D’après l’expérience concrète du CICR dans les villes et leur périphérie en proie à des conflits dans le monde entier, une forme évoluée d’une des méthodes de guerre les plus anciennes – l’état de siège et l’encerclement, demeure aujourd’hui une réalité tenace des affrontements urbains. Les civils pris au piège à l’intérieur de zones assiégées, ou déplacés après avoir fui, endurent une des situations humanitaires les plus catastrophiques.
Dans ce billet, Abby Zeith, conseillère juridique au CICR, examine de plus près les situations contemporaines d’état de siège et d’encerclement en milieu urbain et les dommages qu’ils font subir aux populations civiles, comment le droit international humanitaire (DIH) régit ces méthodes de guerre et pourquoi les États et leurs décideurs politiques et militaires doivent agir davantage pour comprendre, prévoir et réduire les dommages civils qui seront causés par de telles opérations à l’avenir.
Pour de nombreuses personnes, le terme « siège » évoque des images historiques de la destruction de Carthage, de Babylone ou de Léningrad, où les civils et les forces assiégés furent pris au piège en se défendant depuis l’intérieur de villes ou de châteaux fortifiés ou d’autres forteresses, après avoir été isolés par des forces assiégeantes. Ceux qui se retrouvaient coupés du monde n’avaient souvent d’autres choix que de capituler, subir une attaque et des bombardements, ou mourir de faim ou de maladie en raison de pénuries extrêmes.
Comme le montrent les récents conflits en milieu urbain en Afrique, en Asie, en Europe et au Moyen-Orient, le siège et d’autres formes de tactiques d’encerclement occupent aujourd’hui encore une place centrale sur le champ de bataille moderne. Selon une étude, depuis le début des années 1990, on comptabilise plus de 60 situations d’état de siège en milieu urbain, de durée et d’ampleur variables. Toutefois, les considérations politiques et les méthodes de combat dans les villes ont évolué par rapport aux guerres de siège d’une époque largement révolue, et le cadre juridique applicable a évolué lui aussi.
Les notions de « siège » et d’ « encerclement »
Les traités du DIH font référence à des zones « assiégées » ou « encerclées » mais sans en donner la définition (par exemple, art. 27 du Règlement de La Haye de 1907 ; art. 15, al. 2, CG I ; art 18, al. 2, CG II et art. 17, CG IV).
Le siège – ou l’encerclement, qui sont souvent mentionnés dans certaines doctrines militaires relatives à la conduite de la guerre, peuvent se définir comme « une tactique consistant à encercler les forces armées d’un ennemi afin de l’empêcher de faire le moindre mouvement ou de le couper de tout soutien et canal d’approvisionnement » (rapport du CICR sur le DIH et les défis posés par les conflits armés contemporains, 2019, p. 24). On peut trouver une définition similaire dans certains manuels militaires sur le droit des conflits armés (voir, par exemple, Nouvelle-Zélande [8.10.1] ; États-Unis [5.19.1]).
L’objectif d’un siège en milieu urbain est généralement d’isoler et d’affaiblir une force assiégée jusqu’à ce qu’elle soit forcée de se rendre ou battre en retraite. Dans le cas contraire, la force assiégée peut être « détruite » (pour citer un type de mission assignée auquel les militaires sont souvent confrontés).
Historiquement, cela passe principalement par le fait d’affamer des villes entières sans discrimination, auquel s’ajoute des attaques incessantes pour bloquer l’accès aux renforts, affaiblir les défenses de l’assiégé et le contraindre à capituler. Bien que l’encerclement visant à priver de nourriture reste une caractéristique des conflits contemporains, les forces assiégeantes tentent souvent de prendre le contrôle d’une zone urbaine assiégée et de vider la zone en tuant et en capturant les forces assiégées ou en les forçant à se retirer par des combats intenses.
Une situation d’état de siège qui ne vise pas à s’emparer d’une zone par l’attaque peut avoir pour objectif de tirer un avantage militaire en relative sécurité pour les forces assiégeantes, comme cela s’est produit à Bassorah en 2003. Bien que moins courante aujourd’hui, cette tactique peut leur éviter les risques que présentent les combats en milieu urbain et peut, dans certaines circonstances, limiter le nombre de victimes civiles et les dommages causés aux infrastructures de caractère civil souvent associés aux combats dans les zones densément peuplées. Néanmoins, quelle que soit la situation, de telles opérations causent des victimes civiles et des destructions, mais aussi d’autres formes de souffrances et de privations pour les populations civiles.
À l’inverse, la plupart des situations d’état de siège contemporaines s’accompagnent de tentatives de prendre le contrôle d’une zone urbaine et de renverser ceux qui la défendent par l’attaque, avec des bombardements intensifs et des conséquences dévastatrices pour les populations civiles. C’est notamment le cas lorsque des forces assiégées à l’intérieur d’une ville n’ont d’autre choix que de combattre dans une guerre d’usure pour défendre la zone urbaine, ou de capituler. Anthony King, professeur d’études des conflits, a défini ce type de combats comme des « sièges du 21ème siècle intra-urbains [traduction CICR] » ou des « micro-sièges localisés » qui s’étendent du niveau de la rue – et en dessous, à l’espace aérien au-dessus de la ville. Il écrit :
Aujourd’hui, les villes entourent les forces armées. Les armées ne sont tout simplement pas assez nombreuses pour encercler des villes entières. Les combats pour prendre des villes prennent place à l’intérieur des villes elles-mêmes, les forces circonscrites convergeant vers des points décisifs. En raison de la réduction des forces, les combats en milieu urbain se sont transformés en une série de micro-sièges localisés, où les combattants se battent pour des bâtiments, des rues ou des quartiers. À la place de lignes de front coupant en deux une ville entière, ces sièges éclatent en des lieux précis. Le champ de bataille en milieu urbain est parsemé de combats localisés [traduction CICR].
Il peut même y avoir des situations d’état de siège localisés qui se déroulent au sein d’une zone assiégée plus vaste, comme dans le cas de l’aciérie d’Azovstal pendant le siège de Marioupol.
Les états de siège causent des souffrances humaines innommables
Les situations d’état de siège et les autres formes d’encerclement s’accompagnent souvent de bombardements et en particulier de l’emploi d’armes explosives lourdes et d’intenses combats entre les forces assiégées et assiégeantes, ce qui génère un danger permanent pour les populations civiles prises au piège. Divers obstacles au passage de marchandises, tels que les checkpoints, les activités de contre-mobilité ou les tirs d’interdiction signifient que souvent, les biens essentiels à la survie de la population civile ne peuvent pas entrer dans la zone assiégée. Le manque ou l’absence d’électricité et la détérioration d’autres services essentiels sont également des éléments caractéristiques. Avec le peu de nourriture, d’eau et de soins de santé disponibles, les familles sont obligées de faire des choix impossibles. Des facteurs tels que l’âge, le genre et le handicap peuvent accentuer les difficultés à accéder à des ressources limitées. Les conséquences humanitaires préoccupantes se cumulent et perdurent. Elles incluent la faim, la malnutrition, la déshydratation, des pathologies et des maladies, des blessés et, souvent, des personnes victimes de troubles psychologiques durables, et des morts.
Bien qu’ils partagent des similitudes, il n’y a pas deux sièges identiques. Ils se différencient souvent par leur taille, leur ampleur, leur localisation, leur intensité et les parties qui y participent. Mais surtout, les conséquences humanitaires que subissent les personnes prises au piège dépendront notamment de l’intensité et du lieu des hostilités ; de la nature des restrictions en matière de déplacement imposées aux civils et aux combattants blessés et malades, de la présence de mécanismes d’adaptation au niveau local, de la résilience des systèmes de services essentiels interdépendants nécessaires aux populations pour répondre à leurs besoins et vivre en sécurité en milieu urbain, c’est-à-dire l’électricité, la santé, l’eau et le traitement des eaux usées, la gestion appropriée des déchets ainsi que les systèmes de marchés qui fournissent de la nourriture et des biens de première nécessité, la communication, les systèmes financiers, le transport de personnes et de marchandises ; de la possibilité que les secours humanitaires et les marchandises essentielles entrent dans la zones régulièrement et que les civils quittent la zone ; et de la prévalence des trafics et de la corruption.
On oublie souvent que les conséquences pour les civils ne se limitent pas uniquement à la force, au terrain, à la population ou aux l’infrastructures civiles se trouvant à l’intérieur d’une zone assiégée ou encerclée. Pour citer un expert militaire, « comme un ballon que l’on presse, un état de siège en un lieu donné disperse misère et souffrances dans d’autres lieux [traduction CICR] [1] ». Ceux qui fuient les zones assiégées perdent leurs maisons et leurs moyens de subsistance en étant déracinés de leur communauté. Trop souvent, ils doivent dépendre du soutien de familles ou de communautés d’accueil, alors que leurs hôtes sont également affectés par le conflit. Comme l’a montré la situation à Mossoul, un flux important de personnes venant de zones urbaines peut accentuer des problèmes préexistants liés à l’emploi et aux marchés, mais aussi au logement, aux infrastructures, à l’accès à la terre, à la gestion des déchets et à d’autres services publics, dans tous les quartiers concernés. L’ampleur des besoins générés par des déplacements urbains massifs dépasse en général très largement la capacité des organisations humanitaires à y répondre.
En outre, la doctrine militaire, étayée par la pratique opérationnelle actuelle, indique que les sites qui servent de base militaire, de soutien et d’appui-feu des deux parties ainsi que des acteurs qui les soutiennent se trouvent le plus souvent à l’extérieur des zones encerclées. De tels objectifs peuvent même se situer dans une autre zone urbaine. Les risques que les attaques par la partie assiégée/encerclées font courir à la population civile et aux biens de caractère civil dont elle dépend dans ces zones doivent être pris en compte dans la planification opérationnelle et atténués en conséquence.
Comment le DIH réglemente-il les situations contemporaines d’état de siège et d’encerclement en milieu urbain ?
La manière dont les belligérants conduisent actuellement un siège urbain ou un encerclement a évolué au fil des ans, pour de multiples raisons. Le cadre juridique qui les régit a lui aussi évolué.
En premier lieu, l’évolution du droit international (surtout après la Seconde Guerre mondiale) a considérablement restreint ce que les belligérants sont autorisés à faire pendant un siège en milieu urbain. Il ne fait aucun doute que le type de guerre de siège tel qu’il était pratiqué dans l’histoire, qui ne faisait pas de distinction entre les civils et les forces armées de l’ennemi, est expressément interdit aujourd’hui (pour une étude intéressante sur le droit et les coutumes qui ont régi les situations d’état de siège dans l’histoire ainsi que leur évolution, voir ici).
Aujourd’hui, les sièges doivent être dirigés exclusivement contre les forces armées de l’ennemi, par exemple en assiégeant une zone où il n’y a que des forces ennemies ou en bloquant les renforts ou le réapprovisionnement. Malheureusement, des civils se retrouvent souvent pris au piège lorsque des villes ou d’autres zones densément peuplées sont assiégées ou encerclées, ce qui entraîne d’innommables souffrances.
Le CICR a récemment publié un bref résumé de la protection vitale que le DIH offre à ces populations civiles en imposant des limites à ce que les parties peuvent faire durant des sièges de ce type. Cet explicatif résume la position juridique beaucoup plus détaillée du CICR, publiée dans son rapport de 2019 sur les défis contemporains du DIH. À cet égard, quelques points doivent être soulignés :
1. Les parties belligérantes doivent permettre aux populations civiles de quitter les zones assiégées ou encerclées.
Au cours de l’histoire, des forces assiégées et assiégeantes empêchèrent les populations civiles de quitter les zones assiégées. Pour les forces assiégeantes, cette pratique visait souvent en premier lieu à contraindre les forces assiégées à capituler le plus rapidement possible, puisque la population civile dépendait des mêmes vivres que les forces ennemies. D’ailleurs, lors des procès de Nuremberg, la pratique consistant à utiliser l’artillerie pour empêcher les civils de quitter une zone assiégée fut considérée comme une mesure certes épouvantable, mais pas illicite.
De telles pratiques ne sont plus en conformité avec le droit actuel. Le droit a évolué bien au-delà des dispositions, essentielles mais limitées, des Conventions de Genève relatives à l’évacuation de catégories précises de personnes vulnérables de zones assiégées (voir art. 15, CG I ; art. 18, CG II ; art. 17, CG IV).
Pour les raisons exposées par le CICR de manière beaucoup plus détaillée en 2019 (pp. 24-25), plusieurs interdictions complémentaires (c’est-à-dire les attaques dirigées contre des civils, les attaques sans discrimination, les boucliers humains, l’utilisation de la famine comme méthode de guerre) ainsi que des règles découlant du principe de précautions établissent clairement la chose suivante : aujourd’hui, les populations civiles ne doivent pas être prises au piège de situations d’état de siège et les deux parties doivent leur permettre de quitter les zones assiégées et encerclées.
Les appels répétés à une évacuation sûre et sans entrave des civils pendant les combats dans les villes en Ukraine et dans les résolutions des Nations Unies relatives à la Syrie témoignent du large soutien des États à l’égard de cet impératif. Plusieurs experts du droit (des universitaires, des militaires et des humanitaires) soutiennent également l’existence d’une obligation permettant aux civils de quitter les zones assiégées et encerclées.
Néanmoins, on trouve encore des avis divergents dans les manuels militaires sur le droit des conflits armés. Plusieurs manuels semblent confirmer expressément l’existence de cette obligation (par exemple, le Danemark, par. 2.12 ; la France, par. 5.54 ; Israël ; les États-Unis, par. 5.19.4.1). Malheureusement, d’autres manuels ne font référence qu’aux dispositions limitées des Conventions de Genève relatives à l’évacuation de certaines catégories de personnes vulnérables (par exemple, la Nouvelle Zélande) tandis que d’autres laissent toujours à l’entière discrétion du commandant la décision de permettre ou non les civils de quitter la zone (par exemple, l’Australie, le Canada, le Royaume-Uni), ce qui, selon le CICR, est une vision dépassée, qui ne reflète plus l’état actuel du droit. Le fait que d’autres manuels sur le droit des conflits armés ne fassent même pas mention des situations d’état de siège est une autre source de préoccupation.
Les États, en particulier ceux qui ont entrepris un processus de révision de leur manuel sur le droit des conflits armés, sont exhortés à accorder davantage d’attention à cette question, y compris en affirmant en des termes sans équivoque que les populations civiles ont le droit de quitter les zones assiégées et encerclées.
2. Les populations civiles qui fuient ou qui évacuent la zone assiégée ou encerclée sont toujours protégées.
Les populations civiles qui fuient ou qui évacuent temporairement une zone assiégée ou encerclée sont protégées. Elles ne doivent pas être la cible d’attaques. En cas de déplacement, toutes les mesures possibles doivent être prises pour qu’elles bénéficient de conditions d’accueil, d’hygiène, de santé, de sécurité et d’alimentation satisfaisantes et que les membres d’une même famille ne soient pas séparés. Si la partie assiégeante décide de filtrer les personnes déplacées pour des raisons de sécurité, ces mesures doivent être prises dans le plein respect du DIH et des droits de l’homme.
Les évacuations sont strictement limitées par le DIH. Les évacuations forcées ne peuvent avoir lieu que dans les cas ou la sécurité des civils ou des impératifs militaires l’exigent et ne peuvent être que temporaires. Qu’elles aient fui ou qu’elles aient été évacuées, les personnes déplacées ont le droit de regagner volontairement et dans la sécurité leur foyer ou leur lieu de résidence habituel dès que les causes de leur déplacement ont cessé d’exister. Etant donné que dans les situations d’état de siège, le risque que la conduite des hostilités cause incidemment des victimes civiles est élevé, des évacuations temporaires peuvent être nécessaires et même exigées par le droit, mais l’état de siège ne saurait être utilisé pour contraindre les populations civiles à quitter une zone précise de façon définitive.
3. Les populations civiles et les blessés et les malades restant dans les zones assiégées ou encerclées, quelle qu’en soit la raison, doivent être protégés.
Les populations civiles, les blessés et les malades qui restent dans une zone assiégée pour quelque raison que ce soit, sont toujours protégés. Les forces assiégées et assiégeantes restent tenues de respecter des règles importantes protégeant les civils contre les effets des hostilités, en particulier les principes de distinction, de proportionnalité et de précautions, l’interdiction des boucliers humains et les règles garantissant des protections spécifiques pour les blessés et les malades.
De plus, les règles du DIH relatives à l’interdiction d’affamer la population, aux opérations de secours et à l’accès humanitaires sont conçues pour assurer, de manière complémentaire, que les populations civiles ne soient pas privées de biens essentiels nécessaires à leur survie ou de nourriture.
Ce qui est qualifié d’« impératif d’isolement » dans les situations d’état de siège
Certains considèrent que les sièges historiques (tels que Leningrad, Grozny et Sarajevo) corroborent l’idée que « l’isolement total » – qui implique de couper l’accès des forces encerclées aux lignes d’opération et de communication et à un soutien logistique et de contrôler l’accès à la zone assiégée – est la « condition sine qua non » d’un siège efficace. Ceux qui formulent ce point de vue semblent considérer que toute autre solution donnerait à l’adversaire les moyens de survie suffisante pour maintenir sa position défensive, ce qui pourrait prolonger le siège indéfiniment et empêcher une victoire déterminante.
Selon ce point de vue, l’impératif militaire de parvenir à un isolement total (c’est-à-dire un isolement principalement physique, mais qui pourrait également être psychologique et numérique) et de le maintenir, est l’élément le plus important à prendre en compte dans une situation d’état de siège et explique certainement la « portée limitée et la promesse humanitaire réduite [traduction CICR] » du DIH qui régit leur conduite. D’après cette position, ce que l’on qualifie d’« impératif d’isolement » pourrait être invoqué par une force assiégeante pour rejeter les offres d’aide humanitaire ou refuser d’autoriser l’évacuation temporaire des civils depuis les zones assiégées. Pour certaines parties belligérantes, l’hypothèse d’un avantage militaire attendu en cas d’isolement complet peut même avoir des conséquences sur les décisions des forces assiégeantes concernant le choix des cibles, la proportionnalité et les précautions dans l’attaque.
Toutefois, comme expliqué ci-après, les arguments en faveur de « l’impératif d’isolement » qui cherchent à privilégier des considérations militaires au détriment d’impératifs humanitaires dans les situations d’état de siège et d’encerclement contemporaines en milieu urbain ne doivent pas être acceptés sans une évaluation plus approfondie de leur licéité, leur validité sur le plan militaire et de la possibilité de les mettre en pratique.
Premièrement, si l’isolement peut effectivement constituer une priorité militaire, il ne peut pas être considéré comme non réglementé, comme certains l’ont également affirmé. L’isolement doit être considéré au regard du cadre juridique actuel. Ces obligations s’appliquent à tous les moyens et méthodes de guerre ; les sièges ne font pas exception. Qu’une situation d’état de siège ou d’encerclement soit considérée ou non comme une bataille « décisive » dans le contexte d’une campagne plus globale ou d’une opération militaire de grande ampleur, les parties belligérantes doivent toujours respecter scrupuleusement les règles relatives à la conduite des hostilités, qui visent à protéger les populations et les biens de caractère civils. C’est un aspect important, non seulement pour planifier et décider des attaques contre des objectifs militaires à l’intérieur d’une zone urbaine assiégée ou depuis celle-ci (en particulier la question de savoir si certaines précautions peuvent être pratiquement possibles et les questions relatives à la proportionnalité dans l’attaque) mais également pour les décisions relatives aux restrictions imposées aux secours humanitaires et à la conduite des évacuations.
Par ailleurs, les belligérants doivent prendre en considération le fait qu’en réalité, ce sont les civils qui subissent au premier chef les conséquences des tactiques de siège. Plus important encore, tirer profit des souffrances des populations civiles prises au piège d’une zone assiégée est incompatible avec le DIH contemporain. Selon la position du CICR, il est interdit d’employer sans discrimination la famine comme méthode de guerre – c’est-à-dire lorsque la privation de nourriture et d’eau ou d’autres éléments nécessaires à la survie ne vise pas ou ne peut pas viser exclusivement les forces armées de l’ennemi. De la même manière, une force assiégeante ne peut justifier le fait d’affamer massivement la population civile de façon délibérée en affirmant que son objectif est uniquement d’affamer les combattants ennemis qui se trouvent à l’intérieur de la même zone.
En outre, le commandant d’une force assiégée qui n’est pas en capacité de fournir les vivres essentiels à la survie de la population civile se trouvant sous son contrôle et le commandant de la force assiégeante doivent autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre des secours humanitaires pour les civils restant dans la zone assiégée (voir par exemple, France, par. 5.54 ; Canada, par. 614(7) ; Israël). Cela est soumis au droit de contrôle des parties et à leur capacité à imposer des restrictions géographiquement limitées et temporaires telles qu’exigées par la nécessité militaire, au moment et sur le lieu des hostilités.
Deuxièmement, certains points de vue (voir par exemple Dannenbaum, pp. 389-390 et Lattimer) remettent en question l’affirmation empirique selon laquelle les « méthodes illicites visant à affamer la population[traduction CICR] », y compris par un blocus complet de l’entrée de biens essentiels, sont nécessaires pour battre les forces ennemies se trouvant à l’intérieur de zones urbaines solidement défendues. Cet avis remet en question la conception binaire selon laquelle les deux seules options possibles pour les forces armées sont « lancer une attaque militaire sans relâche ou affamer la population par un encerclement total ». Cet avis laisse entendre qu’il peut y avoir des approches alternatives pour « contenir les forces ennemies, détruire leur capacité à lancer une offensive depuis ce lieu et empêcher qu’elles se déploient ailleurs [traduction CICR] ».
Par ailleurs, le fait que les forces assiégeantes cherchent à justifier les restrictions sur les secours humanitaires ou refusent de permettre aux populations civiles de quitter des zones assiégées en se fondant sur le postulat selon lequel historiquement, l’état de siège a toujours impliqué de prendre au piège les civils pour contraindre les forces assiégées à capituler plus vite (car les civils dépendent des mêmes approvisionnements que les forces ennemies), apparait comme déconnecté de la réalité de la façon dont la guerre urbaine contemporaine est conduite, dans laquelle les encerclements s’accompagnent souvent d’attaques armées au sein d’une zone urbaine.
Troisièmement, si « l’isolement absolu» est supposément la « condition sine qua non » d’un siège réussi sur le plan militaire, alors on pourrait douter du fait que les opérations de siège en milieu urbain puissent toujours être considérées comme une stratégie qui a de forte chance de porter ses fruits, au vu des difficultés pratiques de l’isolement d’une ville moderne aujourd’hui. Il se peut que même des experts militaires considèrent qu’il est souvent erroné de penser qu’un encerclement complet ou un isolement total sont nécessaires dans les sièges contemporains. En réalité, c’est rarement le cas. On considère souvent que la porosité ou au contraire le caractère imperméable d’un siège dépendra notamment d’objectifs politiques et militaires, des forces à disposition et des capacités, et de la superficie de l’encerclement. Par exemple, l’absence d’un encerclement complet peut être due à un personnel insuffisant ou à un manque de ressources matérielles nécessaires pour encercler une ville entière, ou encore à une décision délibérée, en fonction de la manière dont un acteur précis souhaite qu’un siège se déroule.
Les décideurs politiques, les tacticiens et les experts militaires doivent prendre davantage de mesures pour éviter les dommages civils dans les situations d’état de siège contemporaines en milieu urbain
Comme expliqué au début de cet article, les recherches montrent que depuis le début des années 1990, des parties belligérantes ont conduit ou subi près de 60 sièges en milieu dans le monde entier, dans le cadre d’opérations de différentes envergures.
Le siège ou d’autres formes d’encerclement peuvent également s’inscrire dans une stratégie opérationnelle plus large : ils peuvent par exemple être conduits pour isoler des forces ennemies dispersées et se trouvant dans une zone particulière. L’état de siège et l’encerclement sont souvent une conséquence prévisible de la décision de mener le combat (ou d’assurer sa défense) dans un environnement urbain. Aujourd’hui, l’état de siège en milieu urbain peut se focaliser sur le territoire (l’objectif principal étant de contrôler des lieux stratégiques) ou sur l’ennemi (l’objectif principal n’étant pas uniquement de contenir les forces ennemies, mais de les vaincre). Parfois, il s’agit d’une combinaison de ces deux objectifs. Le fait qu’un siège soit conduit aux niveaux tactique, opérationnel ou stratégique devrait avoir une incidence sur divers aspects, notamment sur la planification de l’opération et, par conséquent, sur les précautions pratiquement possibles qui peuvent être prises.
Bien que l’état de siège soit un trait caractéristique de la guerre contemporaine en milieu urbain, la doctrine relative à la conduite de la guerre n’y fait pas ou peu référence en tant que tel. Comme mentionné précédemment, la doctrine militaire fait davantage référence à la notion d’« opérations d’encerclement ». Par exemple, la note technique 3-06 de l’armée américaine (Opérations en milieu urbain, [7-46]) établit un lien entre la défense en milieu urbain et les tactiques d’isolement par l’assaillant en évoquant des activités propres à l’état de siège :
Les opérations d’encerclement sont des opérations dans lesquelles une force perd sa liberté de manœuvre, car une force ennemie a la capacité de l’isoler en contrôlant toutes les lignes de communication et les renforts sur le théâtre des opérations (ADP 3-90). En milieu urbain, ce contrôle par l’encerclement implique de sécuriser tous les passages par des installations souterraines à l’intérieur et autour de l’objectif visé par la zone d’encerclement. Les unités peuvent envisager la possibilité de restreindre brièvement les services (tels que l’eau, l’électricité ou les télécommunications) dans la zone encerclée pour remporter l’avantage ; toutefois, les unités veilleront à restaurer ces services afin de ne pas causer de dommages excessifs au sein de la population civile.
Ce qui est certain, c’est que lorsque la guerre s’installe dans une ville, la lutte pour contrôler ou défendre cette ville (ou des parties de celle-ci) devient souvent une longue guerre d’usure et de position qui s’assimile à un état de siège ou à un encerclement – quelle que soit la qualification qu’on lui donne. L’état de siège en milieu urbain n’est pas toujours l’opération à laquelle une force s’est formée ou préparée ; il peut être une réponse à une situation nouvelle et parfois, le résultat d’une planification insuffisante ou d’une mauvaise tactique. En effet, souvent, une grande partie des souffrances de grande ampleur qui sont causées aux populations civiles en raison de ces opérations sont dues aux effets cumulés d’une série de décisions au niveau tactique qui pour certaines, ne vont pas toujours dans le sens des objectifs militaires stratégiques. Le manque de préparation à l’inévitable accentue les dommages causés aux populations civiles.
Les experts de la guerre en milieu urbain qui ont perçu une réémergence des situations d’état de siège et leur évolution accusent « les tentatives visant à contourner la question de l’état de siège dans le langage et la pratique [traduction CICR] » en raison du caractère inadéquat de la doctrine actuelle qui à son tour, ne peut aider les experts militaires à comprendre ces opérations et à s’y préparer. Par exemple, Fox et Watkins ont exprimé leur préoccupation à propos du fait que les militaires « manquent d’un cadre pour conduire des opérations dans les situations d’état de siège, tant d’un point de vue tactique que juridique [traduction CICR] » – alors qu’eux-mêmes ont participé à plusieurs sièges ces dernières années, et ont encouragé les États et leurs militaires à « élaborer une doctrine adaptée à l’état de siège et fondée sur le droit international, afin de mieux se préparer aux difficultés de la guerre dans le scénario d’un siège [traduction CICR] ».
Comme de nombreux autres experts, organisations non gouvernementales et universitaires qui travaillent sur la guerre en milieu urbain, le CICR estime qu’il est grand temps d’avoir une réflexion plus approfondie sur la manière dont les parties belligérantes conduisent des sièges et des encerclements en milieu urbain – en particulier sur le plan juridique et humanitaire. À cette fin, le CICR a demandé aux États d’élaborer une doctrine militaire spécifique à la guerre en milieu urbain. De même, davantage de mesures sont nécessaires pour se former et se préparer à assurer l’évacuation des civils de manière organisée depuis les zones assiégées et encerclées ; il s’agit d’opérations complexes qui représentent souvent un dilemme tant pour les militaires que les humanitaires. Le CICR a publié un Manuel du commandant sur la réduction des dommages civils dans le combat en zone urbaine, avec des annexes spécifiques sur les évacuations et le filtrage, ainsi qu’un Manuel à l’usage des groupes armés non étatiques. Plus récemment, le CICR a publié le rapport d’une réunion d’experts et une série de recommandations sur les mesures visant à prévenir et à atténuer les effets indirects de l’utilisation d’armes explosives lourdes sur les services essentiels, lesquelles sont une grave source de préoccupation lorsqu’elles sont employées pendant un siège ou un encerclement en milieu urbain, comme nous l’avons expliqué précédemment. Nous recommandons la lecture de ces documents aux autorités politiques, aux forces armées et aux groupes armés non étatiques pour qu’ils en prennent connaissance.
Le séminaire issu de l’initiative conjointe du Harvard Law School Program on International Law and Armed Conflict, du West Point Lieber Institute et du Comité international de la Croix-Rouge en 2022, qui a rassemblé plusieurs experts juridiques, humanitaires, universitaires et militaires pour débattre de certaines de ces questions (voir le résumé écrit par deux des participants), est une avancée positive. Nous espérons que ces discussions se poursuivront dans les années à venir.
De nombreuses incertitudes demeurent quant aux guerres futures. Nous continuons de découvrir comment les progrès de la technologie peuvent structurer le champ de bataille ou changer la manière dont les guerres en milieu urbain sont conduites. Cela étant, d’après notre expérience concrète dans les villes et leur périphérie en proie à des conflits dans le monde entier, nous savons qu’une forme évoluée de l’une des méthodes de guerre les plus anciennes, à savoir l’état de siège et l’encerclement, demeure une réalité tenace des affrontements urbains.
Les populations civiles prises au piège dans des zones assiégées ou celles qui ont été déplacées continueront d’endurer une des situations humanitaires les plus catastrophiques. Il est impératif que les États et leurs armées réfléchissent plus largement à la manière de prévenir et atténuer les conséquences humanitaires dévastatrices causées par de telles méthodes de guerre, en veillant en particulier à ce qu’elles soient employées de façon pleinement conforme au DIH contemporain.
Note de l’auteur : L’auteur souhaite remercier Laurent Gisel et Amos Fox ainsi que divers collègues du CICR pour leurs précieux commentaires sur les versions précédentes de cet article.
[1] Amos Fox, Présentation sur les situations d’état de siège dans les guerres contemporaines. Présentée à la Harvard Law School le 31 mars 2022. Publiée en ligne par l’auteur.
Voir aussi :
- Daniel Palmieri, Histoire des villes en guerre, 13 octobre 2021
- Cordula Droege, Elizabeth Rushing, Israël et les territoires occupés : comment s’applique le DIH ?, 31 janvier 2024.
- Laura Boillot, Laurent Gisel, Paul Holtom, Frederik Siem, Dina Abou Samra, Juliana Helou van der Berg, Protecting civilians in conflict: the urgency of implementing the Political Declaration on Explosive Weapons in Populated Areas, 22 avril 2024
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