Dès l’arrivée du COVID-19 en Europe et en Amérique du nord, politiciens, universitaires et journalistes ont adopté une rhétorique guerrière pour définir la lutte contre le coronavirus. Dans cette tribune, Adriano Iaria, responsable du plaidoyer humanitaire de la Croix-Rouge italienne, invite à faire la part des choses entre pandémie et guerre ; une confusion des genres qui peut avoir une incidence tragique sur les véritables conflits armés.

Traduit de l’anglais par Frédéric Joli

Version originale publiée le 9 avril dans « Humanitarian Law & Policy »

Les images sont gravées dans nos mémoires : couloirs d’hôpitaux inondés de lits de patients gravement atteints ; cercueils soigneusement alignés avec interdiction aux familles de s’en approcher pour pleurer leurs proches ; soignants accroupis, épuisés physiquement et psychiquement, cerclés dans leur combinaison de protection. L’Italie a été le premier pays européen à être frappé aussi fort par l’épidémie de COVID-19. A plusieurs reprises nous avons été cités comme la « ligne de front » de la pandémie de coronavirus. C’est un fait, d’où je me trouve, sur cette « ligne de front », j’ai remarqué une tendance inquiétante.

Rhétorique guerrière contre un virus

Chaque jour, semble-t-il, les médias usent de la rhétorique de guerre pour décrire nos efforts collectifs de lutte contre la propagation de cette maladie mortelle. Lors d’une interview à la télévision nationale italienne, le commissaire italien en charge du COVID-19, Domenico Arcuri, déclarait que « nous sommes en guerre et je dois trouver des munitions pour faire gagner notre pays cette guerre plus tôt et mieux que les autres« . Les syndicats italiens rapportaient quant à eux que « Les agents de santé sont dans les tranchées« . Son de cloche identique en France où le président Emmanuel Macron répétait : « Nous sommes en guerre« . Idem Outre-Atlantique quand le 17 mars, le président américain Donald Trump tweetait : « Le monde est en guerre contre un ennemi caché. NOUS GAGNERONS! »

Dans un sens, je comprends ces réactions. La métaphore guerrière peut aider à comprendre la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons tous : des milliers de morts, dont des centaines soignants tués par un « ennemi » commun, un ennemi qui peut frapper à tout moment et doit être vaincu.

Rien de bien nouveau finalement dans cette tactique de mobilisation. De tout temps, pandémies, catastrophes et autres périodes particulièrement dures pour l’humanité, ont été décrites sur un ton martial usant d’une rhétorique de guerre. Et, tout comme les réponses aux fléaux ont pu évoluer avec les progrès scientifiques, les conséquences de la guerre, elles, ont été atténuées avec le développement progressif du droit des conflits armés, le droit international humanitaire.

Ne pas confondre pandémie avec conflit armé

Malheureusement, l’allègement des souffrances que le droit international humanitaire apporte en cherchant à limiter les effets des conflits armés ne correspond pas au récit d’une « guerre totale » contre l’ennemi sans visage de COVID-19.

Comme l’écrivait en 1989 Susan Sontag dans son livre, « La Maladie comme métaphore : le sida et ses métaphores », « faire la guerre est l’une des rares activités où les gens ne disposent pas d’un point de vue « réaliste » ; c’est-à-dire tenant compte des dépenses et des résultats pratiques. Dans une guerre totale, les dépenses sont généralisées, imprudentes… une urgence dans laquelle aucun sacrifice n’est excessif ».

Je ne peux pas rester serein tant que coulent des fleuves d’encre décrivant cette guerre contre un ennemi invisible. En tant que responsable du plaidoyer humanitaire de la Croix-Rouge italienne et en tant que membre du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, mon travail consiste à diffuser le droit international humanitaire, à défendre son respect.

Respecter la mission médicale dans les conflits armés

En parallèle, le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge continue de promouvoir la campagne « Les soins de santé en danger » réaffirmant la neutralité et la protection des personnels de santé dans les conflits armés.

Les journaux rapportent régulièrement que des médecins, des infirmiers ou encore des volontaires perdent la vie en conséquence naturelle de leur mission opérée «en première ligne». Le virus est considéré comme un ennemi et il n’y a pas de limites pour l’éradiquer.

Cette narration sensationnaliste – dans laquelle la guerre n’a pas de règles, les agents de santé sont des cibles légitimes et tous les moyens ou méthodes peuvent être utilisés contre l’ennemi – affectera notre capacité à renforcer le respect de l’état de droit dans les conflits armés.

Préférer la rhétorique d’Henry Dunant : Tutti Fratelli !

Selon les lois de la guerre, les travailleurs de santé sont protégés, le droit de choisir des moyens et des méthodes de guerre n’est pas illimité et « tout le monde, même l’ennemi, doit être considéré comme un être humain et protégé« .

Détourner le langage du conflit pour endiguer une pandémie peut, à long terme, affecter les préceptes de la conscience publique en temps de paix comme en temps de guerre et, en fin de compte, notre capacité à servir notre mission de protéger la dignité humaine.

Dans « Un souvenir de Solférino » (NdT en 1862), Henry Dunant décrit en détails les actes d’affection des femmes et des hommes tentant d’atténuer les souffrances des combattants blessés, indistinctement, quelle que soit leur nationalité.

Si Dunant visitait à nouveau Brescia ou Milan – certaines des villes italiennes les plus touchées par COVID-19 – il renouerait avec l’inspiration tragique qui lui fit crier à Castiglione : Tutti fratelli ! Tous frères !

Décideurs et journalistes devraient prendre cela comme un signal, s’engager dans un internationalisme de solidarité et laisser la rhétorique guerrière aux véritables lignes de front.