Jean-Nicolas Marti a débuté au CICR en 1997 par une mission au Sri-Lanka. En 2003, après 5 années à Genève à travailler dans la division Forces Armées et Sécurité (FAS), il retourne sur le terrain pour ne plus le quitter. Pendant 10 ans, il va enchaîner les missions à Gaza, en Afghanistan, au Liban, en République Centrafricaine et au Yémen. En 2012, premier contact avec le Sahel en tant de que chef de la délégation régionale du CICR au Niger (qui à l’époque couvre les opérations au Mali). Après une parenthèse afghane de deux ans, il prend la tête de l’Institution à Bamako pour 4 ans. Mission qu’il vient d’achever pour à l’automne diriger les opérations du CICR en Libye. Dans cette tribune, publiée hier dans ID4D, le blog de l’Agence française de développement, Jean-Nicolas Marti propose quelques pistes de réflexion inspirées par son expérience du Sahel et le fameux « nexus », cette transition entre humanitaire d’urgence et développement auquel le CICR s’est essayé au Mali…

Au Mali, le constat de la décennie écoulée n’incite pas à l’optimisme. Même au pire de la crise de 2012, la situation n’était pas aussi dramatique qu’elle ne l’est aujourd’hui. À l’époque, en termes humanitaires, les besoins au centre du Mali étaient relativement couverts. Les pays avoisinants tels le Niger ou le Burkina Faso n’étaient pas encore touchés. Certes le Niger se préoccupait à juste titre de la crise du lac Tchad mais pas de sa frontière ouest.

Aujourd’hui, les confrontations entre groupes armés et forces armées traditionnelles se sont répandues dans toute la région. Le Burkina Faso en est l’exemple actuel peut-être le plus dramatique. Le Mali, quant à lui, ne connaît toujours pas la stabilité alors qu’apparaissent des foyers de violence au nord du Ghana, du Togo, du Bénin et même de la Côte d’Ivoire avec la crainte d’extension vers les côtes du golfe de Guinée. À cela sont venus s’ajouter les effets accrus du changement climatique.

Le changement climatique, un des facteurs d’aggravation de la crise au Mali

Le Sahel est aujourd’hui l’une des premières régions au monde à subir les effets du changement climatique. Ses conséquences s’ajoutent à bien d’autres, de l’exacerbation de la violence aux tensions ancestrales entre éleveurs et agriculteurs, de la faiblesse des structures étatiques à l’accroissement démographique. L’augmentation de la circulation des armes combinée à une augmentation d’un ou deux degrés de température sont incontestablement des facteurs d’aggravation de la situation.

Au long de la décennie écoulée, le changement climatique est devenu palpable à Tombouctou, à Gossi, ou encore à Gao. L’irrégularité des saisons, les faiblesses de l’irrigation, pourtant fondamentale pour les populations de la boucle du Niger, sont observables. Mais elles le sont d’autant plus lorsqu’elles se combinent avec d’autres facteurs tels que la faiblesse de l’État ou encore le conflit armé.

Sous le règne des djihadistes et séparatistes, le CICR seul sur le terrain

En 2011, après la chute de Kadhafi, l’aggravation des tensions dans la région, la circulation d’armes ou encore le retour dans le Sahel, à partir de l’automne, de combattants maliens ou nigériens ne laissaient rien présager de bon. Le CICR ne disposait pas à l’époque de délégation à Bamako et gérait ses opérations au Nord-Mali (en proie au conflit avec les séparatistes touaregs de l’Azawad) depuis sa représentation régionale du Niger. En 2013, après l’intervention des forces françaises (opération « Serval »), l’installation d’une délégation permanente à Bamako s’est imposée.

La priorité était alors de construire des réseaux. Objectif : faire mieux connaître l’institution au Mali, mais aussi consolider les opérations au Nord, le conflit s’exacerbant. Le CICR était quasiment le seul acteur humanitaire présent dans ces zones sous contrôle de groupes séparatistes et djihadistes, dans lesquelles 500 000 personnes dépendaient de son assistance alimentaire.

Dès cette période, le CICR a pris en charge l’hôpital de Gao, délaissé par les autorités, et a assuré la fourniture en électricité de la ville ainsi que l’approvisionnement en vivres de la population.

L’acceptation par les belligérants d’un espace humanitaire

Pour garantir cet accès et cette acceptation, un dialogue avec toutes les parties – que ce soit les forces armées maliennes, les forces internationales, les forces françaises mais aussi les groupes armés fondamentalistes – est impératif. Il s’agit de discuter de questions strictement humanitaires. Par exemple, avec les groupes armés des soins aux blessés, de la protection des civils ou encore du respect de la mission médicale. Cela n’a pas toujours été simple mais ces dialogues furent déterminants pour mener à bien nos actions.

Le CICR n’a aucun moyen d’imposer sa présence. Sa seule arme est la persuasion. Il lui faut convaincre ses interlocuteurs qu’être utile aux populations n’est pas un danger pour les acteurs du conflit. Le défi est permanent. Certes, le CICR est une organisation neutre, impartiale, indépendante, fondée sur le droit international humanitaire universellement reconnu. Pour autant, sur le terrain, il peut être perçu comme occidental. Son siège est en Suisse. Son financement provient des puissances les plus riches… Qui plus est, son emblème est parfois assimilé à un symbole chrétien.

Dans le Nord-Mali, le CICR ne l’utilise pas partout car les groupes qui contrôlaient la région y refusaient toute représentation de la croix. Des stickers magnétiques collés ou décollés des portières au gré des situations permettent alors une adaptation rapide dans les zones traversées. Le CICR signale systématiquement sa présence, informe du passage de ses véhicules tel jour, telle heure, telle route, banalisés ou pas.

In fine, l’acceptation du CICR a été relativement bonne au Mali tant du côté des séparatistes que des djihadistes. Beaucoup d’entre eux connaissaient déjà le CICR, pour l’avoir croisé sur le terrain dans les années 1990-2000. Le plus difficile fut d’établir des contacts avec des groupes venant de l’extérieur, notamment de Libye.

Militaires, humanitaires : les risques d’une confusion des rôles

La pléthore d’acteurs sur le terrain – qu’ils soient nationaux ou étrangers, civils ou militaires, combattants ou humanitaires – est à l’origine d’une certaine confusion. La plupart d’entre eux sont convaincus d’être sur un même bateau, naviguant dans la même direction, poursuivant le même objectif. Pour le CICR, fidèle à son mandat confié par les Conventions de Genève, son unique but, son unique agenda est humanitaire. Son bateau doit donc être perçu comme tel, autonome et indépendant.

La confusion est une réalité. Certes, elle n’est pas nouvelle. Il suffit de se souvenir de l’Afghanistan des années 2000 et des fameuses Provincial Reconstruction Team (PRT), entités militaires faisant ouvertement de l’humanitaire, jusqu’à utiliser des 4 x 4 blancs au lieu de leurs véhicules camouflés.

À l’heure actuelle, cette idée de complémentarité est très répandue et porte en elle le risque de confusion. Par exemple, l’approche « 3 D » – « défense, diplomatie, développement » – défendue par la France paraît séduisante d’un point de vue de la rationalisation des opérations. Mais quid de la perception de l’humanitaire neutre et indépendant ?

Le CICR se doit de se tenir à l’écart de ce type d’approche conformément à son rôle de « troisième combattant » si cher au docteur Marcel Junod, mythique délégué du CICR des années 1930-1940.

CICR : une expérience de développement en plein conflit armé

À partir de 2016 et sur financement innovant, le fameux Humanitarian Impact Bond, le CICR s’est lancé dans la construction de trois centres orthopédiques et de réhabilitation physique : un au Nigeria, un en République démocratique du Congo et un au Mali. Ce dernier a été construit à Mopti, dans le centre du pays, et sera opérationnel dans quelques semaines.

À l’origine, cette structure avait été prévue pour éviter aux amputés de Mopti de devoir rejoindre Gao ou Bamako pour y être traités. En 2016, le conflit était de faible intensité. L’étude de faisabilité du centre ne prévoyait alors qu’un nombre limité de patients. Il a donc fallu adapter le projet à l’aune du conflit s’exacerbant et au risque de voir brutalement s’accroître le nombre d’handicapés.

La construction a été voulue innovante avec de la brique traditionnelle et locale et des plafonds en voûtes nubiennes pour conserver un maximum de fraîcheur. Quant à la formation des personnels, orthoprothésistes et physiothérapeutes, elle a été prise en charge par le CICR à Lomé, au Togo.

Le CICR face au nexus urgence-développement

Cette expérience de construction de A à Z et de mise en œuvre par le CICR n’est pas vraiment dans l’ADN de l’institution, qui demeure une organisation d’urgence. Tout en travaillant sur le centre de réadaptation physique, le CICR a, ces 15 derniers mois, dû faire face en parallèle à la recrudescence des combats dans la région. Priorité a été donnée au renforcement des services de chirurgie, d’anesthésie et de traumatologie de l’hôpital de Mopti. Il y a aujourd’hui plus de blessés à Sévaré et Mopti (centre du Mali) que dans les hôpitaux de Gao et de Kidal (Nord) – ce qui donne une idée de l’actuelle conflictualité dans la région.

L’expérience acquise avec le centre de réadaptation physique de Mopti, tout comme celle de la reprise de l’hôpital de Gao en 2012 illustrent ce que peut-être la mise en œuvre pratique du nexus. Cette fameuse transition entre urgence et développement qui occupe aujourd’hui tout le landerneau humanitaire.

Le CICR peut lui aussi s’inscrire dans ce processus, à condition toutefois que le projet ne soit pas trop important, qu’il ne s’inscrive pas dans un « plan quinquennal » et demeure gérable au niveau local. À cet égard, la construction de l’établissement de Mopti grâce à des financements innovants peut-elle être un modèle à répliquer ? Tout dépendra de l’intérêt des donateurs quand, dans deux ans, le CICR se désengagera sur le plan opérationnel mais aussi financier.

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