Partout dans le monde, en période de conflit armé, les infrastructures essentielles permettant à la population civile de bénéficier de services de première nécessité sont prises pour cible. Elles subissent des dommages causés incidemment et font l’objet d’un emploi abusif par les belligérants, ce qui engendre de fortes perturbations des services. Cette tendance préoccupante entraîne des conséquences humanitaires immédiates, mais aussi à long-terme : déplacements massifs, famine et insécurité alimentaire, insécurité énergétique, risque accru d’épidémies et de propagation de maladies infectieuses, perte de moyens de subsistance, voire des pertes en vies humaines. Les effets indirects préoccupants de la perturbation des services essentiels sont souvent durables et dépassent les frontières.
Dans ce billet, Eirini Giorgou et Abby Zeith, conseillères juridiques au CICR, examinent de plus près les limites fixées par le droit international humanitaire (DIH) pour protéger les infrastructures essentielles permettant l’approvisionnement énergétique de la population civile même sous la menace des combats.
Les conflits armés font payer un lourd tribut aux civils : directement, en causant des morts et des blessés par l’usage de la force, mais aussi indirectement, lorsque les services essentiels dont dépend la population — comme l’électricité, les soins de santé, l’approvisionnement en eau, la production et la distribution de vivres, le traitement des eaux usées et la collecte des déchets solides, ou encore l’éducation — sont perturbés ou deviennent inaccessibles.
Afin de mieux protéger la population civile dans les conflits armés, il est important de comprendre comment fonctionnent les services essentiels. Un service essentiel est un système qui comprend trois types d’éléments : le matériel (p. ex. les infrastructures, les équipements, etc.), le personnel (opérateurs et personnel de maintenance) et les consommables (le matériel nécessaire au fonctionnement des infrastructures, comme le combustible, ou pour la prestation du service, comme les médicaments). Ces éléments qui permettent le fonctionnement du système de services sont dits « essentiels ».
Les services essentiels peuvent être perturbés de bien des manières différentes, mais le plus souvent, cette perturbation est due à des dommages ou des destructions subies par des infrastructures indispensables au fonctionnement de ces services pendant la conduite des hostilités. Ces dommages peuvent être infligés de façon délibérée, par exemple lorsque des infrastructures essentielles sont visées par l’une des parties au conflit (qu’il s’agisse d’attaques licites ou illicites), ou incidemment, en particulier lorsque des armes explosives à large rayon d’action sont employées pour attaquer des cibles situées à proximité de ces infrastructures. Les infrastructures peuvent aussi être faire l’objet d’un emploi abusif par les belligérants pour des raisons stratégiques, en privant par exemple la population civile de son accès à des services essentiels par des méthodes autres que l’attaque, afin de faire pression sur l’ennemi.
Dans le présent billet, nous examinerons en particulier les infrastructures essentielles qui permettent d’acheminer l’énergie vers la population civile, comme les réseaux d’électricité, de distribution du carburant et du gaz qui composent ces infrastructures. Ces réseaux sont constitués d’éléments spécifiques, bien distincts et séparés, tels que des bâtiments, des structures ou tout autre composante faisant partie d’un système d’énergie ou d’un réseau électrique global : par exemple, une centrale électrique, une sous-station ou un transformateur, un câble ou une ligne de transmission, un générateur, un barrage, un réservoir d’eau, une conduite forcée ou un centre de contrôle.
L’interdépendance des services essentiels et pourquoi les systèmes énergétiques sont si importants pour la population civile
Les services essentiels à la population civile et aux autres personnes protégées pendant un conflit armé sont interdépendants, ce qui signifie que si l’un d’entre eux est perturbé, cela peut avoir un effet domino sur les autres services et aboutir à l’interruption, voire à l’effondrement, de multiples services. Ainsi, l’acheminement de l’électricité est indispensable pour assurer l’approvisionnement en eau et le bon fonctionnement des services d’assainissement, l’évacuation des déchets solides ainsi que la chaîne du froid (c’est-à-dire le stockage, la gestion et le transport à des températures spécifiques de vivres essentiels tels que la nourriture et les médicaments). Les hôpitaux, ainsi que les capacités de production et de distribution des produits alimentaires, dépendent aussi d’un approvisionnement sûr en eau potable et en électricité et de l’assainissement.
Le manque d’eau et assainissement, mais aussi le manque de nourriture, de chauffage et de soins peuvent entraîner des maladies et des décès et provoquer des déplacements à grande échelle. Selon la cause des perturbations, les délais de réparation du service peuvent aller de quelques heures à plusieurs années, prolongeant d’autant plus les déplacements et les souffrances de la population civile. Si le conflit dure, les systèmes de services essentiels peuvent se trouver dégradés au point de s’effondrer. Les personnes les plus durement touchées sont celles qui étaient déjà confrontées à des obstacles et des difficultés, en particulier les femmes et les enfants, les personnes âgées et les personnes en situation de handicap.
Le CICR, qui intervient dans les situations de conflits prolongés partout dans le monde, ne connaît que trop bien les effets graves et cumulés qu’entraînent, pour les populations, l’interruption ou l’effondrement de l’approvisionnement en électricité en période de conflit armé. Avant un conflit, une forte croissance démographique et économique, ainsi que l’urbanisation, peuvent déjà exercer des pressions sur les infrastructures énergétiques qui doivent répondre à une demande croissante. Les souffrances sont exacerbées dans les régions où les ressources en eau douce sont rares ou qui sont frappées par des événements météorologiques extrêmes (p. ex. inondations, vagues de chaleur, incendies) et par le changement climatique.
Lorsque les systèmes énergétiques s’effondrent, la réponse humanitaire globale est limitée
Bien que les systèmes énergétiques soient structurés de manière différente d’un pays à l’autre, tout réseau électrique comprend un réseau d’éléments bien distincts et séparés, qui sont indispensables pour générer, transmettre, distribuer et contrôler l’énergie. Malheureusement, comme l’ont par ailleurs souligné le CICR et d’autres organisations, de nombreuses villes du monde sont dotées d’infrastructures et de services énergétiques qui ont été construits sur le modèle d’une architecture monolithique et qui manquent de diversité dans leurs sources de production d’énergie. Il arrive trop souvent qu’une panne de l’un des éléments en amont (p. ex. une centrale électrique ou des infrastructures à haute tension) conduise à l’arrêt de tous les éléments en aval (p. ex. les réseaux de distribution) et, en conséquence, à l’interruption du service et de tous les services associés qui en dépendent pour leur approvisionnement en énergie. En temps de crise, cette architecture crée une vulnérabilité à l’échelle du système entier, en raison de la présence de points de défaillance unique. La vulnérabilité peut être identifiée dans l’infrastructure elle-même, mais aussi dans les chaînes d’approvisionnement nécessaires à son fonctionnement.
Certes, les organisations humanitaires savent acheminer l’assistance humanitaire vers les personnes les plus vulnérables et certaines, comme le CICR, ont acquis une expertise pour maintenir la fourniture de certains services essentiels de façon systématique pendant un conflit armé ; toutefois, le risque qu’une population entière puisse avoir besoin d’assistance en cas de panne des systèmes de services essentiels interconnectés et interdépendants est alarmant. La réponse humanitaire globale comporte des limites lorsqu’il s’agit de freiner la dégradation des services en temps de guerre, surtout lorsqu’il faut faire face à des sanctions, à la lutte contre le terrorisme et à d’autres mesures restrictives qui empêchent l’importation de matériel et d’articles nécessaires pour garantir la continuité des services.
S’agissant des systèmes énergétiques, la complexité sur le plan technique, l’échelle et le coût financier de la production, de la distribution et de la transmission de l’énergie sont tels qu’en cas d’interruption, l’ampleur des conséquences dépasse de loin les possibilités de l’action humanitaire à elle seule. Le CICR a élaboré, avec la Banque mondiale et l’UNICEF, une série de recommandations conjointes pour faire évoluer les systèmes, dans un rapport intitulé Unir ses forces pour affronter les crises prolongées, qui décrit, entre autres, la manière dont l’interruption ou l’effondrement de l’approvisionnement en énergie se répercutent sur l’approvisionnement en eau et sur l’assainissement en temps de guerre.
Cependant, la prévention des dommages et des de la destruction des infrastructures énergétiques est indispensable pour protéger la population civile. Le DIH définit d’importantes mesures de protection qui ont pour objet de garantir l’accès de la population civile aux services essentiels en période de conflit armé.
Ces règles protègent non seulement les infrastructures énergétiques qui permettent la prestation des services, mais aussi le personnel civil qui les fait fonctionner, les entretient et les répare, ainsi que les stocks du prestataire de service. De la même manière, le DIH contient des règles importantes concernant la famine et les opérations de secours, afin de veiller à ce que les civils ne soient pas privés de nourriture et de biens essentiels à leur survie, ainsi que des règles concernant la protection de l’environnement naturel. Ces dernières, qui sont de la plus haute importance pour la protection des civils, sortent du cadre du présent article et ne seront donc pas examinées ci-après.
Comment le DIH protège-t-il les infrastructures énergétiques ?
Les éléments d’une infrastructure faisant partie d’un système énergétique qui permet de fournir des services essentiels aux civils sont, en principe, des biens de caractère civil et sont à ce titre protégées contre les attaques directes et les représailles ainsi que contre les dommages incidents. Dans la mesure où ces éléments sont en principe voués à un usage civil, ils peuvent prétendre à un statut civil. En d’autres termes, en cas de doute quant au fait que l’élément d’une infrastructure est employé pour apporter une contribution effective à l’action militaire, cet élément doit être présumé comme étant utilisé à des fins civiles.
Outre les attaques proprement dites, l’obligation des parties au conflit armé de veiller constamment, dans toutes les opérations militaires, à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens de caractère civil est particulièrement importante s’agissant de la protection des infrastructures énergétiques. Les parties doivent faire preuve de la plus grande prudence dans les mouvements de troupes, les manœuvres, les autres activités militaires et lorsqu’elles prennent position à proximité de ce type d’installation. Plus concrètement, cela signifie qu’il faut faire tout ce qui est pratiquement possible pour comprendre l’interconnexion des différents systèmes de services essentiels et l’identification des infrastructures énergétiques les plus vulnérables (au sol, en surface et en sous-sol) afin d’éviter de les endommager ou de les exposer à des risques.
Quelles circonstances doivent être réunies pour qu’un élément d’une infrastructure énergétique devienne un objectif militaire ?
Pour déterminer si un élément spécifique d’une infrastructure énergétique répond à la définition d’un objectif militaire au regard du DIH, il faut procéder à un double test. On se gardera de penser que si la première partie du test est concluante, la deuxième le sera automatiquement aussi. Concrètement, cela signifie que :
1) par sa nature, son emplacement, sa destination (l’usage futur pour lequel il a été construit) ou son utilisation, l’élément de l’infrastructure énergétique doit apporter une contribution effective à l’action militaire ; et
2) sa destruction totale ou partielle, sa capture ou sa neutralisation, doit offrir en l’occurrence, un avantage militaire précis.
L’expression « contribution effective à l’action militaire » dans la première partie du test est cruciale pour déterminer si l’élément de l’infrastructure énergétique peut être pris pour cible. En effet, pour qu’un tel élément puisse être considéré comme un objectif militaire, il faut qu’un lien étroit — ou « lien direct » [proximate nexus] — existe entre l’infrastructure et les hostilités (Gisel, pp. 139-150).
Le plus souvent, ce lien se rapporte aux activités tactiques ou opérationnelles entreprises dans le cadre d’une opération militaire pendant un conflit armé : par exemple, une centrale électrique qui alimente une caserne militaire en électricité, un quartier général ou des systèmes militaires de commandement, de contrôle et de communication. Dans certaines situations, il peut y avoir un lien avec des activités militaires au niveau stratégique, comme celles qui sont destinées à produire des effets militaires directs (p. ex. cibler une installation de l’infrastructure énergétique qui alimente en électricité les radars de défense aérienne pour anéantir les capacités de défense aérienne de l’ennemi) ou à neutraliser la production de guerre (p. ex. cibler une installation qui fournit de l’électricité à une usine de munitions).
Quant à la deuxième partie du test, il doit y avoir en l’occurrence (et pas dans un futur hypothétique) un avantage concret et direct pour les forces armées qui cherchent à attaquer cet élément d’une infrastructure énergétique (International Law Association, pp. 330-331, 342-343). En d’autres termes, qualifier, de manière catégorique ou préventive, la totalité du réseau électrique d’un pays ou d’une zone sous contrôle de l’ennemi « d’objectif militaire » est interdit, et toute attaque qui en découlerait constituerait très probablement une attaque sans discrimination. Tout avantage attendu qui serait de nature purement économique, financière, politique, psychologique, sociale ou morale ne saurait justifier l’attaque (Bothe, Partsch et Solf, 367).
La tendance de certaines parties au conflit d’interpréter de manière excessivement large la définition d’un objectif militaire pour justifier des opérations contre des infrastructures énergétiques — non pas pour dégrader les capacités militaires de l’ennemi, mais plutôt pour des raisons politiques ou économiques — est particulièrement préoccupante. Plus concrètement, le DIH interdit les attaques contre des éléments d’une infrastructure énergétique qui ont pour seul objectif de dégrader les capacités économiques de l’ennemi (même si elles soutiennent indirectement ses capacités de combat, p. ex. Dinstein, pp. 126-127), de forcer l’ennemi à négocier, d’influencer la volonté de la population ou d’intimider les dirigeants politiques. Comme cela a déjà été expliqué, si l’intention d’influencer directement la détermination de la population ennemie à combattre était reconnue comme un objectif légitime pour recourir à la force militaire, la conduite de la guerre ne connaîtrait plus aucune limite. De la même manière, les attaques contre les éléments d’une infrastructure énergétique lancées avec pour objectif premier de répandre la terreur parmi la population civile sont interdites. Selon les circonstances, l’objectif de répandre la terreur peut être perçu dans la nature de l’attaque. Ainsi, la pratique des États et la jurisprudence des tribunaux internationaux indiquent que le fait de cibler des civils ou des biens de caractère civils, et le fait d’attaquer sans discrimination de manière prolongée ou à grande échelle, ont parfois été considérés comme des actes de terreur (voir CICR, Étude sur DIH coutumier).
Un élément d’une infrastructure énergétique peut-il être attaqué simplement parce qu’il peut être considéré comme un objectif militaire ?
La réponse est non.
Le DIH accorde une protection spéciale (renforcée) à certains types d’infrastructures énergétiques, notamment les biens indispensables à la survie de la population civile, ainsi que les ouvrages et les installations contenant des forces dangereuses. Cette protection spéciale s’applique aussi dans les cas où ces éléments d’infrastructures énergétiques peuvent être qualifiés d’objectifs militaires.
Les biens indispensables à la survie de la population civile
Comme corollaire de l’interdiction de recourir à la famine contre la population civile comme méthode de guerre, il est spécifiquement interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage les biens indispensables à la survie de la population civile. Ces biens comprennent notamment, mais pas exclusivement, les denrées alimentaires, les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et les réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation. Cette protection s’étend aux éléments d’une infrastructure énergétique essentiels pour le bon fonctionnement d’autres biens indispensables (voir CICR, Commentaire du PA I [2103], mais aussi Dinstein p. 289, Schue et Wippman, p 573, Schmitt, et Dannenbaum). Cependant, l’analyse de cette règle importante et complexe sort du cadre du présent article.
Les biens contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires
Comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, la protection des ouvrages et des installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d’énergie électrique, ne prend pas fin simplement parce qu’ils deviennent des objectifs militaires. La protection conférée par le DIH suit une logique précise, articulée autour d’une idée fondamentale très simple : éviter que ces ouvrages et installations ne deviennent des zones de combat ou ne soient endommagés de manière involontaire pendant la conduite des hostilités.
En tout état de cause, même lorsqu’un élément d’une infrastructure énergétique ne bénéficie pas d’une protection renforcée au titre du DIH, toutes les autres règles coutumières et conventionnelles du DIH protégeant la population civile, ainsi que l’environnement naturel contre les effets des hostilités continuent de s’appliquer. Cela inclut aussi, par exemple, l’interdiction des attaques sans discrimination et des attaques disproportionnées, ainsi que les diverses règles relative aux précautions dans l’attaque et contre les effets des attaques.
Pourquoi le fait de prendre pour cible des infrastructures en période de conflit est-il préoccupant ?
Bien que les infrastructures énergétiques soient souvent attaquées dans les conflits armés, elles constituent un type de cibles particulièrement préoccupant.
Premièrement, les infrastructures énergétiques sont souvent utilisées à des fins à la fois civiles et militaires. Ainsi, une centrale électrique peut alimenter une caserne en électricité, mais aussi le reste de la ville. Si l’utilisation d’un élément précis d’une infrastructure énergétique à des fins militaires fait de lui un objectif militaire, alors il devient une cible licite. De nos jours, étant donné le degré d’interdépendance des installations modernes de réseaux électriques, il est très difficile de limiter les effets d’une attaque aux seules composantes du service qui sont utilisées par les forces armées (Jachec-Neale, pp. 73-74; Dinstein, pp. 140-141). Malgré ces difficultés, l’opinion majoritaire, que partage le CICR, est que les principes de proportionnalité et de précaution continuent de s’appliquer, non seulement en cas de dommages incidemment causés aux civils et aux autres biens de caractère civil (tels que les biens qui se trouvent à proximité des infrastructures énergétiques), mais aussi du fait des conséquences de cette perturbation sur l’utilisation ou la fonction civiles de l’infrastructure énergétique, y compris les dommages civils causés indirectement.
Deuxièmement, il peut y avoir une tendance à surestimer l’avantage militaire concret et direct attendu des attaques contre certains éléments d’une infrastructure énergétique. Cette tendance peut être due à un manque de renseignements ou à des suppositions, par exemple sur la « contribution effective » que ces éléments pourraient apporter à l’action militaire de l’ennemi, ou sur l’avantage militaire d’attaquer ces installations, voire à une incapacité à anticiper la manière dont l’ennemi pourrait raisonnablement réagir pour réduire les effets de ces attaques. En réalité, certains spécialistes considèrent que si le fait de prendre pour cible des éléments d’une infrastructure énergétique peut, dans certains cas, apporter un avantage militaire à court terme, l’avantage militaire stratégique et opérationnel à long terme d’une telle opération reste à confirmer et sera dans tous les cas sûrement moins significatif que les graves répercussions (examinées plus bas) de ces attaques sur la population civile. Cela est particulièrement vrai lorsque les forces armées ont la priorité sur l’utilisation de ces systèmes énergétiques en période de conflit et se voient attribuer les éventuelles dernières capacités du réseau électrique disponibles pour leurs opérations lorsque des éléments d’une infrastructure énergétique ont été attaqués (Waxman, p. 20). En pareil cas, en effet, l’avantage militaire concret attendu est réduit, tandis que les dommages causés aux civils sont plus importants.
Comme l’ont indiqué d’autres auteurs (Henderson, pp. 139-141), il est important que les forces armées ne se basent pas sur des hypothèses ou des généralités à propos des infrastructures énergétiques. Les personnes qui planifient et qui décident des attaques doivent prendre des décisions concernant le choix des cibles, la vérification, la proportionnalité et les précautions dans l’attaque en se fondant sur une évaluation robuste et pluridisciplinaire des renseignements dont elles disposent, en cartographiant de manière complète, par exemple, la production et la consommation d’énergie, les systèmes de secours et plus particulièrement les effets attendus de la perturbation de l’approvisionnement en électricité sur les capacités militaires de l’ennemi (Griffith, pp. 45-46), mais aussi en intégrant les conséquences de l’attaque sur la disponibilité de services essentiels à la population civile. Ce type d’information peut être difficile à recueillir, mais cela ne saurait remettre en cause l’obligation juridique de prendre toutes les mesures pratiquement possibles afin de les obtenir, lors de la planification et de la décision d’une attaque contre des éléments spécifiques d’une infrastructure énergétique.
Quels sont les effets indirects des attaques contre des infrastructures énergétiques ?
Les dommages causés incidemment aux civils ne se limitent pas à l’endommagement, la destruction ou la perte de fonctionnalité de l’élément de l’infrastructure énergétique pris pour cible, ou à des morts et des blessés parmi la population se trouvant sur les lieux ou à proximité, qui sont directement causés par l’attaque. Sont également pris en compte tous les effets indirects ou les répercussions de l’attaque contre cette infrastructure auxquels on peut raisonnablement s’attendre et qui peuvent entrainer « des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages ». Par exemple :
- Les dommages subis par des centrales ou des lignes électriques peuvent perturber la distribution de l’eau, la fourniture de soins de santé, l’approvisionnement en électricité et l’assainissement, avec des chances élevées de porter gravement atteinte à la majorité de la population civile se trouvant en dehors du rayon d’impact de l’arme et sur une période qui dépasse largement les suites immédiates de l’attaque. Ces atteintes doivent être examinées aussi bien au regard du principe de proportionnalité que du principe de précautions dans l’attaque, dans la mesure où il existe un lien de causalité avec l’attaque et que l’on peut raisonnablement s’attendre à causer ces dommages au moment d’attaquer, bien que ce que l’on entend par l’expression « raisonnablement s’attendre » soit en pratique plus difficile à déterminer.
- Les atteintes à l’environnement causées par la libération de substances dangereuses due aux dégâts subis par des éléments d’une infrastructure énergétique constituent aussi une atteinte à la population civile qu’il convient d’examiner à la lumière du principe de proportionnalité. Tel est le cas, par exemple, si une station d’épuration des eaux cesse de fonctionner parce que les lignes électriques indispensables à son fonctionnement sont endommagées, ou si une attaque provoque des dégâts à une centrale nucléaire, entraînant la libération et la diffusion de matériaux radioactifs létaux dans l’atmosphère, le sol et les cours d’eau.
- Le terme « blessés» comprend les maladies causées, par exemple, par un approvisionnement en eau inadapté ou insuffisant dû à une attaque dirigée contre une station d’épuration, une pompe à eau ou un réseau électrique, ou à des dommages incidents causés à ces installations. S’ils ne sont pas en soi considérés comme un dommage causé incidemment aux civils, les déplacements de population provoqués par l’indisponibilité de services essentiels doivent être examinés à la lumière du principe de proportionnalité et du principe de précautions dans l’attaque, dans la mesure où cela peut entraîner des maladies ou des morts au sein de la population déplacée, mais aussi de manière plus générale, en examinant « l’impact » des dommages subis par un élément d’une infrastructure énergétique dans l’évaluation des dommages incidents du au regard des principes de proportionnalité et de précaution (CICR, pp. 18-19).
Les précautions à prendre pour prévenir et réduire les dommages causés incidemment à la population civile lorsque des infrastructures énergétiques sont prises pour cible
Les parties à un conflit doivent faire tout ce qui est pratiquement possible, non seulement pour vérifier qu’un élément d’une infrastructure énergétique remplit bien tous les critères du double test pour être qualifié d’objectif militaire, c’est-à-dire désigné comme une cible licite — ce qui est loin d’être facile —, mais aussi pour déterminer si une attaque contre cet élément respecte le principe de proportionnalité. Le CICR considère que cela comprend l’obligation de faire tout ce qui est pratiquement possible pour obtenir des renseignements qui permettront de procéder à une évaluation satisfaisante des effets incidents d’une attaque sur la population civile et les biens de caractère civil auxquels on peut s’attendre.
Comme indiqué précédemment, cela nécessite de procéder à une évaluation pluridisciplinaire et robuste des renseignements recueillis, en analysant en particulier la probabilité et l’ampleur des effets que causeraient indirectement une perturbation des services essentiels sur la population civile. Ce à quoi un commandement peut raisonnablement s’attendre doit dans tous les cas être fondé sur l’expérience passée et sur les leçons tirées par les forces armées. Il convient aussi de tenir compte de l’expérience accrue acquise dans d’autres conflits au cours desquels des infrastructures énergétiques ont été prises pour cible. Cela peut comprendre, par exemple, les données et les preuves fournies par des études et d’autres sources en accès libre, ou qui proviennent d’ingénieurs en génie urbain, de spécialistes en santé publique, d’organisations humanitaires, d’organismes de développement et de collectivités locales qui ont évalué les effets d’un conflit ou sont intervenus pour en limiter les conséquences. Les informations obtenues par une reconnaissance à distance plus poussée (p. ex. les techniques de télédétection à distance et l’imagerie satellite) et, lorsque cela est possible, recueillies auprès des autorités locales, peuvent aussi permettre de mieux évaluer les dommages causés incidemment.
Les précautions pouvant être considérées comme pratiquement possibles seront plus importantes à mesure que l’information, l’expertise nécessaire et les outils à la disposition des commandants pour leur permettre d’anticiper les effets indirects gagneront en qualité.
En outre, les personnes qui planifient et décident des attaques contre des éléments d’une infrastructure énergétique doivent faire tout ce qui est pratiquement possible en vue d’éviter et, en tous cas, de réduire au minimum tous les dommages qui pourraient être causés incidemment et qui en l’occurrence, peuvent être attendus, sur la base des informations dont ils peuvent raisonnablement disposer, toutes sources confondues.
Ces considérations concernent avant tout le choix des éléments d’une infrastructure pris pour cible. À titre d’exemple, si une attaque a pour objet de priver l’ennemi d’électricité, une attaque contre une centrale électrique ou une attaque contre le réseau de distribution (p. ex. les transformateurs ou les lignes électriques) pourraient être tout aussi efficaces pour atteindre l’objectif (p. ex., Henderson, p. 189). Or, l’attaque contre le réseau (ou des composantes de celui-ci) pourrait dans une certaine mesure avoir des conséquences moins graves sur la population civile.
En outre, toutes les précautions pratiquement possibles doivent être prises concernant le choix des armes et la stratégie adoptée. Cet aspect pourrait concerner, s’agissant de la perturbation de l’approvisionnement en électricité de l’ennemi, l’emploi de moyens et méthodes qui empêchent la production d’électricité ou mettent hors d’usage les installations de distribution de manière temporaire plutôt que de les détruire entièrement. À titre d’exemple, dans certains conflits passés, des missiles de croisière BLU-114 ont largué des filaments en fibres de carbone sur des infrastructures énergétiques pour provoquer, par contact, des courts-circuits de transformateurs et d’autres équipements à haute tension (p. ex. Schmitt). L’emploi de ce type de moyens permet de réduire au minimum les dommages causés incidemment car les délais de remise en service sont plus courts qu’en cas de destruction d’autres éléments d’une infrastructure, tels que ceux qui servent à la production d’énergie (p. ex. les centrales électriques). Ces précautions sont toutefois peu susceptibles d’éliminer totalement le risque de dommages causés incidemment à la population civile. Ainsi, il serait arrivé dans certains cas que le court-circuitage d’éléments d’une infrastructure embrase les lignes et installations électriques concernées, entraînant des dommages à long terme et souvent permanents (p. ex. Jachec-Neale, p. 134).
Il convient de souligner à cet égard que les attaques dirigées contre des infrastructures énergétiques seront illicites si les dommages causés incidemment aux civils auxquels on peut s’attendre sont excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu, et ce même si toutes les précautions pratiquement possibles ont été prises pour réduire ces dommages au minimum.
Les autres précautions nécessaires pour protéger les infrastructures énergétiques contre les dangers des opérations militaires
Outre les obligations incombant à ceux qui cherchent à prendre pour cible des éléments d’une infrastructure énergétique, les parties aux conflits armés doivent aussi prendre toutes les précautions pratiquement possibles pour protéger contre les effets directs et les répercussions des attaques lancées par un ennemi les civils et les biens de caractère civil (y compris les infrastructures énergétiques) soumis à leur autorité. Ces mesures peuvent comprendre les éléments suivants:
- Empêcher que des éléments de l’infrastructure énergétique permettant de fournir des services essentiels à la population civile ne deviennent des objectifs militaires en évitant toute utilisation de ces infrastructures à des fins militaires.
- Séparer clairement les éléments du système électrique utilisés à des fins militaires des éléments voués à un usage civil (p. ex. par un système de signalisation, ou par d’autres moyens). Lorsque cela n’est pas possible, faire tout ce qui est pratiquement possible pour réduire les risques de perturbation d’un ou de services essentiel(s) à la population civile dépendant de l’infrastructure et les effets qui en résultent pour les civils, notamment en assurant des moyens de substitution d’approvisionnement en énergie, par exemple par des générateurs et des stocks suffisants de carburant, afin de permettre aux hôpitaux ainsi qu’aux systèmes d’eau, d’assainissement, de production et de distribution alimentaire de continuer à fonctionner, même en cas de baisse ou de coupure totale de l’approvisionnement en électricité.
- Éloigner les civils et les biens de caractère civil de la zone dans laquelle se trouvent des éléments d’une infrastructure énergétique qui sont devenus des objectifs militaires.
- Éviter de placer des objectifs militaires (troupes, armes, etc.) à l’intérieur ou à proximité de telles infrastructures.
- Prendre des mesures appropriées pour renforcer la résilience des systèmes énergétiques contre les effets des attaques, y compris en intégrant des installations redondantes dans les systèmes et dans les éléments d’une infrastructure énergétique eux-mêmes, afin de permettre aux infrastructures de continuer à fonctionner à pleine capacité pour maintenir, au strict minimum, une qualité de prestation de services suffisante pour la population civile.
- Faire en sorte que les fournisseurs de services et les acteurs humanitaires disposent d’un accès sûr et durable pour pouvoir entretenir et, au besoin, réparer, les infrastructures essentielles et les services qui en dépendent, et pour limiter toute détérioration supplémentaire.
- Lancer des alertes au sein de la population civile pour qu’elle puisse se préparer à des réductions ou des interruptions de services essentiels, en quittant la zone ou en trouvant d’autres moyens de subsistance.
- Encourager un accord entre les parties au conflit pour créer des zones protégées afin de renforcer la protection des éléments d’une infrastructure énergétique particulièrement vulnérables. Le choix de ces zones pourrait dépendre de la gravité des conséquences qu’entraîneraient les dommages ou la destruction des infrastructures, du nombre de personnes susceptibles d’être affectées, et de la disponibilité et l’efficacité des mécanismes de défense permettant de réduire les conséquences de ces Pour que de telles zones soient utiles, il faudrait qu’elles soient reconnues par l’ensemble des parties concernées (notamment par un accord écrit), qu’elles soient entièrement démilitarisées et signalées de manière claire et visible par la partie qui exerce son contrôle sur la zone, qu’elles ne risquent pas d’être contaminées par les armes afin de garantir un accès sûr pour les opérations de maintenance, que des instructions claires soient données au personnel militaire pour que ces zones soient respectées (c’est-à-dire qu’elles ne soient ni utilisées à des fins militaires, ni attaquées), qu’un mécanisme de contrôle soit mis en place — comme cela est prévu, par exemple, dans les projets d’accords contenus dans les annexes I de la CG I et de la CG IV— et, bien entendu, qu’il y ait un respect minimum des règles du DIH.
Conclusion
Pendant un conflit armé, les infrastructures énergétiques indispensables pour l’approvisionnement en électricité, en chauffage et en eau et pour l’assainissement, mais aussi pour la fourniture de soins, la production alimentaire et la distribution de vivres à la population civile, doivent être préservées, dans toute la mesure possible. En principe, ces infrastructures ne doivent pas faire l’objet d’attaques, ni faire l’objet d’un emploi abusif par les parties, et elles doivent être protégées contre les effets incidents des hostilités. Il convient de bien identifier des éléments précis de l’infrastructure faisant partie des systèmes énergétiques qui seront pris pour cible pendant les opérations militaires, car les obligations énoncées par le DIH sont plus difficiles à remplir qu’il n’y paraît.
L’assaillant doit faire tout ce qui est pratiquement possible pour anticiper les effets directs et indirects d’une attaque contre des éléments de l’infrastructure énergétique sur les civils, en particulier les perturbations d’un ou de plusieurs services essentiels qu’elle pourrait engendrer, et pour garantir que ces effets ne soient pas excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu. Étant donné que la perturbation des services essentiels causée par les attaques contre des éléments de l’infrastructure énergétique entraîne des conséquences sévères et souvent durables, il se peut qu’il soit difficile de garantir la proportionnalité de ces attaques, de même que de tenir compte des protections plus importantes qui sont accordées aux biens indispensables à la survie de la population civile, ainsi qu’aux ouvrages et installations contenant des forces dangereuses.
Faute de pouvoir empêcher que la guerre ait un impact sur l’infrastructure énergétique, il est crucial de prendre d’importantes précautions, directement et indirectement, et d’autres mesures de réduction des risques afin de garantir aux civils l’accès à des services essentiels d’une qualité suffisante pour préserver leur vie, leur sécurité, leur intégrité physique et morale ainsi que leur dignité, y compris pendant la conduite des hostilités.
Cet article a été initialement publié en anglais en avril 2023.
Voir aussi
- Abby Zeith, Pris au piège des conflits : l’état de siège ou l’encerclement en milieu urbain, 17 octobre 2024
- Elizabeth Rushing, Stephen Kilpatrick, Philippe Cholous, Réduire les dommages lors d’opérations militaires de sécurité, 28 mars 2024.
- Tilman Rodenhauser, Mauro Vignati, 8 règles destinées aux « hackers civils » en temps de guerre et 4 obligations des Etats pour limiter leur action, 12 janvier 2024
Commentaires