Il y a deux ans, l’Agence centrale de recherches du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a créé un Bureau pour le conflit armé international entre la Russie et l’Ukraine, le dernier en date ayant été établi pendant les guerres du Golfe. Ce Bureau a notamment pour rôle d’aider à localiser les personnes disparues. Bien qu’il s’agisse d’une des principales missions de l’Agence centrale de recherches du CICR, pendant un conflit armé international, son rôle inclut d’autres activités qu’il est utile de réexaminer.
Dans ce billet, Natalie Klein-Kelly, cheffe du projet de transformation de l’Agence centrale de recherches du CICR, Karen Loehner, responsable des Bureaux nationaux de renseignements du CICR et Jelena Milosevic Lepotic, cheffe de l’unité de protection des liens familiaux, partagent leurs réflexions sur l’importance actuelle de l’Agence centrale de recherches du CICR et sur son histoire. Elles montrent qu’il est essentiel de rétablir certaines activités, telles que la transmission des renseignements sur les personnes protégées entre les parties. Ces activités n’existent que dans ce type de conflit, dans lequel les acteurs humanitaires peuvent être moins habitués à intervenir après des décennies principalement marquées par des conflits armés non internationaux et d’autres situations de violence.
À la lumière des nouvelles réalités géopolitiques mondiales, il est nécessaire de se réapproprier les principes fondamentaux des conflits armés internationaux (CAI) relatifs au droit et à la protection, en particulier ceux énoncés dans les Conventions de Genève de 1949. Dans une situation de conflit armé entre deux ou plusieurs États, celles-ci prévoient la protection de différentes catégories de personnes tombées aux mains de l’ennemi, c’est-à-dire aux mains d’une partie au conflit à laquelle elles n’appartiennent pas, ou dont elles ne sont pas ressortissantes.[1] Elles établissent également dans une certaine mesure le cadre dans lequel les acteurs humanitaires peuvent et doivent mener leurs activités : L’Agence centrale de recherches (ACR) du CICR en fait partie.
L’ACR joue un rôle essentiel pour rétablir le contact entre les personnes tombées aux mains de l’ennemi et la puissance dont elles dépendent, leur pays d’origine, leur dernier lieu de résidence [2], et enfin, leurs familles. Les États qui sont parties[3] à un conflit armé international doivent, entre autres, rendre compte du sort des personnes du camp ennemi tombées en leur pouvoir qui bénéficient d’une protection, c’est-à-dire les prisonniers de guerre, les militaires du camp ennemi décédés et d’autres personnes protégées détenues ou internées. Cela implique de fournir à l’ACR toutes les informations sur leur sort et l’endroit où elles se trouvent. L’ACR est expressément mandatée par les Conventions de Genève pour recueillir ces renseignements et les transmettre d’un camp à l’autre, en tant qu’intermédiaire neutre et lieu sûr de conservation des informations.
Bien que la Troisième Convention de Genève parte du postulat qu’il est préférable pour les prisonniers de guerre que la puissance dont ils dépendent connaisse leur sort et l’endroit où ils se trouvent, la Quatrième Convention de Genève prévoit une exception à la transmission de ces renseignements, dans le cas où les personnes protégées dont il est question estiment que cette transmission leur porte préjudice ou a des conséquences néfastes sur leurs familles. Dans ce cas de figure, l’ACR doit en être informée afin de prendre toutes les précautions nécessaires, en particulier la décision de ne pas transmettre de renseignements. Le CICR considère que cette exception s’applique aussi aux prisonniers de guerre.
Origines historiques des Agences de recherches du CICR : les guerres de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle
Historiquement, les activités de recherches du CICR et du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge remontent à la guerre franco-prussienne de 1870, avec la création de « l’Agence de Bâle » par le CICR. Au départ, cette agence transférait les correspondances entre les prisonniers de guerre et leurs familles d’un système postal (national) à un autre. Cette action intermédiaire très concrète était essentielle, car les services postaux n’assuraient plus de services transfrontières.
Les activités se sont par la suite diversifiées, en particulier pendant les deux guerres mondiales, lorsque les Agences de recherches du CICR (une agence par Guerre mondiale) sont devenues « le cœur de l’Europe » [4] : elles obtenaient des renseignements de la part des belligérants sur les combattants tombés en leur pouvoir, ainsi que sur d’autres personnes internées et transmettaient ces informations à la partie adverse, en prenant soin de les conserver. Cela a permis de rechercher et de localiser des millions de personnes séparées de leurs familles et loin de leurs pays. L’importance historique, dans une perspective à long-terme, des archives ainsi constituées par l’Agence de recherches de la Première Guerre mondiale, composées d’informations sur deux millions de personnes, a été reconnue lorsque celles-ci ont été inscrites sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.[5]
Ces activités historiques de recherches sont donc mieux mises en lumière dans les situations dans lesquelles des États souverains sont en guerre, où des personnes sortent du radar de protection de leur pays d’origine.[6] Cela concerne les prisonniers de guerre, mais également les « étrangers ennemis », c’est-à-dire les civils qui se trouvent en territoire ennemi. Puisque le nombre de représentants de pays neutres offrant leurs services à ces « ennemis capturés » a diminué au cours de la Première Guerre mondiale, l’importance des activités des Agences de recherches du CICR visant à rechercher et localiser ces « étrangers » s’est accrue.[7]
Non seulement ces Agences ont transmis des renseignements sur leurs citoyens civils ou militaires aux États parties aux conflits, mais, à la fin de la guerre et souvent des années durant, elles se sont employées à délivrer divers documents de voyage et attestations pour ces personnes, à la place de l’État dont elles étaient ressortissantes. Et ce, car ces personnes ne pouvaient pas contacter l’État en question ou parfois parce que ce dernier n’existait plus ; dans tous les cas, des personnes dépendaient des Agences de recherches qui avaient collecté, conservé et protégé leurs renseignements. Dans le cas des étrangers se trouvant en territoire allemand en 1945, y compris les survivants des persécutions nazies et les travailleurs forcés, l’Agence de recherches concernée, actuellement connue sous le nom d’« Archives Arolsen », continue de délivrer des attestations et utilise également ces informations gardées en lieu sûr pour contacter les familles, 75 ans plus tard.[8]
Changement d’approche à la fin du 20ème siècle : focaliser (uniquement) les activités sur les liens familiaux
Dans les années 1970, un délégué du CICR déplorait « une des situations les plus absurdes du droit international aujourd’hui. Les étrangers sont mieux protégés que vos propres ressortissants [traduction CICR] ».[9] Jusque dans les années 1990, en effet, l’importance du droit international des droits de l’homme s’est accrue, également dans le secteur humanitaire.[10]
Pour le CICR et ses activités de recherches, cela s’est traduit par une évolution dans l’approche de son rôle, passant d’un rôle d’intermédiaire entre des États parties à un conflit à celui d’intermédiaire entre une personne et son pays d’origine ou le groupe armé non étatique auquel elle appartient. En d’autres termes, le CICR a acquis le rôle d’intermédiaire entre des membres de familles séparées sans nécessairement d’intervention de l’État. Au lieu de fonder son action sur la réception d’informations relatives à des individus transmises par les belligérants, comme c’était le cas historiquement, l’ACR a adapté ses activités pour recueillir des renseignements par d’autres moyens, en particulier en visitant des lieux de détention.
Sur le plan opérationnel, cela a conduit à ce que les activités des Agences de recherches démarrent le plus souvent par une demande de recherche d’une personne disparue émise par la famille ou des demandes des personnes directement concernées, et non plus par la transmission d’informations par les parties, comme pendant les deux guerres mondiales.[11] Dans cette perspective, dans la seconde moitié du 20ème siècle, les activités se sont aussi fortement étendues aux autres situations de violences, aux catastrophes et à la migration, grâce aux ressources humaines et aux capacités du Réseau des liens familiaux du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
Aujourd’hui, ce puissant réseau est composé de plus de 160 Sociétés nationales et peut, de façon très concrète, aider des familles à se réunir et à rester en contact depuis différents endroits du monde. Afin d’assurer la continuité de son rôle de coordination et de consultation dans ce réseau, le CICR a créé une « Agence centrale de recherches » permanente dans les années 1960.
Les familles ou les États : à qui l’Agence centrale de recherches devrait transmettre des renseignements et quelle est la différence ?
Lorsqu’une personne a besoin d’une protection, qu’elle n’est plus entre les mains de la puissance à laquelle elle appartient ou de l’État dont elle est ressortissante et qu’elle est donc séparée de sa famille, ces deux liens – à l’État et à la famille, permettent d’obtenir une protection et une assistance. Pour en donner un exemple concret : le rapatriement immédiat d’un prisonnier de guerre ou son hospitalisation dans un pays neutre, par exemple pour raisons médicales, passent en général par une décision de l’État. Ainsi, un État qui sait quels membres de ses forces armées ont été capturés et qui a connaissance de leur état de santé peut jouer un rôle essentiel pour mettre en place de telles mesures sur le fondement d’accords entre les Parties, tel que le prévoit la Troisième Convention de Genève. Plus concrètement, dans un CAI, la Troisième Convention de Genève part de l’hypothèse que les États sont en lien avec les familles de leur personnel militaire, lesquelles peuvent s’adresser à eux pour obtenir des renseignements ou recevoir l’aide de leurs autorités.
Si l’on garde l’analyse qui précède à l’esprit et que l’on examine les particularités des CAI et les dispositions des Conventions de Genève, dans sa conception générale, le rôle de l’ACR dans un conflit armé international ne devrait pas se limiter au nombre de personnes qu’elle cherche à localiser à la demande des familles. Ce rôle supplémentaire de l’ACR vis-à-vis des familles vise avant tout à aider ceux qui sont laissés pour compte dans ce système : par exemple, des familles qui ne peuvent pas être contactées par l’État dont elles sont ressortissantes, soit parce qu’elles sont résidentes sur le territoire d’un autre État, soit parce qu’elles ont été déplacées. Ainsi, tant pendant les guerres mondiales qu’actuellement, certaines familles ont toujours contacté directement les agences de recherches du CICR pour répondre à leurs différents besoins.
Pour mieux comprendre le mandat de l’ACR dans les conflits armés internationaux, il faut (à nouveau) mettre en avant le système prévu par les Conventions de Genève concernant les obligations des États de déterminer le sort des personnes tombées en leur pouvoir en passant par l’ACR du CICR, qui transmet les renseignements à l’État en question qui, à son tour, en informe les familles. Ce système permet également à l’ACR de conserver les informations relatives au sort de ces personnes et à l’endroit où elles se trouvent et de les rendre disponibles pour les personnes protégées et leurs familles pour une longue durée.
[1] Bien que la nationalité d’une personne soit un critère pour qu’elle soit considérée comme une « personne protégée » en vertu de l’article 4 de la Quatrième Convention de Genève, la nationalité n’est pas prise en compte pour octroyer le statut de prisonnier de guerre prévu à l’article 4, lettre A de la Troisième Convention de Genève.
[2] Voir l’article 123 de la Troisième Convention de Genève et l’article 140 de la Quatrième Convention de Genève, qui prévoient respectivement la transmission de renseignements sur les prisonniers de guerre par l’ACR à la puissance dont ils dépendent ou à leur pays d’origine et la transmission de renseignements sur d’autres personnes protégées à leur pays d’origine ou de résidence.
[3] Ces obligations s’appliquent de la même manière aux pays neutres qui accueillent ces personnes sur leur territoire dans le cas où ils décident de les interner.
[4] Stefan Zweig, Le cœur de l’Europe : une visite à la Croix-Rouge internationale de Genève, Paris, 1918.
[5] Gradimir Djurovic, l’Agence centrale de recherches du Comité international de la Croix-Rouge. Activité du CICR en vue du soulagement des souffrances morales des victimes de guerre, Institut Henry Dunant, Genève, 1981.
[6] Robert Jackson, Sovereignty. The Evolution of an Idea, Polity Press, Cambridge 2007, en particulier les pages 149 et 154.
[7] Daniela L. Caglioti, War and Citizenship. Enemy Aliens and National belonging from the Frenc Revolution to the First World War, Cambridge University Press, 2021.
[8] Son nom d’origine était « le Service de recherches international », dirigé par le CICR jusqu’en 2012 ; voir : https://arolsen-archives.org/fr/.
[9] Propos de Jacques Moreillon, délégué-général pour l’Afrique, CICR, 1975 (Archives du CICR, B AG 225 231-004), tels que cités par Andrew Thompson, Restoring hope when all hope was lost : Nelson Mandela, the ICRC and the protection of political detainees in apartheid South Africa, Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 98, n° 90, 2016, pp- 799-829.
[10] Stephen Hopgood, For a fleeting Moment: The short, Happy Life of Modern Humanism, in Michael Barnett (dir.) Humanitarianism and Human Rights: A World of Difference, Cambridge University Press 2020, pp. 89-104.
[11] Pendant la Seconde Guerre mondiale, des cartes de capture ont été distribuées aux prisonniers de guerre qui les ont remplies puis envoyées à l’Agence de recherches du CICR. Pour une puissance détentrice, c’était en réalité la première manière de rendre compte du sort de ces prisonniers de guerre ; et une personne cherchant à obtenir une protection du CICR pouvait également faire une demande pour commencer à renseigner son sort et l’endroit où elle se trouve et conserver ces informations dans l’optique de son besoin futur d’obtenir une attestation. Pour plus d’informations sur les cartes de capture après la fin des guerres mondiales, voir l’article 70 de la Troisième Convention de Genève.
Cet article a été initialement publié en anglais le 29 février 2024.
Voir aussi :
- Yvette Issar, Un filet de protection pour les prisonniers de guerre : cinq principes fondamentaux de la Troisième Convention de Genève, 25 juillet 2023
- Helen Obregón Gieseken, Ximena Londoño, En quête de réponses : élucider le sort des membres de familles séparées, des disparus et des morts dans les conflits armés internationaux, 31 mai 2022
- Ellen Policinski, Prisoners of war in contemporary armed conflict: Interpreting the Third Geneva Convention 70+ years after its negotiation, August 11, 2022
- Ramin Mahnad, In the hands of belligerents: status and protection under the Geneva Conventions, May 19, 2022
- Helen Obregón Gieseken, Ximena Londoño, Looking for answers: accounting for the separated, missing and dead in international armed conflicts, April 11, 2022
- Ximena Londoño, Helen Obregón Gieseken, Sustaining the momentum: working to prevent and address enforced disappearances, August 26, 2021
- Filipa Schmitz Guinote, Eva Svoboda, Where are they? Three things the families of missing persons teach us about war and peace, May 6, 2021
- Cordula Droege, GCIII Commentary: ten essential protections for prisoners of war, July 23, 2020
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