Crédit photo (en-tête) : Basher Taleb
En juin dernier, le photojournaliste palestinien Saher Alghorra a reçu le Visa d’or humanitaire 2025 du CICR pour son regard saisissant et intime dans sa série photo intitulée Sans Issue. À travers son objectif, il nous confronte aux réalités de la guerre à Gaza. Il capture la résilience au milieu de la dévastation, rendant hommage à des vies changées à jamais.
Depuis le début de la guerre à Gaza, Saher Alghorra n’a jamais quitté le terrain. Jour après jour, sous les bombardements, ce jeune photojournaliste de 28 ans documente avec une rare intensité la souffrance, la peur et la résilience des civils pris entre deux feux. Alors que la guerre continue, il poursuit inlassablement son travail. Le CICR est fier de reconnaître, à travers ce prix, son engagement en faveur de la vérité, de la dignité et de l’humanité.
Dans cet entretien, conduit par Ahmed Ghanam pour le blog arabophone du CICR Al-Insani, Saher Alghorra revient sur son parcours, les scènes qu’il a capturées – et celles qu’il n’a pas pu photographier.
Attention, les photos contenues dans cet article peuvent heurter la sensibilité de certaines personnes. Les propos et les légendes contenus dans cet article sont ceux du photojournaliste et n’engagent ou n’expriment pas les positions du CICR.
Le CICR rappelle l’obligation des belligérants à respecter le droit international humanitaire. Seul un accord durable entre les parties pourra mettre un terme aux souffrances endurées par les millions de civils gazaouis qui se battent au quotidien pour leur survie, ainsi que par les otages et leurs familles.
Pour commencer, comment avez-vous découvert la photographie, et à quel moment avez-vous pris votre premier cliché en tant que photojournaliste ?
J’ai commencé à m’intéresser à la photographie en 2017, pendant mes études en relations publiques et médias à l’Université de Palestine. C’est cette année-là que mon père m’a offert mon tout premier appareil photo qui m’a permis de faire mes premiers pas. J’ai d’abord photographié des scènes de la vie quotidienne et réalisé des images pour mes projets universitaires. Après l’obtention de mon diplôme, j’ai travaillé bénévolement pour le Croissant-Rouge palestinien, ce qui m’a permis de me confronter aux réalités du terrain et de m’initier à la photographie humanitaire.
25 mai 2021, Gaza. Saher Alghorra accompagne l’équipe de secours de la Société du Croissant-Rouge pour évaluer les dégâts causés aux maisons de la zone d’Al-Ghoul dans le quartier d’Al-Nasr, au nord-ouest de la ville de Gaza, à la suite d’attaques qui avaient duré 10 jours.
C’est en 2018, en documentant les marches du retour à la frontière orientale de Gaza, que j’ai véritablement fait mes débuts dans le photojournalisme. J’ai alors commencé à constituer mes propres archives et à affiner mon regard. Depuis 2021, je travaille en tant que photojournaliste indépendant, en collaboration avec des agences internationales et des organisations humanitaires. Et depuis le début de la guerre en 2023, je suis toujours là, sur le terrain, à témoigner de ce qui se passe.
Dans une précédente interview, vous avez expliqué que vous aviez commencé par vouloir « photographier la beauté » : la mer, la vie, les instants lumineux. Mais très vite, ce sont la guerre, les manifestations et les tragédies qui se sont imposées à votre objectif. Comment avez-vous vécu ce basculement ?
En temps de paix, c’est presque instinctif pour un photographe de chercher la beauté de sa ville : la mer, les pêcheurs, les enfants qui jouent, les moments de joie, ces scènes ordinaires qui réchauffent le cœur et nourrissent ce sentiment d’être à sa place. Mais Gaza ne nous a pas laissé ce luxe.
Ici, la guerre est longue, le siège est sévère, et la réalité impitoyable, même pour les rêveurs. Comme beaucoup d’autres habitants, je vis dans une géographie de l’oppression où il est impossible de rester neutre ou simple spectateur. À mesure que la souffrance s’intensifiait, le sens de mes photos a changé. Ce n’était plus une question d’art ou d’esthétique. C’est devenu une responsabilité morale et humaine.
Dans mon travail, je me suis concentré sur deux facettes indissociables de la vie à Gaza : d’un côté, documenter les injustices et les luttes quotidiennes pour la survie – les destructions, la faim, les bombardements incessants. De l’autre, montrer que malgré tout, les gens ici s’accrochent à la vie, qu’ils refusent simplement de survivre – ils veulent vivre.
C’est pour cela qu’à côté des images de guerre et d’exode, je cherche aussi les lueurs d’espoir, même dans les endroits les plus fragiles : un enfant jouant dans les ruines, une famille fêtant un anniversaire dans un camps de déplacés, une petite lumière qui perce l’obscurité d’une tente.
Oui, mon regard a changé – je suis passé de la quête de beauté à la nécessité de témoigner des blessures. Mais mon objectif est resté le même : transmettre la vérité, qu’elle soit lumineuse ou insupportable.

Des Palestiniens fuient leurs maisons dans la partie est de Khan Younis, à Gaza, le 22 juillet 2024. Menacés d’évacuation par l’armée israélienne, ils ont été contraints de fuir sous les tirs de l’armée, dans un climat de peur et de panique parmi les citoyens, femmes et enfants. © Saher Alghorra / Zuma Press
Comment parvenez-vous à concilier votre devoir professionnel de témoignage avec vos émotions et vos responsabilités familiales dans une patrie sous les bombes ?
Trouver cet équilibre est sans doute l’une des choses les plus difficiles que j’aie jamais affrontées. À Gaza, nous ne sommes pas des journalistes de passage. Nous ne venons pas couvrir un conflit pour ensuite rentrer chez nous. Nous sommes les enfants de cette terre.
Nous vivons la guerre dans notre chair, et nous la documentons alors même qu’elle nous consume.
En octobre 2023, quand l’évacuation du nord de la bande de Gaza a été ordonnée, j’ai emmené ma famille vers le sud, à la recherche d’un abri plus sûr. Je les ai laissés là et je suis retourné immédiatement sur le terrain. Pendant des semaines, je suis resté loin d’eux, exposé chaque jour au danger. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai installé ma tente près d’un hôpital, transformant notre camp de fortune en une base opérationnelle. Nous dormions à côté des services d’urgence, entre les sirènes et les ambulances, travaillant sous un ciel déchiré par les bombes, pendant que les corps arrivaient par dizaines.
Et tout ce temps, une inquiétude ne nous quittait jamais : celle de ne pas savoir si nos proches, que nous n’avions pas revus depuis des jours, étaient encore en vie.
À Gaza, la peur est omniprésente. Pourtant, vous continuez à sortir chaque jour avec votre appareil photo, même sous les bombardements. Qu’est-ce qui vous permet de dépasser cette peur ? Et comment savez-vous quand il est temps de vous retirer, pour sauver votre vie ?
Dans ce métier, la peur est une compagne de tous les instants. Le danger fait partie intégrante de notre quotidien. Dès le départ, nous savons que le chemin que nous empruntons est semé d’embûches – et nous ne nous faisons aucune illusion sur la sécurité. Ce qui me permet d’avancer malgré tout, c’est ma foi dans le message que je porte, ma confiance en Dieu, et ce sens aigu de responsabilité – envers ma famille, mon peuple, et la vérité qu’il faut faire entendre. Ce sentiment me donne un courage qui n’annule pas la peur, mais la devance.
Nous ne sommes pas des aventuriers inconscients. Chaque mission est réfléchie. Nous évaluons les risques, portons des équipements de protection, étudions les itinéraires et fixons nos propres lignes rouges – celles qu’il ne faut pas franchir, pour ne pas perdre la vie inutilement. Mais parfois, il n’y a pas d’autre choix que de prendre des risques calculés.
Je me souviens d’un moment, à Rafah, avant que nous soyons contraints de fuir vers le sud. Cette fois-là, le ciblage des journalistes avait atteint un niveau inédit. Pour la première fois, j’ai eu la sensation que mon appareil photo pouvait me coûter la vie. Nous avons commencé à éviter de le porter en public, de peur d’être pris pour cible. Dans ces cas-là, il ne s’agit pas d’un abandon, mais d’une retraite tactique.
La peur, si on la laisse gagner, réduit tout au silence. Et le silence, en temps de guerre, n’est pas une option. Parfois, je prends des risques. Parfois, je fais une pause. Mais dans tous les cas, je veille à ce qu’aucune histoire ne se perde. Parce qu’ici, aller de l’avant n’est pas de l’héroïsme – c’est une nécessité.
Vous souvenez-vous d’un moment où vous avez posé votre appareil, non pas parce que vous ne pouviez pas photographier, mais parce que vous ne supportiez plus d’être témoin ?
Oui. Un moment que je n’oublierai jamais.
C’était à la fin de l’année 2024, à l’hôpital des martyrs d’Al-Aqsa, à Deir al-Balah, au centre de Gaza. Ce matin-là, un massacre terrible avait eu lieu à l’ouest de la ville. En un instant, l’hôpital s’est rempli de blessés et de corps. C’était comme si la mort avait tout à coup décidé d’envahir les lieux.
J’ai commencé à photographier les blessés dès leur arrivée aux urgences. La douleur était partout, les cris résonnaient sans fin, le chaos régnait. Je n’avais pas le temps de penser, je devais simplement documenter. Puis je suis allé à la morgue. Je savais ce que j’allais y trouver, mais je n’étais pas préparé à ce que j’ai vu.
Devant la porte, une scène m’a coupé le souffle. Des femmes s’effondraient, hurlaient, se frappaient le visage, serraient les linceuls contre elles, embrassaient des fronts froids. Des hommes pleuraient en silence ou s’effondraient. Des corps d’enfants et de jeunes, étendus dans les congélateurs, couverts de sang, avec encore sur le visage une expression de sommeil, et non celle de la mort.

Un homme pleure en enlaçant le corps d’un proche enveloppé d’un linceul blanc à la morgue de l’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa à Deir al-Balah, à Gaza, le 13 août 2024. Plusieurs Palestiniens blessés et décédés sont arrivés à l’hôpital des Martyrs Al-Aqsa après des bombardements israéliens sur plusieurs zones du centre de la bande de Gaza. © Saher Alghorra / Zuma Press
À ce moment-là, j’étais figé. Je n’ai pas pu lever mon appareil. Je suis resté là à écouter les pleurs, les cris, les gémissements des mères. J’étais cloué au mur, impuissant, paralysé. Pour la première fois, j’ai eu l’impression que je ne pouvais plus prendre une seule photo.
Ce n’était pas la peur qui m’arrêtait. C’était autre chose. J’étais juste un être humain, face à une tristesse qui dépassait tout. Et tout ce que je pouvais faire, c’était pleurer en silence.
Je me suis retiré doucement. Et je me suis dit : Assez. Pour aujourd’hui, c’est assez.
Parmi toutes les images que vous avez prises, y en a-t-il une qui représente pour vous un « point de non-retour » – celle après laquelle rien n’a plus jamais été comme avant ?
Il est difficile de dire qu’une seule photo peut changer fondamentalement une personne. Je crois plutôt que ce sont les expériences accumulées, les blessures répétées, les cicatrices qui s’empilent, qui finissent par nous transformer. Mais il y a une image que je n’oublierai jamais, une qui continue à me hanter. C’est celle de l’enfant Ziad Saydam, unique enfant de ses parents, tué lors du bombardement du camp de Nuseirat. Je l’ai photographié à l’hôpital des martyrs d’Al-Aqsa.
Je revois la scène dans ses moindres détails : le père assis à même le sol, serrant le corps sans vie de son fils, pleurant à chaudes larmes, lui parlant comme pour le ramener à la vie. Il répétait : « Pardonne-moi, Baba. Je n’ai pas su te protéger. » La mère, elle, oscillait entre les cris et le déni. Par moments, elle hurlait « Pas mon fils ! Il n’est pas mort ! », puis soudain elle le fixait en silence, comme si son esprit était figé. Je suis resté là, brisé et abasourdi. Incapable d’appuyer sur le déclencheur. Puis, dans un silence presque irréel, j’ai levé mon appareil et pris cette photo : la mère touchant délicatement le cœur de son fils, dans un silence de sidération ; à côté, le père effondré se couvrait le visage, comme s’il refusait de voir ou de croire à l’ampleur de la perte.

Une mère pleure son fils, Ziad Mahmoud Ziad Saydam, à la morgue de l’hôpital des Martyrs Al-Aqsa à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 24 juin 2024. Le garçon a été tué le 24 juin 2024 lors d’un raid israélien contre une maison du camp de Nuseirat, au centre de Gaza après avoir fui vers Rafah, passant deux mois à se déplacer pour se mettre en sécurité, puis fui de Rafah pour trouver refuge à Deir al-Balah, où Ziad a perdu la vie dans l’attaque. © Saher Alghorra / Zuma Press
C’était la première image de ma série Sans Issue. Pour moi, c’est aussi la plus puissante. Je l’ai envoyée à des expositions internationales – non pas pour son choc visuel, mais pour sa vérité humaine. Tout y est : la perte, l’égarement, l’abandon et le véritable coût de la guerre.
Mais l’impact de cette photo ne s’est pas arrêté à sa publication ou aux prix qu’elle a pu recevoir. Pendant des jours, le visage de Ziad m’est resté imprimé dans la mémoire. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais sa mère lui essuyer doucement le front, comme si elle espérait encore un miracle. Je ne dirais pas que cette image m’a transformé du jour au lendemain. Mais quelque chose en moi s’est fissuré et je n’ai plus jamais été le même.
Depuis ce jour, mon appareil photo n’est plus simplement un outil de documentation. Il est devenu le témoin de ceux dont l’histoire ne sera pas racontée, dont la douleur reste muette.
Pourquoi avez-vous décidé de déposer votre candidature pour le Visa d’or humanitaire ? Qu’espériez-vous à travers cette démarche ?
Ma candidature au Visa d’or humanitaire est née à la fois d’une ambition professionnelle et d’un engagement profondément humanitaire. Ce prix, organisé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), est l’un des plus reconnus au monde dans le domaine du photojournalisme humanitaire. Il se distingue par son attention portée aux souffrances des civils dans les zones de conflit, bien au-delà des faits bruts ou des simples événements.
Lorsque j’en ai entendu parler, j’ai immédiatement pensé : c’est exactement le cadre que je recherche. Un cadre qui permette à mes images, témoignant de la souffrance de la population de Gaza, de trouver une plateforme respectueuse, loin de toute instrumentalisation, et capable d’entendre la voix des victimes pour ce qu’elle est : une parole de vérité, de dignité et de douleur.
L’une de mes principales motivations était aussi de savoir que ce prix offrirait à mes photos une visibilité au festival international Visa pour l’Image à Perpignan en France – le rendez-vous annuel de photojournalisme le plus important au monde. J’ai imaginé ces images de Gaza exposées là-bas, dans un espace où se croisent journalistes, décideurs, acteurs humanitaires… et j’ai senti qu’à travers elles, la voix des habitants de Gaza, souvent absente des nouvelles quotidiennes, pourraient enfin résonner plus loin, plus fort.
D’un point de vue professionnel, je ne cache pas que remporter un prix de cette envergure est un jalon important dans la carrière d’un photographe. Être reconnu par une organisation comme le CICR, dont l’action humanitaire dans les zones de guerre est mondialement reconnue, donne aussi un poids particulier à ce prix.
Enfin, je tiens à remercier ici une personne qui a beaucoup compté dans ce parcours : la photographe française Aruallan. Depuis les premiers jours de la guerre, elle m’a soutenu tant sur le plan psychologique que professionnel.
Parlez-nous de votre série photographique Sans Issue. Comment est née cette idée, et quelle est l’histoire derrière ce titre ?
Le titre Sans Issue ne relève pas du hasard. Il est né d’un sentiment profond, partagé par tous les habitants de Gaza : l’impression oppressante d’être enfermés, piégés, sans issue. Il m’a été inspiré par un vers du poète Mahmoud Darwish, qui écrit :
« Vous êtes assiégiés par la folie…
Les gens que vous aimez sont partis…
Il n’y a pas d’issue. Il n’y a pas d’issue. »
Chaque fois que j’entends ces mots, j’ai la sensation qu’ils résument avec justesse notre situation : il n’y a nulle part où fuir. Aucun refuge face au siège, aux bombardements, à la faim, à la mort – même lorsqu’on reste chez soi, elle nous trouve.
En réfléchissant à ce que nous vivions durant la guerre, j’ai compris que ce titre exprimait exactement ce que nous vivions. Il incarne à la fois la réalité physique de l’enfermement et la sensation psychologique d’étouffement. Ce que je voulais, c’est que tous ceux qui verraient mes images ressentent ce poids : celui de se réveiller chaque matin en se demandant non pas « Sommes-nous en sécurité ? », mais plutôt « Où trouver un endroit pour survivre ? »
Chaque photo de cette série témoigne de cela : des vies suspendues, des corps pris au piège, des personnes enfermées dans une réalité qui échappe à leur contrôle.
À travers ces images, je voulais envoyer un message au monde : S’il n’y a pas d’issue pour nous dans cette guerre, il y a au moins une issue pour que vous puissiez la voir telle qu’elle est vraiment.

Des foules massives de Palestiniens qui avaient été déplacés vers le sud de la bande de Gaza retournent vers le nord suite à la décision d’Israël d’autoriser leur retour dans leur ville pour la première fois depuis les premières semaines de guerre contre le Hamas, dans la zone du pont Wadi Gaza à Gaza City le 19 janvier 2025. © Saher Alghorra / Zuma Press
Ce prix honore aussi, à travers vos images, les personnes que vous avez photographiées. Certaines d’entre elles vous ont-elles marqué par leur regard, leur histoire ou leur détresse ?
Chaque image de la série Sans Issue porte un visage qui me hante. Mais l’une des scènes les plus marquantes – celle qui ne m’a jamais quitté – n’est pas liée aux bombardements, mais à la faim.
Je l’ai capturée alors que je documentais la distribution de repas gratuits dans une takaya [cuisine communautaire] à Khan Younis. En raison du siège et de l’effondrement total de l’économie, une foule toujours plus nombreuse est devenue dépendante de ces repas simples : du riz, de la soupe, à peine de quoi calmer la faim. Ce jour-là, des centaines de personnes se sont présentées, surtout des femmes et des enfants. Et soudain, j’ai aperçu un petit garçon coincé entre les corps entassés contre les barrières de fer. Il criait, terrifié, le visage rouge et congestionné, à bout de souffle. Avec l’aide des volontaires, je me suis précipité pour l’extirper de la foule. On l’a éloigné de l’agitation et donné une assiette de nourriture.
Lorsque j’ai regardé autour de moi, j’ai vu une scène effrayante : Des mères et des enfants, les yeux remplis de faim et de peur de revenir les mains vides. Certains pleurent, les mains levées à la recherche d’une part. Parmi eux, des gens qui, hier encore, n’auraient jamais imaginé devoir faire la queue pour une louche de soupe.
J’ai pris mon appareil photo et j’ai photographié une femme qui criait et levait les mains au ciel au milieu de la foule, un enfant en larmes à ses pieds. J’ai inclus cette photo dans ma série parce qu’elle dépeint un autre type de douleur… La douleur qui ne se voit pas. Une guerre qui brise la dignité par la faim et qui tue les gens lentement, sans obus.
Chaque fois que je regarde cette photo, je ressens un nouveau sentiment de devoir. Le devoir de raconter les histoires cachées derrière la fumée de la guerre… Celles de ceux qui ne crient pas, mais qui souffrent chaque jour.

Des Palestiniennes compressées par la foule, tentent d’obtenir de la nourriture dans une cantine caritative, en pleine crise alimentaire, alors que le conflit entre Israël et le Hamas se poursuit, à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, le 29 novembre 2024. © Saher Alghorra / Zuma Press
Qu’est-ce que la guerre vous a appris sur la nature humaine lorsqu’elle est poussée à ses limites ?
Ce que j’ai le plus constaté, c’est l’apparition d’une profonde apathie chez de nombreuses personnes. C’est sans doute l’un des effets les plus dangereux de la guerre sur l’esprit humain : la douleur devient si répétée qu’elle finit par éteindre les réactions naturelles. À Gaza, j’ai vu des personnes dont les émotions semblaient anesthésiées par l’horreur.
Je me rappelle une image devenue virale : un homme assis tenant le corps d’un parent au milieu de la rue, en pleurs, pendant que des passants, pressés, continuaient leur chemin, marchant presque sur ses membres. La scène était à la fois insoutenable et devenue banale – comme si la mort s’était installée dans le quotidien, ne suscitant qu’un bref regard avant que la vie ne reprenne son cours.
C’est comme si la mort était devenue un spectacle courant dans la rue, n’attirant l’attention que pendant quelques secondes, puis tout le monde continue à vaquer à ses occupations. Cette scène m’a profondément bouleversé, mais elle est devenue une réalité récurrente.
Beaucoup répètent : « Je n’ai plus rien à perdre. » Que la mort devienne un événement ordinaire et que l’instinct d’auto-préservation s’affaiblisse, c’est un désastre psychologique collectif, la conséquence amère d’années de guerre.

De nombreux morts et blessés arrivent à l’hôpital médical Nasser le jour de la reprise de la guerre après une trêve qui a duré 7 jours, à Khan Younis dans la bande de Gaza le 1er décembre 2023. © Saher Alghorra / Zuma Press
À propos du Visa d’or humanitaire
Créé en 2011, le Visa d’or humanitaire du CICR est un prix de photojournalisme qui récompense une fois par an un·e photojournaliste professionnel·le ayant couvert une problématique humanitaire en lien avec un conflit armé. Ce prix s’intègre dans le festival international de photojournalisme Visa pour l’image.
Doté de 8 000 euros, ce prix répond à un double objectif, à savoir, valoriser le travail que réalisent chaque jour les photojournalistes sur le terrain, mais aussi et avant tout, promouvoir le droit international humanitaire par le prisme de la photographie.
Au fil de ses 15 éditions, le Visa d’or humanitaire a exploré diverses facettes des conséquences humanitaires des conflits armés :
- de 2011 à 2014 : Respect de la mission médicale en temps de guerre ;
- de 2015 à 2017 : Les femmes dans la guerre ;
- de 2018 à 2021 : Les guerres en ville ;
- de 2022 à 2023 : Déplacements contraints de populations ;
- de 2024 à 2025 : Le sort des civils dans les conflits armés.
Découvrez ici la rétrospective des lauréats du prix du Visa d’or humanitaire du CICR

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