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Hors réseau et en danger : les conséquences humanitaires d’une connectivité interrompue

Access / Analysis / Communications / Droit et conflits / Nouvelles technologies / Social Protection 16 mins read

Hors réseau et en danger : les conséquences humanitaires d’une connectivité interrompue

À l’heure où, partout dans le monde, la population dépend toujours davantage des réseaux numériques et de télécommunications pour accéder à des services essentiels, pour communiquer avec des proches et pour chercher une aide, la multiplication des coupures de la connexion aux réseaux en période de conflit armé est une source de préoccupation croissante pour la sécurité et la dignité des personnes.

Cléa Thouin, spécialiste de la protection au CICR, analyse ici les conséquences humanitaires de ces coupures — c’est-à-dire des situations dans lesquelles les réseaux numériques ou de télécommunications sont en partie ou totalement inaccessibles — et la nécessité de s’attaquer aux causes de ces problèmes et de limiter leurs conséquences, en particulier dans des situations où la connectivité peut relever d’une question de vie ou de mort.

Dans quelle mesure votre vie dépend-elle de la connectivité ? Avec la numérisation croissante de nos sociétés, la connectivité, et en particulier l’accès à Internet, joue un rôle de plus en plus important dans la vie quotidienne d’un grand nombre de personnes. Cela va des aspects les plus anodins, comme les plateformes de divertissement, à des tâches plus importantes, comme les contacts que nous maintenons avec nos proches, la communication au travail, les rendez-vous médicaux et les transactions financières. Ainsi, lorsque la connectivité est perturbée en période de conflit ou de crise, les enjeux peuvent être considérables. La connexion aux réseaux cesse alors d’être une simple question de confort.  Elle peut sauver des vies.

Lorsque des opérations militaires sont lancées, il peut être presque impossible, en l’absence de connectivité, d’obtenir les informations vitales et exactes sur les voies d’évacuation sûres ou sur les zones affectées par les hostilités. Les personnes cherchant à traverser des frontières en quête de protection peuvent se trouver dans l’impossibilité de demander des documents importants qui sont disponibles en ligne ou d’y accéder. Les personnes qui se trouvent dans des zones concernées par ces interruptions peuvent être privées de ressources financières pour acheter des produits essentiels lorsque les applications de paiement mobile cessent de fonctionner, et les familles peuvent se trouver sans nouvelles de leurs proches.

Depuis quelques années, de nombreuses organisations ont mis en lumière les effets dévastateurs des interruptions de la connectivité sur les personnes et les communautés affectées par les conflits. Parmi elles, Access Now, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), le Global System for Mobile Communications Association (GSMA), et le CICR. Alors que le phénomène prend de l’ampleur, il est crucial pour le secteur humanitaire de mieux comprendre les causes et les conséquences de ces interruptions, afin de proposer aux populations concernées une réponse humanitaire adaptée.

En période de conflit, la connexion aux réseaux peut être interrompue pour diverses raisons. Dans bien des cas, il peut s’agir d’un effet incident des hostilités, par exemple si des équipes de maintenance ne peuvent pas se rendre dans les zones affectées par le conflit de façon sûre afin de réparer ou d’entretenir les infrastructures matérielles qui assurent la connectivité, ou si les consommables nécessaires pour l’alimenter, en particulier l’électricité ou le carburant, viennent à manquer, ou encore lorsque les chaînes d’approvisionnement sont perturbées.

Dans les conflits, on observe aussi de plus en plus  souvent des restrictions volontaires de la connectivité, lorsque les coupures découlent de mesures intentionnelles ou ciblée [1] du fait d’acteurs qui s’attaquent à la connectivité, aussi bien dans les zones qu’ils contrôlent que dans celles se trouvant sous l’autorité d’autres acteurs. À titre d’exemple, les autorités et d’autres acteurs peuvent créer des coupures techniques, notamment en faisant pression sur les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ou en leur ordonnant de couper l’accès au réseau. Les cyberattaques visant les fournisseurs d’accès à Internet ou les entreprises de télécommunications, ainsi que les actes de sabotage, peuvent aussi entraîner des interruptions. Les opérations militaires peuvent délibérément endommager ou détruire les infrastructures matérielles nécessaires à la connectivité, comme les antennes-relais ou les câbles de fibre optique. Des mesures électromagnétiques, telles que le brouillage, peuvent aussi être déployées pour altérer la connectivité, pendant la durée des opérations militaires ou de manière plus permanente.

Une menace supplémentaire pour la vie, la sécurité et la dignité des personnes

En Éthiopie, à Gaza, au Myanmar, au Soudan et ailleurs, les coupures de la connexion aux réseaux ont eu des effets dévastateurs sur les personnes affectées par les conflits armés. Comme souvent, les enfants, les femmes, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, ainsi que les personnes déplacées et les migrants ont été particulièrement touchés.

Lorsque la connectivité est interrompue, les communautés ont moins de solutions à leur disposition pour rechercher et recevoir des informations potentiellement vitales sur les hostilités en cours, les voies d’évacuation sûres, ou encore sur la disponibilité et l’emplacement des abris, des services essentiels et de l’aide médicale ou humanitaire. Ce manque de visibilité accroît le risque de subir des violences et des dommages ou de souffrir de blessures et de maladies non soignées. Le risque  que la désinformation et la mésinformation se propagent peut aussi augmenter lorsque les faits relatés ne peuvent pas être facilement vérifiés au moyen de sources fiables, ce qui expose la population à des dangers supplémentaires ou la détourne des mesures de protection et d’assistance.

Sans Internet, les populations disposent aussi de moyens plus limités pour coordonner leurs propres actions et pour faire connaître leurs besoins aux autorités et aux acteurs humanitaires, ce qui réduit leur résilience aux crises et risque de les priver durablement d’une assistance essentielle. Dans bien des situations, en particulier dans les zones rurales ou difficiles d’accès, les populations dépendent souvent de la connectivité pour pouvoir contacter les services d’urgence tels que les services d’ambulance ou de secours, ce qui accroît le risque de mortalité évitable et expose les populations au danger si elles prennent l’initiative de chercher une aide ailleurs. L’absence de connexion aux réseaux peut aussi entraver la capacité des personnes à obtenir ou à rechercher des documents et des papiers importants avant d’évacuer les zones affectées par le conflit, ce qui compliquera par la suite la tâche de franchir les lignes de combat ou des frontières internationales en quête de sécurité ou de protection internationale.

La fourniture de services essentiels peut être interrompue ou devenir incertaine, car les infrastructures essentielles permettant le fonctionnement des principaux services publics s’appuient désormais souvent sur la connexion à Internet et en dépendent pour leur activité. Les infrastructures d’approvisionnement en eau, en électricité et de traitement des eaux usées peuvent être empêchées de fonctionner normalement, voire être mises hors d’usage, avec des risques conséquents pour la santé publique. S’ils sont privés d’une connectivité fiable, les hôpitaux et les prestataires de services de santé déjà débordés peuvent se trouver dans l’incapacité d’avoir accès aux dossiers des patients, de planifier des interventions chirurgicales ou de poser un diagnostic par téléphone. Dans les espaces isolés où la téléconsultation est parfois une aide indispensable, les populations risquent de se retrouver totalement privées d’accès aux services de santé. Les systèmes d’alerte et d’information aux populations au niveau local ou national, y compris en cas de catastrophe naturelle, peuvent aussi subir les conséquences de l’absence de connectivité, laissant ainsi les populations dépourvues dans des situations d’urgence.

Lorsque la connectivité est interrompue, les familles séparées par les lignes de front ou par des frontières internationales n’ont pas la capacité de rester en contact, souvent à des moments où les hostilités sont particulièrement intenses, ce qui les empêche de s’informer sur le sort de leurs proches, tout en augmentant le risque de disparitions de personnes. Les conséquences psychologiques qui en résultent peuvent être très lourdes, ce qui vient s’ajouter au stress, à l’angoisse et aux traumatismes associés au fait de vivre en zone de conflit armé.

Là où les outils d’enseignement numériques se sont imposés comme des solutions essentielles, les interruptions de la connectivité menacent souvent l’accès à l’éducation, en empêchant les étudiants de s’inscrire à l’université, d’assister aux cours ou de passer leurs examens. Les restrictions imposées à la connectivité ont aussi été maintes fois dénoncées pour leurs effets négatifs sur les conditions de vie des habitants et leur accès à l’emploi. Pour la plupart des pays en proie à des conflits, une part importante de la population dépend de plus en plus de services financiers numériques, comme les paiements mobiles et les envois de fonds de l’étranger, deux secteurs gravement touchés par les restrictions imposées à la connexion aux réseaux. En outre, de nombreux ménages vivant dans des zones affectées par la violence comptent sur le commerce en ligne pour pouvoir survivre, ce qui signifie que les coupures d’Internet peuvent les priver de leurs sources de revenus. Dans de telles circonstances, des « marchés noirs » de la connexion Internet peuvent apparaître, alimentés par des réseaux de connectivité alternatifs, bénéficiant souvent à des  groupes armés ou criminels, ce qui alimente la dynamique du conflit et engendre des risques supplémentaires en matière de protection pour les personnes affectées par le conflit, qui cherchent d’autres moyens de se connecter à Internet.

Les conséquences humanitaires d’une connectivité perturbée peuvent être significatives, mais il est important de reconnaître que la connectivité elle-même peut être synonyme de risque pour les populations. Les autorités, les belligérants et d’autres acteurs l’utilisent parfois pour surveiller, persécuter et prendre des personnes pour cible, et les communautés marginalisées peuvent aussi faire face à des obstacles supplémentaires et se trouver exposées à des discriminations à travers la connectivité. En outre, au titre du droit des droits de l’homme, les États peuvent limiter l’accès aux réseaux de communication lorsque des raisons de sécurité légitimes et proportionnelles le justifient. Ces considérations créent des « dilemmes numériques » pour les acteurs humanitaires, qui doivent considérer les avantages et les risques que la connectivité présente vis-à-vis des populations affectées par des conflits, afin de ne pas « nuire numériquement » dans leurs activités de sensibilisation et d’assistance. Cependant, en raison de la dépendance croissante des personnes et des sociétés à l’égard de la connectivité, le coût de ces perturbations n’a jamais été aussi élevé.

Bloquer un levier essentiel pour l’action humanitaire

Les organisations humanitaires dépendent elles aussi toujours plus de la connectivité pour pouvoir réagir aux situations d’urgence avec la rapidité et l’ampleur requises. Les coupures de la connexion aux réseaux peuvent entraver leur capacité de fonctionner et de fournir une assistance.

Les acteurs humanitaires dépendent souvent de la connectivité pour identifier les besoins humanitaires, par exemple lorsqu’ils recueillent à distance des informations auprès des hôpitaux sur le nombre de victimes en situation d’urgence ou lorsqu’ils prennent contact avec les populations affectées pour assurer un suivi individuel. Ils l’utilisent pour collecter des informations à distance sur des violations potentielles du droit international (y compris en utilisant le renseignement de sources ouvertes [OSINT] et les télétechnologies) ainsi que pour mener des interventions en temps réel afin de sauver des vies. Ils ont aussi besoin d’être connectés aux réseaux pour se coordonner en interne et pour gérer les chaînes logistiques et d’approvisionnement. La sécurité peut aussi être compromise : alors que les acteurs humanitaires n’ont jamais été confrontés à un si grand nombre de menaces contre leur vie, les perturbations de la connectivité peuvent compromettre leur capacité à obtenir des garanties de sécurité cruciales pour leurs équipes sur le terrain ou simplement d’accéder aux acteurs importants en cas de nécessité. Lorsque des alternatives existent, telles que les liaisons par satellite, celles-ci peuvent se révéler comparativement plus coûteuses ; il se peut aussi que leur utilisation ne soit pas autorisée par la législation nationale. Parfois, elles comportent des risques sur le plan politique ou en termes de surveillance, et il n’est pas toujours possible de les utiliser à tous les niveaux.

Lorsque la connectivité est interrompue, les acteurs humanitaires peuvent aussi faire l’objet d’une surveillance renforcée afin qu’ils ne contournent pas les restrictions imposées. Ils peuvent aussi, parallèlement, subir davantage de pressions pour fournir des informations sur les événements dont ils sont témoins sur le terrain, afin de combler les lacunes en termes d’informations sur d’éventuelles violations du droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme. Il devient difficile de préserver leur indépendance et le caractère confidentiel des informations sensibles dont ils ont besoin pour protéger les personnes. Or, préserver cette approche fondée sur des principes n’est pas une option, mais bien une nécessité en pratique.

Envisager d’autres perspectives plus prometteuses

Lors de la 34e Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, les États et les composantes du Mouvement ont adopté par consensus une résolution destinée à mieux protéger les civils contre le coût humain potentiel des activités numériques dans les conflits armés. La résolution reconnaît explicitement l’importance de la connectivité pour la protection des civils et pour l’action humanitaire fondée sur des principes, et appelle à « protéger […] les infrastructures civiles critiques […] essentielles à la disponibilité générale ou à l’intégrité d’Internet ». Il s’agit d’une avancée importante, compte tenu des débats parfois virulents sur ces questions. Qui plus est, la résolution ouvre la voie pour permettre aux États et aux autres parties prenantes de dialoguer et de trouver des solutions afin de limiter les conséquences humanitaires des interruptions de la connectivité à l’avenir.

Il existe différents moyens pour aider à structurer et à orienter les efforts dans les domaines du droit, de la stratégie, de la protection et des activités opérationnelles, pour faire en sorte que les coupures de la connexion aux réseaux n’entraînent pas de dommages civils ni de pertes en vies humaines. La diplomatie humanitaire et la sensibilisation, ainsi que le dialogue avec les belligérants au sujet de la protection, devraient mettre l’accent sur les conséquences de ces perturbations et inclure des appels en faveur d’un meilleur respect du droit international humanitaire et du droit des droits de l’homme. Des efforts doivent également être consacrés à la manière de concevoir les infrastructures d’accès Internet afin qu’elles facilitent la distinction entre les actifs et les données numériques de caractère civil et ceux de nature militaire, et à la manière de renforcer la solidité et la résilience des systèmes connectés, tant du point de vue technique que sous l’angle socio-politique. En évaluant leurs activités, les organisations humanitaires devraient réfléchir à la possibilité de proposer des solutions humanitaires efficaces dans des contextes où la connectivité est réduite ou absente, et s’interroger sur les risques, les avantages et les subtilités  que présente le fait de fournir une connexion Internet pour prêter assistance aux populations. En parallèle, les autorités devraient s’interroger sur la manière de préserver la capacité des acteurs humanitaires à utiliser une connexion Internet dans les opérations d’urgence et pour sauver des vies en leur accordant une protection suffisante, ou des privilèges et immunités en matière de connectivité.

Jamais encore nous n’avons disposé d’autant de moyens technologiques si perfectionnés pour communiquer dans des situations où la vie, la sécurité et la dignité des populations sont en jeu. Les États, les groupes armés non étatiques, le secteur privé et les autres acteurs ayant la capacité de perturber la connectivité doivent tenir compte des conséquences humanitaires de leurs décisions et prendre les mesures nécessaires pour prévenir les pertes en vies humaines, les blessés et les souffrances au sein de la population civile.

 

Note

[1] Ces types de perturbation sont souvent appelés « coupures d’Internet », un terme popularisé par l’organisation de défense des droits numériques Access Now et défini comme « une perturbation intentionnelle des communications par Internet ou électroniques qui les rend inaccessibles ou inutilisables de fait pour une population ou un lieu spécifiques, souvent à des fins de contrôle du flux d’informations ».

 

Voir aussi :

 

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