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Assurer le respect du DIH dans les conflits armés à grande échelle : comment appréhender les difficultés que soulèverait un tel conflit dans la région Asie-Pacifique

Action humanitaire / Détention / Droit et conflits 15 mins read

Assurer le respect du DIH dans les conflits armés à grande échelle : comment appréhender les difficultés que soulèverait un tel conflit dans la région Asie-Pacifique

Les eaux qui s’étendent de l’océan Indien oriental au Pacifique occidental en passant par l’Asie du Sud-Est et de l’Est jouent un rôle important dans le commerce mondial, abritent de nombreuses espèces marines qui constituent un moyen de subsistance essentielle pour une partie importante de la population et soutiennent les économies régionales. Elles jouent un rôle central dans la sécurité nationale de nombreux États et comptent également des puissances majeures, de vastes États archipélagiques et de nombreux États dont la superficie est plus réduite, y compris des petites nations insulaires. Ces eaux font en outre l’objet de rivalités sur des territoires maritimes revendiqués, de goulets d’étranglement sur le plan stratégique et d’une présence militaire croissante, en particulier la présence d’États extérieurs à la région. Les tensions prennent de l’ampleur lorsque des incidents maritimes se produisent, et le risque que des erreurs d’appréciation de la situation conduisent à des affrontements plus importants est permanent.

Les conflits armés ne sont pas inévitables. En revanche, si un conflit éclate, il se peut  que son intensité, son ampleur et sa cadence soient redoutables et qu’il ait des conséquences humanitaires très importantes.  Se préparer à un tel scénario implique non seulement d’éviter toute escalade, mais aussi tout faire pour limiter les conséquences humanitaires du conflit et permettre la mise en œuvre d’une action humanitaire impartiale, même dans un contexte maritime complexe où des États neutres seraient également appelés à assumer des responsabilités importantes.

Dans cet article, qui fait partie de la série « Assurer le respect du DIH dans les conflits armés à grande échelle », Ansha Krishnan et Eve Massingham, conseillères juridiques au CICR, examinent certains des défis humanitaires qui se poseraient si un conflit de grande ampleur éclatait dans la région Asie-Pacifique.  Étant donné qu’il s’agit d’une zone maritime dont l’étendue géographique est vaste et face aux réalités géopolitiques actuelles, certains aspects de la préparation aux conflits doivent faire l’objet d’une attention particulière, notamment en ce qui concerne les mesures pratiques à mettre en place pour respecter les obligations du DIH et se préparer aux conséquences humanitaires attendues.

L’océan Pacifique couvre environ un tiers de la surface de la planète et ses îles habitées sont très éloignées les unes des autres. Dans l’économie mondialisée d’aujourd’hui, de lointains États du Pacifique qui étaient autrefois autosuffisants dépendent désormais du transport maritime pour leur ravitaillement, ce qui les rend vulnérables en cas d’interruptions d’approvisionnement si une guerre navale venait à éclater. L’ampleur des conséquences humanitaires serait particulièrement significative et il faudrait les anticiper. La région a certes une expérience et une expertise considérables en matière de réponse aux catastrophes naturelles, mais les conflits armés à grande échelle soulèvent des difficultés qui nécessitent une préparation plus approfondie.

Étendre les théâtres d’opérations : l’espace de combat multi-domaine

La dimension maritime des conflits dans la région Asie-Pacifique remettrait en question non seulement les cadres juridiques, notamment le droit de la guerre sur mer [1], mais aussi la capacité des États à faire face à des réalités humanitaires concrètes. Dans le domaine maritime, les vastes distances mettront à rude épreuve les plans de préparation. La prolifération des systèmes sans équipage, y compris des navires en mer, ajoute encore à la complexité des situations. Des drones navals ont été utilisés dans des opérations offensives contre des navires, des aéronefs et des cibles côtières, ce qui soulève des questions quant à la légalité et la légitimité de l’utilisation de systèmes d’armes autonomes [2].

En outre, les conflits armés contemporains ne se limitent plus aux opérations menées sur terre, sur mer et dans les airs : l’activité militaire dans les domaines cybernétique et spatial ainsi que dans l’environnement informationnel ne fait que croître.[3] Les cyber-opérations ciblant les infrastructures publiques, les réseaux de communication et les systèmes de transport sont de plus en plus fréquentes. Ces attaques brouillent les frontières entre monde civil et monde militaire, ce qui porte souvent atteinte à des services essentiels. La dépendance aux câbles sous-marins dans toute la région et la vulnérabilité de ce dispositif illustrent bien l’interaction qui existe entre ces domaines – une interaction dont les États sont de plus en plus conscients. Une attaque contre des câbles sous-marins à double usage militaire et civil aurait des conséquences humanitaires catastrophiques pour la région et pour le monde entier.[4]

Des partenariats dans la guerre : les obligations des partenaires d’une coalition

Un conflit à grande échelle centré sur la région Asie-Pacifique impliquerait certainement des forces armées déployées dans le cadre d’opérations conjointes, se déroulant loin des bases militaires. Les partenaires d’une telle coalition doivent préciser clairement les rôles et les responsabilités dans les opérations de détention conjointes,[5] envisager le transfert maritime des prisonniers, s’accorder sur les cadres juridiques et les procédures applicables, et établir des mécanismes de coopération, y compris pour le transfert de prisonniers d’un partenaire à un autre.[6] Puisque les récentes opérations multinationales ont principalement été conduites dans des situations qui ne constituaient pas des conflits armés internationaux (CAI), il est clair que de nombreux acteurs de la région, bien qu’ayant déjà participé à des opérations menées en coalition, n’ont pas eu à examiner ces questions dans le cadre de conflits armés internationaux d’une telle ampleur.

Examinons une situation dans laquelle une opération maritime serait déployée en appui à l’une des parties au conflit par une coalition de plusieurs partenaires participant à des opérations à grande échelle de capture, de transfert et de détention temporaire des combattants ennemis en mer. Ce scénario soulève plusieurs questions pratiques et juridiques : qui exerce un contrôle sur les prisonniers ? Quels cadres juridiques et procéduraux régissent la capture et les transferts de ces prisonniers entre les partenaires ? Des accords techniques formels, des protocoles d’accord ou des procédures opérationnelles standard conformes au DIH ont-ils été élaborés et signés par les Puissances détentrices et procédant aux transferts ? A-t-on mis en place des procédures de vérification pour que le partenaire chargé du transfert évalue si la personne transférée risque de subir des violations de ses droits fondamentaux ? Les forces navales sont-elles prêtes à recevoir et à détenir temporairement des prisonniers à bord de navires conformément au DIH ? Y a-t-il des points de débarquement appropriés permettant un transport sans danger, et dispose-t-on à terre d’installations adéquates [7] ? Les États neutres situés à proximité des opérations ont-ils été dûment consultés ? Dans le contexte d’opérations de détention à grande échelle impliquant des forces multinationales, le principe de non-refoulement[8] est un exemple d’interopérabilité juridique et militaire exigeant une forte cohésion au sein de la coalition.

Pour connaître les mesures préparatoires particulières à mettre en place pour assurer le respect du DIH dans les opérations de détention à grande échelle, veuillez consulter l’article précédent de cette série.

Les États neutres et leur obligation de recherche, de sauvetage et de rapatriement

La question de l’interprétation et de l’application du droit de la neutralité applicable aux États neutres et belligérants en temps de conflit armé est de plus en plus centrale. Historiquement, le droit de la neutralité maritime a toujours gagné en importance lors de conflits armés à grande échelle entre des puissances navales. Pour les États neutres, en particulier ceux dont le territoire est composé de vastes zones maritimes ou d’eaux archipélagiques, la question d’un conflit armé de grande ampleur dans la région Asie-Pacifique est un sujet du plus haut intérêt.

Des États neutres peuvent en particulier se retrouver involontairement impliqués dans le conflit à la suite d’opérations de détention fortuites ou d’opérations de recherche et de sauvetage maritimes menées à titre charitable.[9] En vertu du droit international de la mer, les États neutres ont l’obligation de coordonner et de faciliter les opérations de recherche et de sauvetage, qu’elles soient maritimes ou aériennes. Les capitaines des navires battant leur pavillon sont tenus de porter assistance aux naufragés, et les vaisseaux de la marine nationale de pays neutres peuvent participer à ces opérations de recherche et de sauvetage. Lorsque les membres blessés, malades, naufragés ou décédés de forces armées belligérantes sont placés sous le contrôle d’États neutres, ceux-ci ont des obligations spécifiques en matière d’internement, de transfert vers un territoire neutre pour y recevoir des soins médicaux, et de rapatriement – sauf accord contraire entre les États neutres et belligérants.[10]

Imaginons une situation dans laquelle un État neutre dont le port est situé à proximité de la zone des hostilités est la seule option dont dispose un navire de guerre d’une puissance belligérante pour transférer des blessés, des malades et des naufragés. Ces personnes peuvent avoir besoin de soins médicaux urgents ou d’un abri temporaire ; il est aussi possible qu’elles doivent être internées. Cet État neutre pourrait être invité à fournir l’aide humanitaire nécessaire tout en veillant à ce que le navire de guerre et son équipage ne puissent pas prendre à nouveau part aux hostilités.[11]

Maintenant, imaginons le même scénario à grande échelle. L’immensité de l’espace maritime de la région Asie-Pacifique rend la situation encore plus complexe et ce, à plusieurs égards. Il faudrait rechercher, recueillir et évacuer un grand nombre de blessés, de malades et de naufragés de la zone des hostilités actives, qui se situerait probablement loin des ports et des infrastructures essentielles. Il faudrait sans doute également que les combattants capturés en mer soient transférés à terre le plus rapidement possible pour que les protections juridiques auxquelles ils ont droit puissent être appliquées.[12]

Les réalités géographiques de la région soulignent la nécessité pour les États neutres de se doter d’une doctrine, d’une formation et de procédures opérationnelles définissant clairement les modalités de la neutralité face aux parties au conflit en matière de recherche et de sauvetage, d’évacuation sanitaire et d’internement.

Préserver l’espace et l’accès humanitaires : une obligation pour tous les États, qu’ils soient ou non parties au conflit armé

Les conflits armés de grande ampleur ont nécessairement de lourdes conséquences humanitaires : ils font de nombreuses de victimes – tuées ou blessées – causent des déplacements massifs de population et de lourds dommages aux infrastructures essentielles et à l’environnement naturel. Il est donc particulièrement important de rappeler qu’en vertu du DIH, des organisations humanitaires impartiales ont le droit d’offrir leurs services aux parties afin de pouvoir déployer leurs activités humanitaires lorsque les besoins essentiels des populations affectées par des conflits ne sont pas satisfaits.[13]  Ceci a des conséquences particulières pour les États neutres. En pratique, il faut une coordination et une coopération étroites entre toutes les parties au conflit et les acteurs humanitaires impartiaux, tels que le CICR et les Sociétés nationales. Une fois que des programmes d’aide humanitaire impartiaux ont été établis, tous les États, y compris ceux qui ne sont pas parties au conflit, doivent autoriser et faciliter le passage rapide et sans entrave des secours, sous réserve de leur droit de contrôle.[14] Cela signifie que les États neutres doivent autoriser l’utilisation de leur territoire afin d’assurer un accès efficace des secours aux zones de conflit, et que les parties au conflit sont légalement tenues de coopérer et de prendre des mesures positives pour faciliter les opérations humanitaires.

Des accords entre les parties, y compris les partenaires et les États neutres, peuvent contribuer à ce que les mesures juridiques et préparatoires nécessaires soient mises en place. Ces accords pourraient prévoir, par exemple, une désignation préalable de sites pour le débarquement et le traitement médical des naufragés ou des blessés, des protocoles relatifs à l’internement des prisonniers de guerre ou des civils (y compris concernant les visites du CICR [15]), aainsi que des procédures visant à faciliter les secours humanitaires et le rapatriement. Sur le plan logistique, il faudrait également que les formalités administratives soient simplifiées afin de faciliter la délivrance des visas et la gestion des questions d’immigration, des questions financières/fiscales, des contrôles des importations/exportations, des autorisations de déplacement des équipes de secours sur le terrain, ainsi que des privilèges et immunités nécessaires à la protection du travail de l’organisation humanitaire.[16] Étant donné les distances à travers le Pacifique dans cette région, ces problématiques sont assez prévisibles.

Conclusion

La perspective d’un conflit armé international à grande échelle n’est pas une fatalité, mais c’est un risque que l’on ne peut exclure. Il est essentiel de se préparer à des conséquences humanitaires de grande ampleur et aux défis logistiques qui les accompagnent. Les enjeux sont considérables – non seulement pour les États belligérants, mais aussi pour les États neutres de la région afin qu’ils puissent protéger la vie et la dignité humaines si cela s’avère nécessaire.

Pour assurer le respect du DIH, il faut anticiper ces défis et s’y préparer afin d’être en mesure d’en atténuer les conséquences humanitaires. Il s’agit là d’une responsabilité importante qui doit être assumée non seulement par les acteurs armés et les acteurs humanitaires, mais aussi par les gouvernements, en particulier les ministères et les départements concernés qui ont un rôle à jouer face aux conséquences humanitaires des conflits à grande échelle.

 

Note des autrices : les autrices tiennent à exprimer leur gratitude à Michael Cresham, Snowy Lintern, Andre Smit et David Tuck pour leur contribution aux idées développées dans cet article.

 

Notes

[1] Certaines dispositions du droit de la guerre sur mer sont en cours de mise à jour par l’Institut international de droit humanitaire avec le soutien essentiel du CICR et de la Croix-Rouge de Norvège (voir https://iihl.org/wp-content/uploads/San-Remo-Manual-Project-Statement.pdf ainsi que les travaux du groupe de travail traitant de la guerre maritime dans le cadre de l’Initiative mondiale visant à revitaliser l’engagement politique en faveur du droit international humanitaire, à l’adresse https://www.icrc.org/sites/default/files/media_file/2025-03/FR_Global_Initiative_workstream_Web.pdf

[2] CICR, « Position du CICR sur les systèmes d’armes autonomes », Genève, 2021 : https://www.icrc.org/fr/document/position-cicr-systemes-armes-autonomes. Voir aussi l’Appel conjoint du Secrétaire général des Nations Unies et de la Présidente du CICR, CICR, Genève, 2023 : https://www.icrc.org/fr/document/appel-conjoint-nations-unies-et-cicr-pour-interdictions-et-limitations-systemes-armes-autonomes

[3] https://blogs.icrc.org/law-and-policy/fr/2025/06/11/entre-avancees-technologiques-et-nouvelles-tactiques-l-evolution-de-la-guerre-brouille-les-reperes-traditionnels/

[4] CICR, Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, p. 44.

[5]  CICR, Commentaire de la Troisième Convention de Genève, par. 1519-1523.

[6] CICR, Commentaire de la Troisième Convention de Genève, 2020, par. 1537.

[7] Troisième Convention de Genève (CG III), art. 19.

[8] Quatrième Convention de Genève (CG IV), art. 45, al. 4.

[9] Première Convention de Genève (CG I), art. 4 ; Deuxième Convention de Genève (CG II), art. 5 ; Protocole additionnel I (PA I), art. 19.

[10] CG II, art. 15, art. 17, 40 al. 3, CG II, Commentaire du CICR sur l’art. 15.

[11] CG II, art. 17.

[12] CG III, art. 22.

[13] Voir les art. 9/9/9/10 des Conventions de Genève (CAI), établissant ce qui est appelé le « droit d’initiative humanitaire » ; l’art. 23 de la CG IV ; les art. 70(2), 70(4) et 70(5) du PA I et la règle 55 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier.

[14] Pour les CAI, voir l’art. 23 de la CG IV ; les art. 70.2, 70.4 et 70.5 du PA I et la règle 55 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier.

[15] Voir l’art. 126 de la CG III et l’art. 143 de la CG IV.

[16]CG II, art. 30

Voir aussi :

 

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