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Le dialogue du CICR avec les groupes armés en 2023

Action humanitaire / Droit et conflits 17 minutes de lecture

Le dialogue du CICR avec les groupes armés en 2023

Conformément à son mandat, le CICR dialogue avec toutes les parties à un conflit armé, y compris les groupes armés non étatiques. Le CICR engage depuis longtemps un dialogue humanitaire confidentiel avec ces groupes afin de prévenir et d’atténuer les souffrances des populations dans les zones se trouvant sous leur contrôle. Cependant, ce dialogue est de plus en plus complexe. Par conséquent, le CICR procède chaque année à un exercice d’évaluation interne afin de faire le point sur ses relations avec les groupes armés et d’identifier des pistes pour renforcer ses interactions futures partout dans le monde. Dans cet article, Matthew Bamber-Zryd, conseiller auprès du CICR, examine certaines des principales conclusions de cette étude.

Selon le CICR, en 2023, 195 millions de personnes vivent dans des zones sous le contrôle total ou partiel de groupes armés. À travers le monde, plus de 450 groupes armés suscitent des préoccupations humanitaires et le dialogue qu’entretient le CICR auprès de ceux-ci se poursuit. Bien que le CICR soit parvenu à établir le contact avec près de deux tiers des groupes armés dans le monde entier, le dialogue reste difficile dans certains cas. Ces difficultés s’expliquent par certains obstacles imposés par les États, notamment des législations antiterroristes, ainsi qu’à des conditions de sécurité précaires dans certains pays.

Le CICR intervient auprès de toutes les parties à un conflit afin d’avoir accès aux populations en détresse dans chaque territoire contrôlé par une partie au conflit, y compris lorsqu’il s’agit d’un groupe armé non étatique. Par conséquent, depuis longtemps, le CICR a des discussions confidentielles avec des groupes armés, ce qui lui a permis de déployer des activités de secours et de protection indispensables pour les populations vivant dans des territoires contrôlés par ces groupes. Ces activités consistent, entre autres, à visiter les personnes détenues par des groupes armés pour s’assurer qu’elles sont bien traitées et faciliter l’échange de messages Croix-Rouge, à servir d’intermédiaire neutre lors de la libération de prisonniers et à fournir une aide humanitaire aux populations civiles dans des territoires isolés par la présence de groupes armés. Instaurer un dialogue avec ces groupes relève donc d’un impératif humanitaire. Ces interactions sont essentielles pour que le CICR puisse remplir son mandat et conduire des opérations destinées à prévenir et atténuer les souffrances des personnes qui vivent dans des zones contrôlées par des groupes armés[1].

Dialoguer avec des groupes armés est essentiel à plus d’un titre. Premièrement, il s’agit d’une condition préalable pour que le CICR obtienne un accès sûr aux populations affectées par un conflit armé ou d’autres situations de violence. Deuxièmement, le dialogue est indispensable pour faire en sorte qu’un groupe armé comprenne et accepte le rôle du CICR en tant qu’organisation humanitaire impartiale, neutre et indépendante. Troisièmement, ce dialogue est important pour promouvoir le droit international humanitaire (DIH) et d’autres cadres juridiques applicables. Il contribue à améliorer le respect du droit et, partant, à prévenir et à atténuer les souffrances des victimes. Enfin, le CICR est expressément cité à l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949, en tant qu’organisme habilité à offrir ses services aux parties à un conflit armé non international, y compris à des groupes armés non étatiques[2].

Alors que des conflits éclatent et que des groupes peuvent brusquement gagner ou perdre un territoire, le paysage des groupes armés peut évoluer rapidement. Pour remplir sa mission humanitaire, le CICR procède donc chaque année à une étude interne sur les groupes armés en s’appuyant sur ses délégations. Cette étude vise plusieurs objectifs : elle permet au CICR de mesurer la qualité actuelle de son dialogue avec les groupes armés, de mettre en évidence certains comportements chez ces groupes, ainsi que d’identifier les opportunités de renforcer ce dialogue.

Cet article présente les principales conclusions de l’étude sur l’année 2023 relative au dialogue entre le CICR et les groupes armés. Il convient de rappeler que ces informations relèvent de ce qui est considéré comme une priorité et un sujet d’importance pour les délégations du CICR. Il s’agit donc davantage d’une évaluation opérationnelle que d’une étude scientifique. Ces chiffres sont susceptibles de varier d’une année sur l’autre, en raison de facteurs extérieurs en lien avec des conflits armés, de changements dans les priorités opérationnelles du CICR ou d’une meilleure méthodologie dans l’analyse.

Les groupes armés en 2023

En 2023, le CICR estime à plus de 450 le nombre de groupes armés suscitant des préoccupations humanitaires à échelle mondiale. La majorité d’entre eux se trouvent en Afrique (36 % / 164 groupes), ainsi qu’au Proche et Moyen-Orient (28 % / 130 groupes). Les autres groupes armés se répartissent entre la région Asie-Pacifique (18 % / 83 groupes), les Amériques (15 % / 68 groupes) et l’Eurasie (3 % / 14 groupes).

Selon l’étude du CICR, le nombre de groupes armés suscitant des préoccupations humanitaires a toujours été supérieur à 450 ces cinq dernières années, ce qui a eu pour effet d’accentuer considérablement les difficultés opérationnelles rencontrées par les organisations humanitaires pour dialoguer avec des groupes armés et tenter d’avoir accès aux populations affectées qui vivent dans des zones contrôlées par ces groupes.

En juillet 2023, le CICR estimait qu’au moins 195 millions de personnes vivaient dans des zones contrôlées par des groupes armés. Près de 64 millions de personnes vivent dans des zones sous le contrôle exclusif de ces groupes et 131 millions dans des territoires contestés ou en partie contrôlés par des groupes armés.

On estime que près de la moitié de ces personnes vivent en Afrique (31,5 millions de personnes sous le contrôle total de groupes armés ; 51,5 millions soumises à un contrôle partiel). Au Proche et au Moyen-Orient, le nombre de personnes vivant dans des zones entièrement contrôlées par des groupes armés est similaire (30 millions de personnes vivant sous un contrôle total ; 11 millions sous un contrôle partiel). En Asie et dans le Pacifique, un demi-million de personnes vivent dans des territoires soumis au contrôle total de groupes armés et 35 millions dans des territoires où leur degré de contrôle varie. Sur le continent américain, ces chiffres sont de l’ordre de, respectivement, 0,6 million et 33 millions de personnes. En Eurasie, toutefois, il y a seulement 0,9 million de personnes qui vivent dans des zones entièrement contrôlées par des groupes armés.

S’agissant du contrôle territorial, selon les estimations du CICR, en 2023, 78 groupes armés exercent un contrôle total et exclusif sur un territoire (16 % des groupes armés), alors que 209 groupes armés se disputent le contrôle d’un territoire et le contrôlent en partie (46 % des groupes). Le nombre de groupes armés exerçant un contrôle territorial varie d’une région à l’autre : on en dénombre 115 en Afrique, 72 au Proche et au Moyen-Orient, 55 dans les Amériques, 40 dans la région Asie-Pacifique et 5 en Eurasie. De plus, 78 % des groupes exerçant un contrôle total sur un territoire maintiennent ce contrôle depuis quatre ans ou plus.

De nombreux groupes armés exerçant un contrôle sur un territoire – voire certains qui n’exercent aucun contrôle – assurent de facto un certain niveau de gouvernance et fournissent des services publics dans les territoires qu’ils contrôlent. En 2023, 363 groupes armés, soit 79 % des groupes, fournissent divers services et/ou imposent des taxes aux populations qui se trouvent sous leur contrôle. Sur l’ensemble des groupes armés, plus de 55 % prennent des mesures de sécurité, 41 % lèvent un impôt sous une forme ou une autre et 25 % mettent en place des mécanismes de règlement des différends ou une forme de système judiciaire. Les services plus complexes, tels que les soins de santé (assurés par 16 % des groupes), l’éducation (13 %), les services publics (5 %) ou la délivrance de documents d’identité officiels (4 %), sont généralement fournis par des groupes armés qui exercent depuis longtemps un contrôle total sur un territoire donné. Cependant, la présente analyse ne permet pas au CICR d’évaluer la façon dont ces services sont perçus par les populations concernées, ni dans quelle mesure elles ont accès à ces services, ainsi que l’étendue de la couverture des services publics sur le territoire aux mains d’un groupe armé.

Ces chiffres soulignent en revanche l’étendue du contrôle territorial exercé par des groupes armés et le fait que des populations sont soumises à ce contrôle dans le monde entier. Les individus résidant dans des territoires administrés par des groupes armés sont exposés à des vulnérabilités complexes et à des risques particuliers. Parmi ces risques, figurent le fait qu’ils se situent à proximité des combats, ce qui augmente le risque de pertes ou de blessés au sein de la population civile ; l’accès limité ou inexistant à des infrastructures et à des services essentiels ; la menace de blocus, de sièges ou de sanctions qui contribuent à la raréfaction des ressources et des services vitaux ; et l’absence de pouvoirs publics, qui constitue un obstacle à l’obtention de documents officiels nécessaires.

Souvent, même lorsque les groupes armés fournissent un certain niveau de services, nombre d’entre eux ne répondent pas pleinement aux besoins essentiels des populations qui se trouvent sous leur contrôle. Ainsi, pour que le CICR comprenne quels sont les besoins humanitaires de ces populations et y réponde, il est essentiel qu’il puisse accéder aux groupes armés et dialoguer avec eux sur diverses questions relatives à l’assistance, au droit et à la protection, par exemple, la protection des personnes détenues, le rétablissement des liens familiaux et, plus généralement, le traitement des populations conformément au droit et aux normes internationales en vigueur.

Le dialogue du CICR avec les groupes armés en 2023

Réussir à engager un dialogue avec un groupe armé est une tâche complexe et semée d’embûches. Cependant, le CICR doit impérativement y parvenir pour accomplir son mandat humanitaire, à savoir prévenir et atténuer les souffrances des personnes qui vivent dans des territoires contrôlés par des groupes armés.

En 2023, le CICR entretient avec les groupes armés un niveau d’interaction comparable à celui de l’année précédente. Il est en contact avec près des deux tiers (61 %) des groupes armés suscitant des préoccupations humanitaires. Ces contacts peuvent prendre différentes formes et aboutir à un dialogue portant sur différentes questions. Le CICR entretient actuellement un dialogue opérationnel avec au moins la moitié de ces groupes armés, son objectif premier étant de négocier l’accès et des garanties de sécurité. En outre, le CICR fait part de ses préoccupations humanitaires à environ un tiers des groupes armés, dans le but de protéger les populations affectées par des conflits armés et d’autres situations de violence, ainsi que d’inciter ces groupes à respecter le droit international humanitaire ou d’autres normes applicables.

Dans le cadre de ce dialogue, le CICR a publié en avril 2023 deux documents qu’il utilise régulièrement pour interagir avec des groupes armés et diffuser le DIH sur des questions relatives à la détention ou la guerre en milieu urbain : « La détention par les groupes armés non étatiques : Obligations au regard du droit international humanitaire et exemples de mise en œuvre » et « Réduire les dommages civils dans le combat en zone urbaine – Manuel à l’usage des groupes armés ».

En s’appuyant sur les recherches pionnières qu’il a menées pour comprendre les sources d’influence du comportement des groupes armés[3] le CICR a identifié plusieurs éléments qui ont une incidence sur sa capacité à établir un dialogue de qualité avec un groupe. Ces éléments comprennent l’espace géographique dans lequel groupe armé mène des opérations, sa structure organisationnelle et le degré de contrôle qu’il exerce sur un territoire. En général, le CICR communique de manière plus régulière et plus directe avec des groupes armés parties à des conflits armés (groupes armés non étatiques, GANE). Auprès de ces groupes, le CICR mène des activités de protection et de prévention plus diverses telles que des visites de détention, la réunification familiale ou la diffusion du droit international humanitaire et d’autres cadres juridiques. Ceci est possible en particulier lorsque les groupes sont fortement ancrés dans leur communauté ou lorsqu’ils exercent un contrôle total sur un territoire depuis quatre ans ou plus.

Obstacles au dialogue en 2023

Si la qualité du dialogue instauré par le CICR avec les groupes armés est élevée, l’institution se heurte à des difficultés qui entravent sa capacité à interagir efficacement avec certains d’entre eux. À cet égard, les deux principaux obstacles sont les conditions de sécurité dans la région concernée et l’impact négatif de ce dialogue sur la relation que le CICR entretient avec l’État. Ces deux facteurs ont rendu tout dialogue quasiment impossible avec près de 14 % des groupes armés. De plus, le dialogue est resté limité avec 38 % des groupes armés, avec lesquels il a été possible d’interagir mais pas de conduire toutes les activités habituelles du CICR.

Une autre difficulté réside dans l’inscription des groupes armés sur des listes d’organisations « terroristes » par les États, dans les pays dans lesquels ils opèrent. Il ne fait aucun doute que cet aspect restreint davantage la capacité du CICR à instaurer un réel dialogue avec ces groupes. Au niveau mondial, le fait de désigner ces groupes comme « terroristes » rend toute interaction impossible dans 4 % des cas et restreint les échanges avec 14 % d’entre eux. C’est en Asie que cette pratique consistant à inscrire des groupes sur des listes nationales a les conséquences les plus négatives sur le dialogue avec des groupes armés. Dans cette région, près de la moitié des groupes armés (48 %) ont été inscrits sur des listes nationales et désignés comme terroristes, ce qui a eu pour effet d’empêcher totalement ou en partie le dialogue avec près des trois quarts d’entre eux (73 %).

L’une des conclusions les plus importantes de notre étude est que la réticence d’un groupe armé à interagir avec le CICR ne constitue pas un réel obstacle au dialogue. En réalité, cette défiance entrave totalement le dialogue dans seulement 5 % des cas. Il s’agit d’un point important, dans la mesure où cette attitude vis-à-vis des organisations humanitaires est une raison fréquemment invoquée par les donateurs, les États ou d’autres acteurs humanitaires pour justifier leur refus de financer, de faciliter ou tout simplement d’essayer d’instaurer un dialogue avec ces groupes.

En 2023, il apparait évident que la majorité des obstacles au dialogue avec les groupes armés sont imposés par les États. Malheureusement, le CICR dispose d’une marge de manœuvre limitée pour renforcer la communication avec ces groupes, compte tenu de la situation qui prévaut actuellement sur le plan sécuritaire. Toutefois, les conclusions de notre étude soulignant les conséquences négatives des obstacles imposés par les États, ainsi que la question centrale des listes d’organisations terroristes, montrent à quel point il est nécessaire que le CICR et d’autres organisations humanitaires poursuivent leurs efforts pour protéger et renforcer l’espace humanitaire. Il conviendra pour cela d’œuvrer pour que des exemptions humanitaires soient incorporées dans les législations relatives à la lutte contre le terrorisme et notamment dans les législations nationales, afin d’éviter que celles-ci ne pénalisent le dialogue avec les groupes armés ou le soutien que le CICR apporte aux populations qui vivent sous leur contrôle. De plus, il est important de continuer à convaincre les autorités de la nécessité de faciliter le dialogue entre le CICR et les groupes armés qui sont présents sur leurs territoires.

L’adoption de la résolution 2664 du Conseil de sécurité des Nations Unies en 2022, qui accorde une exemption humanitaire aux mesures de gel des avoirs imposées par les Nations Unies et d’autres régimes de sanctions internationaux et incite les États à prévoir d’autres autorisations générales et des exemptions humanitaires dans le cadre de cette résolution, représente une avancée potentiellement importante pour relever ce défi de taille dans les années à venir. Il conviendra néanmoins d’en mesurer tous les effets, dont l’ampleur dépendra de l’efficacité avec laquelle cette résolution sera mise en œuvre.

[1] Le CICR emploie le terme générique de « groupe armé » pour désigner un groupe qui n’émane pas de l’État mais qui peut générer des violences dont le niveau est préoccupant d’un point de vue humanitaire. Cette définition s’applique notamment aux groupes armés non étatiques, qui peuvent être qualifiés de parties à un conflit armé non international.

[2]Pour comprendre pourquoi il est nécessaire de dialoguer avec des groupes armés, voir Pourquoi engager un dialogue avec les groupes armés non étatiques ? | Comité international de la Croix-Rouge (cicr.org)

[3]Pour mieux comprendre la structure d’un groupe armé et la façon dont celle-ci influence son comportement, voir le rapport intitulé « Contenir la violence dans la guerre : les sources d’influence chez le combattant ».

Cet article a été initialement publié en anglais le 10 octobre 2023.

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