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Au-delà de l’accès : trois observations relatives à la sécurité alimentaire et à la prévention de la famine en période de conflit armé

Action humanitaire / Analysis / Droit et conflits 17 minutes de lecture

Au-delà de l’accès : trois observations relatives à la sécurité alimentaire et à la prévention de la famine en période de conflit armé

« Le prix des denrées alimentaires est en hausse constante par rapport aux dernières années, ce qui rend la situation difficile pour les personnes déplacées, [comme moi]. Il m’arrive de ne pas payer le loyer car il faut tout mon salaire pour nourrir ma famille ». Personne bénéficiaire de l’aide du CICR, Benghazi, Libye.

Ces dernières années, des millions de personnes vivant dans des régions affectées par un conflit ont été confrontées à une insécurité alimentaire grave et aiguë et leur nombre continue d’augmenter. Pour beaucoup de personnes, les pénuries alimentaires saisonnières constituent une réalité insurmontable, mais la situation s’aggrave encore davantage avec les chocs climatiques qui sont toujours plus fréquents et qui gagnent en intensité, les conséquences économiques à long-terme de la COVID-19 et enfin, l’instabilité provoquée par l’insécurité et les conflits armés affectant le système alimentaire mondial.

Dans ce billet, Ariana Lopes Morey, conseillère en politiques humanitaires, Menty Kebede, associate et le conseiller juridique Matt Pollard donnent un aperçu de la position du CICR sur les aspects juridiques, diplomatiques et opérationnels des mesures prises pour prévenir l’insécurité alimentaire et la famine en période de conflit, position qui s’articule à sa note adressée aux décideurs qui sera prochainement publiée. Les auteurs expliquent à quel point il est complexe de répondre aux défis posés par l’insécurité alimentaire et le risque de famine dans les conflits – qui nécessitent une action rapide et un engagement sur le long-terme, ainsi que l’implication de nombre d’acteurs – et soulignent trois observations essentielles formulées par le CICR.

En janvier 2021, le directeur exécutif du Programme alimentaire mondial des Nations Unies, David Beasley, a dressé un état des lieux de la situation devant le Conseil de sécurité des Nations unies et a alerté sur le risque d’une « famine de proportion biblique » dans plusieurs pays en raison de la pandémie de COVID-19 ; plus d’un an après, nous observons que le nombre de personnes confrontées à ce risque ne fait qu’augmenter.

Selon le Rapport mondial sur les crises alimentaires de 2021, les conflits et l’insécurité ont plongé près de 100 millions de personnes dans une insécurité alimentaire aiguë, qui s’est accompagnée d’un choc économique (40 millions de personnes affectées) et de conditions météorologiques extrêmes (16 millions de personnes affectées). Ces causes ne doivent pas être considérées de manière isolée, mais plutôt être vues comme des facteurs qui se renforcent mutuellement et qui sont aussi souvent cyclique par nature, fragilisant la résilience des populations et leurs stratégies d’adaptation et les mettant dans l’incapacité de revenir à une situation normale. Le conflit armé en Ukraine devrait continuer à faire augmenter les prix du panier alimentaire global, ce qui aura des conséquences sans commune mesure sur d’autres populations vulnérables et affectées par un conflit dans le monde, qui dépendent des importations depuis l’Ukraine ou la Russie.

L’histoire de l’action humanitaire locale et internationale est depuis longtemps marquée par l’insécurité alimentaire et la famine en période de conflit armé, notamment depuis la guerre du Biafra. Cela a également eu pour conséquence de bouleverser les ambitions techniques, financières, opérationnelles et diplomatiques. Le cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), créé en 2004, a proposé un outil objectif permettant de surveiller les différents niveaux d’insécurité alimentaire, dans le but – qui reste hors d’atteinte, de mener une action préventive rapidement. La Résolution 2417 du Conseil de sécurité des Nations unies (2018) visait à actionner des leviers diplomatiques pour prévenir les crises liées à l’alimentation pendant un conflit et y répondre. De plus, les acteurs humanitaires et les acteurs du développement ont investi dans des outils innovants pour améliorer la production alimentaire dans contextes instables. Bien que des progrès aient été réalisés, les chiffres ne trompent pas – l’insécurité alimentaire est un défi colossal et tenace.

Le CICR agit pour répondre à l’insécurité alimentaire en concentrant ses activités sur trois domaines dans lesquels il a une valeur ajoutée : premièrement, sa présence dans des zones difficiles d’accès auprès de populations défavorisées ; deuxièmement, sa capacité à proposer une réponse à plusieurs niveaux, en traitant aussi bien les causes que les besoins qui leur sont corrélés ; et troisièmement, sa proximité avec les personnes affectées, qui permet de comprendre les défis, les capacités et les stratégies d’adaptation des populations, répondre aux risques et aux besoins en matière de protection et prêter assistance. Ces initiatives visent à renforcer la résilience des populations affectées face aux chocs alimentaires et à assurer une action humanitaire pérenne. Fort de son expérience de plusieurs dizaines d’années, le CICR a formulé trois observations essentielles pour répondre à l’insécurité alimentaire et prévenir la famine dans les conflits.

1. L’accès est une solution, pas la solution

Il existe des situations dans lesquelles la conduite des hostilités peut avoir une influence directe sur la disponibilité de la nourriture et l’accès à celle-ci. Par exemple, les combats peuvent endommager ou détruire des infrastructures essentielles (par exemple les puits, les systèmes d’irrigation, les barrages) et impacter les denrées alimentaires, les récoltes, le bétail. Le risque et le niveau d’insécurité alimentaire peuvent également augmenter en cas de sièges ou de blocus, ou si l’assistance humanitaire est retardée ou volontairement entravée par les belligérants.

Les acteurs humanitaires jouent un rôle subsidiaire – bien qu’important, pour prévenir l’insécurité alimentaire et y répondre, lorsque les parties au conflit ne sont pas en capacité de le faire. Mais la responsabilité première consistant à satisfaire les besoins élémentaires des civils incombe aux parties au conflit et en particulier, mais pas seulement, le fait de faciliter un accès humanitaire rapide et sans encombre.

Le droit international humanitaire (DIH) joue un rôle essentiel pour prévenir l’insécurité alimentaire dans les conflits armés [voir l’encadré ci-dessous]. Le strict respect des règles du DIH dès le début d’un conflit peut aider à empêcher que la situation ne se détériore et génère une crise alimentaire. Le respect de ces règles repose sur la préparation des parties au conflit, leur comportement et leurs décisions concernant la conduite des hostilités.

Les parties prenantes qui exercent une influence sur les parties au conflit ont un rôle à jouer pour garantir le respect du DIH et limiter de nombreux autres risques sur la sécurité alimentaire générés par le conflit armé. Par exemple, les sanctions et les mesures restrictives adoptées par les États devraient toujours contenir des exemptions humanitaires, notamment sur l’alimentation et les exportations agricoles qui sont essentielles pour la survie de la population civile. Sans cela, les humanitaires peuvent être confrontés à des barrières juridiques et logistiques complexes pour s’assurer que l’aide nécessaire atteint ceux qui en ont besoin.

2. L’enjeu de la sécurité alimentaire n’est pas seulement l’alimentation

L’insécurité alimentaire est une conséquence des combats au niveau local, mais elle peut aussi être la conséquence directe ou indirecte de répercussions sociales et économiques de conflits se déroulant dans d’autres pays et ayant une dimension locale, nationale et internationale. L’inflation et la dépréciation monétaire et dans certains cas les sanctions, peuvent entrainer une hausse rapide des prix de l’alimentation, faire baisser le pouvoir d’achat et perturber les chaines d’approvisionnement locale, régionale et mondiale. L’insécurité causée par un conflit local, en particulier le déplacement de population et la dégradation des liens communautaires, peut également altérer les moyens de subsistance mis en place, le commerce, les pratiques agricoles et pastorales, et remettre en cause l’existence de mécanismes d’adaptation aux crises au sein des populations. Ces difficultés sont exacerbées par une pauvreté préexistante et par l’insuffisance, l’inexistence ou l’inaccessibilité de filets de sécurité économique.

Ainsi, il est crucial de trouver des solutions aux points de rupture et aux facteurs contribuant à l’insécurité alimentaire au sein du système alimentaire dans sa totalité, localement et internationalement, car cela fait partie d’un investissement pour réduire les risques et agir de manière anticipée. Cela implique de comprendre comment les conflits affectent les différentes composantes des systèmes alimentaires (qui étaient déjà fragiles et faisaient partie des causes profondes expliquant le déclenchement du conflit) et d’identifier qui sont les acteurs jouant un rôle pour atténuer ou exacerber les conséquences de ce phénomène au niveau local, national ou régional et à échelle mondiale. Les connaissances et l’expertise d’acteurs locaux, notamment des autorités, mais aussi des acteurs du développement et des organisations humanitaires travaillant étroitement avec les populations affectées, peuvent être mobilisés pour enrichir cette analyse.

Il va de soi que cette information doit s’accompagner de la volonté politique et de l’investissement financier nécessaires pour répondre aux difficultés identifiées. Les acteurs humanitaires ont un rôle important à jouer, mais ils n’ont pas la capacité ou l’expertise nécessaires pour répondre seuls à des difficultés à plusieurs niveaux au sein d’un système complexe. Si les autorités nationales, les acteurs du développement et le secteur privé n’investissent pas activement et à long-terme sur cette question, de nombreuses personnes risquent d’être prises au piège de cycles d’insécurité alimentaire toujours plus sévères. Une action préventive et rapide constitue l’un des investissements les plus prudents, alors que les budgets des acteurs humanitaires et du développement se resserrent : certaines études montrent que pour chaque dollar dépensé dans les programmes de nutrition destinés aux femmes enceintes et aux enfants en bas âge, 35 dollars sont économisés en retour. Pour répondre à long-terme au défi de la sécurité alimentaire, au niveau individuel et au niveau des systèmes, il est nécessaire de créer des partenariats fructueux et d’avoir la volonté de travailler ensemble par une gestion sectorielle en silos.

Le droit international humanitaire, la privation de nourriture, la prévention de la faim et de la famine

Le DIH interdit d’utiliser la famine comme méthode de guerre contre la population civile.

Il garantit également une protection spéciale pour les « biens indispensables à la survie de la population civile ». Ces biens comprennent, entre autres, les denrées alimentaires, les zones agricoles, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation.

Nombre d’autres règles relatives à la conduite des hostilités peuvent aussi aider à prévenir la faim et la famine, notamment :

De plus, le DIH exige que les personnes privées de liberté se voient fournir de la nourriture et de l’eau de manière convenable.

Le DIH considère que chaque partie à un conflit armé a la responsabilité première d’assurer que les besoins élémentaires de la population sous son contrôle sont satisfaits, ce qui implique de fournir de la nourriture et de l’eau de manière convenable. Toutefois, le DIH reconnait que des organismes humanitaires impartiaux peuvent offrir leurs services pour aider à assurer des secours humanitaires, notamment lorsqu’une partie ne peut pas ou ne souhaite pas satisfaire ces besoins en pratique.

Une partie au conflit ne doit pas refuser arbitrairement de donner son agrément à de telles activités humanitaires. Une fois que les parties au conflit ont donné leur agrément, elles doivent, comme les États concernés, autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre de secours humanitaires, sous réserve de leur droit de contrôle.

3. Faire tomber les barrières en apportant des solutions globales

Dans des contextes affectés par un conflit, des vulnérabilités peuvent survenir de barrières conjoncturelles qui limitent la possibilité pour les populations d’accéder de manière sûre à des denrées alimentaires en quantité et qualité suffisantes. Au niveau individuel, les populations qui se retrouvent déplacées, celles qui subissent des tensions et des discriminations communautaires accrues ou celles qui sont dans des situations où leur mobilité est contrainte (telles que les personnes privées de liberté) sont confrontées à des difficultés spécifiques pour accéder à des denrées alimentaires de manière sûre. Au niveau de la population, les personnes vivant dans des zones où se déroule un conflit armé sont démesurément affectées par le changement et les extrêmes climatiques. La conjugaison des conséquences d’un conflit et des aléas naturels, tels que les épidémies, les pandémies ou les conditions météorologiques extrêmes accentue la vulnérabilité des populations face à l’insécurité alimentaire, tout en limitant leur capacité d’adaptation. Beaucoup de foyers à bas revenus, en particulier dans les zones rurales, dépendent de leur propre production alimentaire pour survivre, à la fois pour manger et pour gagner leur vie. Les chocs issus de conflit, du climat ou de l’économie mondiale ont des conséquences particulièrement sévères sur ces personnes, en les privant à la fois de nourriture et des moyens financiers d’acheter des denrées alimentaires et d’autres biens essentiels.

Les conflits accentuent aussi les barrières relatives à l’identité, résultant de circonstances et de caractéristiques individuelles, qui rendent les populations plus vulnérables à la malnutrition dans des situations d’insécurité alimentaire. Ceci concerne les individus et les groupes ayant des besoins diététiques particuliers – tels que les enfants, les femmes enceintes ou qui allaitent et les personnes atteintes d’une maladie chronique, ainsi que ceux qui sont habituellement marginalisés et exclus, comme les personnes atteintes d’un handicap ou ayant une identité de genre et/ou une orientation sexuelle différentes. Les normes en vigueur et les dynamiques politiques peuvent déterminer quelle catégorie de population est la plus exposée à la malnutrition lorsque les quantités de nourriture sont insuffisantes. Et bien entendu, les barrières relatives à l’identité sont corrélées aux barrières conjoncturelles, ce qui augmente les risques.

Lever ces barrières afin de combattre l’insécurité alimentaire nécessite d’avoir la capacité d’atteindre ces segments de la population et de comprendre la nature des difficultés auxquelles ces personnes sont confrontées ainsi que les stratégies d’adaptation dont elles disposent. La réponse fournie par les acteurs humanitaires et les acteurs du développement doit être conçue comme une réponse globale et équitable. Par ailleurs, les systèmes de protection sociale, lorsqu’ils existent, doivent être renforcés et élaborés de manière à atteindre divers groupes. Enfin, le financement de l’adaptation au changement climatique doit viser les populations vivant dans des zones où se déroule un conflit, car elles sont particulièrement vulnérables aux chocs climatiques ; elles ne doivent pas être les oubliées des mesures prises à un niveau plus global pour lutter contre les conséquences du changement climatique.

Conclusion

Les moyens de garantir la sécurité alimentaire s’élaborent au niveau local et régional, ainsi qu’à échelle mondiale. En période de conflit armé, l’insécurité alimentaire et la famine peuvent être la conséquence de facteurs multiples qui s’entrecroisent – certains étant directement liés à l’action des parties au conflit et d’autres non. Bien qu’il soit crucial de faciliter un accès humanitaire sans encombre pour atteindre les populations menacées par l’insécurité alimentaire, le DIH exige que d’autres mesures importantes soient prises par les parties au conflit afin de prévenir la famine.

Parallèlement à la façon dont les conflits se déroulent, l’insécurité alimentaire peut rapidement ou graduellement résulter de leur répercussions sociales ou économiques, qu’ils soient locaux ou fassent rage par-delà l’océan. Par conséquent, il est primordial d’anticiper les chocs et d’investir pour réduire les risques et soutenir les moyens de subsistance, ainsi que de garantir des exemptions humanitaires en cas de sanction ou si des mesures restrictives sont mises en place. Enfin, la sécurité alimentaire est ressentie différemment d’un groupe d’individus à un autre. Les systèmes de protection sociale et les programmes humanitaires doivent être adaptés pour surmonter les barrières conjoncturelles ou relatives à l’identité qui rendent certains individus plus vulnérables à la malnutrition que d’autres. Bien que la sécurité alimentaire soit un problème persistant que nous ne résoudrons pas du jour au lendemain, nous pensons qu’en prêtant davantage d’attention à ces trois aspects, il est possible d’avoir un impact concret sur les vies de ceux qui sont confrontés à l’insécurité alimentaire dans le monde.

Note de l’éditeur : les auteurs souhaitent remercier la cheffe de la stratégie diplomatique Filipa Schmitz Guinote pour sa contribution importante à l’élaboration de cet article.

Cet article a été initialement publié en anglais le 14 avril 2022.

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