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Sirènes de guerre : le DIH et les opérations d’information en période de conflit armé

Action humanitaire 15 mins read

Sirènes de guerre : le DIH et les opérations d’information en période de conflit armé

« La vérité est souvent la première victime de la guerre » : tel est peut-être l’un des aphorismes les plus connus quand on se réfère aux conflits armés. En temps de guerre, des opérations d’information sont depuis longtemps menées pour influencer ou tromper les adversaires militaires et les populations civiles. Cependant, avec la transmission instantanée d’informations, quelle que soit la distance, grâce aux réseaux sociaux et applications de messagerie, l’échelle, la rapidité et la portée de ces opérations ont changé. Aujourd’hui, les intelligences artificielles génératives semblent offrir des possibilités infinies de création de contenu dangereux et trompeur. Face à ces développements, les États (par. 33 et 57), les travailleurs humanitaires ainsi que les défenseurs des droits de l’homme ont exprimé leur inquiétude quant au fait que la diffusion d’informations préjudiciables puisse inciter à la violence, engendrer des souffrances, augmenter la vulnérabilité, priver d’accès les populations aux services essentiels et même aller jusqu’à compromettre ou perturber les opérations  humanitaires. Fait préoccupant le rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations Unies a constaté que, dans les conflits armés contemporains, la désinformation et les discours haineux se caractérisent par « une focalisation croissante sur les populations civiles plutôt que sur les militaires » .

Face à cette réalité, nous ne devons pas oublier la limite à ne pas franchir qui sépare les opérations d’information qui respectent le droit international humanitaire et celles qui l’enfreignent. Dans cet article, les conseillers juridiques du CICR, Tilman Rodenhäuser et Samit D’Cunha, expliquent, à travers quatre exemples, certaines des limites juridiques des opérations d’information en vertu du droit international humanitaire (DIH). Les limites imposées aux opérations d’information par le droit international public applicable en dehors des conflits armés ou par le droit relatif aux droits de l’homme pendant les conflits armés ne seront pas abordées dans cet article.

 

En période de conflits armés, les opérations d’information n’ont pas carte blanche

L’utilisation, lors d’opérations militaires, de capacités liées à l’information pour exercer une influence sur les opinions ou le comportement de l’ennemi ou de la population civile afin d’atteindre un but stratégique ou militaire est généralement qualifiée d’opération  d’information (voir par exemple la Chine, la France et les États-Unis). Les groupes armés non-étatiques ont eux aussi eu recours à ce type d’opérations, certains considérant même, semble-t-il, la « guerre psychologique » comme « l’arme la plus perfectionnée ».

Il a parfois été affirmé que le DIH était « étonnamment permissif » à l’égard de la désinformation. En effet, les manuels militaires et certains commentaires d’experts soulignent souvent que « la propagande, voire la désinformation » dans le but « d’inciter la population locale (adverse) à renverser le gouvernement ennemi » ne pose pas de problème au regard du DIH. Cette situation pourrait s’expliquer en partie par le fait que « les faux renseignements », utilisés pour tromper un adversaire, sont expressément mentionnés comme un exemple de ruse de guerre autorisé à l’article 37 du Protocole additionnel I.

Cela dit, comme nous l’expliquons dans cet article et plus en détail ailleurs, les manuels militaires et les analyses d’experts s’accordent à dire que le DIH impose des limites conséquentes aux opérations d’information. Par exemple, et comme le rappelle expressément l’article 37 du Protocole additionnel I, les faux renseignements utilisés comme ruse de guerre ne sont autorisés que s’ils « n’enfreignent aucune règle du droit international applicable dans les conflits armés ».

Il est vrai que le DIH ne prévoit aucune disposition protégeant « la vérité », les processus démocratiques ou encore la liberté d’expression (à l’inverse du droit relatif aux droits de l’homme, y compris en période de conflit armé). Le DIH n’interdit pas non plus aux parties de tenter d’exercer une influence sur les populations civiles ou encore de les inciter à s’opposer à une partie à un conflit armé. Cependant, le DIH comporte bien un certain nombre de règles qui restreignent les opérations d’information afin de protéger la vie et la dignité des personnes. Ces règles sont universellement reconnues et contraignantes pour les États et les acteurs non-étatiques parties à ces conflits.

Inciter à la violence illicite

L’incitation à la violence est omniprésente dans les conflits armés.

De nos jours, les soldats utilisent les plateformes numériques, suivent certains comptes sur les réseaux sociaux ou partagent du contenu sur des applications de messagerie, qui sont utilisées pour soutenir l’effort de guerre. Certains responsables politiques ont eu recours à ce type de plateformes pour appeler à l’éradication de leurs adversaires ou de certains groupes de la population. Quant aux civils, ils y expriment leur indignation, voire leur haine contre « l’ennemi ». Certaines plateformes de réseaux sociaux ont parfois modifié leurs règles d’utilisation pour permettre la diffusion de messages de haine pendant la guerre.

Bien que les conflits armés se caractérisent par la violence, tous les États ont reconnu le fait que même les guerres ont des limites. Les États ont ainsi entrepris de respecter et de faire respecter ces limites, en l’occurrence le DIH. En effet, selon le DIH, chaque partie au conflit, et non seulement les États, « doit respecter et faire respecter le droit international humanitaire par ses forces armées ainsi que par les autres personnes ou groupes agissant en fait sur ses instructions ou ses directives ou sous son contrôle ». Cette obligation exige avant tout des responsables civils ou militaires d’une partie à un conflit armé qu’ils n’ordonnent pas ou n’incitent pas leurs forces à commettre des violations du DIH. De plus, la Cour internationale de justice a conclu qu’une partie à un conflit armé ne doit pas « encourager des personnes ou des groupes prenant part au conflit […] à agir en violation de dispositions comme celles [du DIH] ». Cette conclusion a été formulée en particulier par rapport aux opérations d’information incitant un groupe armé à enfreindre le DIH dans « des circonstances telles qu’il était probable ou prévisible que de tels actes [illicites] seraient effectivement commis ».

L’utilisation de plateformes numériques ou de messageries pour inciter à la violence à l’encontre de civils, de biens civils ou de soldats ennemis blessés, malades, ou encore prisonniers, est par conséquent interdite.

Publier des photos de prisonniers de guerre

Parfois, la diffusion d’informations factuellement exactes peut sembler inoffensive, mais n’en reste pas moins interdite en temps de guerre. La publication de photos de prisonniers de guerre (PG) en constitue un bon exemple. L’article 13 de la Troisième Convention de Genève interdit expressément d’exposer les PG aux « insultes et [à] la curiosité publique ». Une disposition similaire existe également pour les personnes civiles protégées en vertu de la Quatrième Convention de Genève. En effet, la pratique consistant à exposer les prisonniers de guerre aux insultes et à la curiosité publique est au moins aussi ancienne que la République romaine antique où les prisonniers étaient soumis à des actes dégradants censés démontrer la supériorité de Rome. Les rédacteurs de la Troisième Convention de Genève, qui a été adoptée bien avant l’avènement des technologies de communication modernes, ont interdit cette pratique visant les PG. L’objectif de cette règle est de protéger les PG et les internés civils pour qu’ils n’aient pas à défiler dans les rues ou à être exposés aux injures des populations locales.

Mais qu’en est-il du simple partage public de photos de PG, d’enregistrements de leurs interrogatoires ou de discussions privées ou encore de lettres ou de messages qu’ils auraient écrits ? Lors de conflits récents, des photos, vidéos et messages privés de PG ont été largement partagés sur différentes plateformes numériques. Cela enfreint-il également l’interdiction d’exposer les PG à la curiosité publique ?

Dans de nombreux cas, la réponse est oui. Comme un collègue a pu l’expliquer ailleurs, l’interdiction d’exposer les PG à la curiosité publique répond à trois préoccupations : premièrement, la volonté de protéger la dignité des personnels militaires qui se sont rendus ou qui ont été capturés ; deuxièmement, les protéger des violences qu’ils pourraient subir pendant leur captivité et après leur libération ; et troisièmement, protéger leurs familles. En effet, toute information permettant l’identification d’une personne peut, une fois rendue publique, permettre de dénigrer ou d’humilier les prisonniers de guerre, voire mettre leur vie et celle de leurs familles en péril. Vu sous cet angle, il est évident que le partage d’informations, en apparence inoffensif, sur les réseaux sociaux ou sur d’autres plateformes numériques, peut avoir des conséquences très similaires à celles auxquelles les rédacteurs des Conventions de Genève cherchaient à mettre fin en interdisant d’exposer les prisonniers de guerre à la curiosité publique.

Répandre la peur et la terreur

En période de conflit armé, la peur et la terreur sont souvent utilisées pour paralyser la prise de décision de l’adversaire ou briser sa volonté de combattre. Comme d’autres formes d’opérations d’information, la peur en tant que méthode de guerre remonte à des origines très anciennes. L’Empire mongol par exemple, considérait que la peur était tout aussi efficace que de vaincre ses ennemis en bataille rangée. Aussi répandue que soit l’exploitation de la peur dans la guerre, et indépendamment de son utilité, le DIH impose d’importantes limites à son utilisation.

Les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile sont par exemple interdits par le DIH. Dans un jugement qui a fait date, du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, un commandant qui avait intentionnellement répandu la peur parmi les habitants d’une ville afin de la « débarrasser » de sa population et de la rendre « sûre pour les enfants de ses enfants », a été jugé coupable de crime de guerre. Dans l’espace numérique, répandre la peur et la terreur de cette manière est tout autant interdit.

Prenons l’exemple du piratage des réseaux de communication dans le but de propager de fausses alertes de raids aériens. Ce type de cyberactivités pourraient être illicites lorsqu’elles visent à maintenir les habitants dans un état de terreur ou à les déplacer.

Bien que le DIH n’interdise pas catégoriquement de répandre la peur au sein des forces armées de l’adversaire, il impose tout de même certaines limites. Menacer de tuer, de violer, de torturer ou de maltraiter des soldats capturés ou blessés constitue une violation du DIH. Déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier à l’adversaire (c’est-à-dire que les hostilités seront conduites sans laisser la possibilité de se rendre) est tout aussi interdit. L’utilisation d’opérations d’information pour diffuser ce type de message est par conséquent elle aussi illicite.

Compromettre les opérations humanitaires

Les organisations humanitaires opèrent dans certaines des régions les plus dangereuses du monde. Pour ceux qui doivent intervenir sans prendre parti afin de protéger et d’aider la population située des deux côtés de la ligne de front, la confiance en leur neutralité et impartialité est indispensable. Diffuser des informations qui compromettent intentionnellement la perception de leur travail neutre, impartial et indépendant affectera leurs opérations humanitaires, pouvant même mettre en danger la vie des travailleurs humanitaires. Une situation de sécurité compromise en raison d’une opération d’information ciblant les organisations humanitaires peut rapidement empêcher le personnel humanitaire de quitter ses bureaux, de distribuer une aide vitale, de rendre visite à des détenus ou encore d’apporter des nouvelles aux personnes qui ont perdu contact avec un membre de leur famille.

Le DIH ne protège pas les organisations humanitaires impartiales contre la critique ou l’expression de la colère des autorités ou des bénéficiaires de l’aide. Tout comportement répréhensible ou mauvais usage des fonds doit, par exemple, être rapporté et le mécontentement doit être exprimé. Toutefois, les opérations humanitaires et le personnel humanitaire doivent être respectés et protégés (article 71 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève I, règles 31 et 32 de l’étude du CICR sur le DIH coutumier). Les belligérants ne doivent donc pas leur nuire de quelque manière que ce soit et doivent au contraire les protéger contre les dommages causés par des acteurs privés (pour en savoir plus, voir ici). Par ailleurs, une fois que des opérations humanitaires impartiales ont été convenues par les parties belligérantes, ces opérations doivent être autorisées et facilitées par les parties au conflit ainsi que par les États tiers, sous réserve de leur droit de contrôle (article 70 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève I, règle 55 de l’étude du CICR sur le DIH coutumier).

La diffusion de fausses informations, y compris par des dirigeants militaires ou politiques, ou encore par l’intermédiaire de sociétés privées, dans le but d’entraver les activités humanitaires, est difficilement conciliable avec le DIH. Premièrement, de telles opérations entraveraient indument les activités humanitaires, sans les faciliter. Ensuite, certaines opérations d’information pourraient entraîner des actes de violence visant le personnel humanitaire ou causer la destruction de convois de secours. L’obligation de ne pas nuire (et donc de respecter) les opérations humanitaires serait violée si des opérations d’information conduisaient à des actes de violence contre les organisations humanitaires, notamment en suscitant la colère à l’encontre des opérations humanitaires ou en créant de fausses perceptions de leurs opérations.

***

L’aphorisme selon lequel la vérité est la première victime de la guerre a perdu très peu de sa pertinence au fil des ans. Les opérations d’information n’ont pas cessé d’être employées depuis l’Antiquité pour influer à la fois sur les adversaires des belligérants et sur leurs propres partisans. Cependant, les moyens mis en œuvre afin de tromper, d’induire en erreur ou d’exercer une influence en temps de guerre ne sont pas illimités. Les États ont convenus de fixer des limites juridiques à ces opérations pendant les conflits armés. Ces règles doivent être respectées, quel que soit le moyen de communication utilisé. Pour conclure, si les opérations d’information ne sont pas catégoriquement interdites, celles-ci doivent, de même que toute autre action en temps de guerre, respecter le DIH afin de protéger les civils, les détenus, le personnel médical et religieux ainsi que les blessés et les malades.

Cet article a été initialement publié en anglais le 12 octobre 2023. Il a été traduit par Sarah Glaser, en Master 1 de Traduction spécialisée multilingue de l’Université de Grenoble Alpes, en France.

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