisation de ses procédures peut saper l’empathie censée inspirer l’action humanitaire. Une bureaucratie au service de l’action humanitaire doit donc être à la fois suffisamment robuste pour protéger ceux qui en ont besoin, mais aussi suffisamment souple dans les situations où il convient d’encourager les interactions humaines et l’empathie.

La version originale de cet article a été publiée en anglais le 4 février 2021.

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