Bien que le droit les interdise formellement, les violences sexuelles sont communes et fréquentes en période de conflits armés ou dans d’autres situations de violence et entraînent de lourdes conséquences humanitaires. Les violences sexuelles sont souvent utilisées comme un moyen tactique ou stratégique visant à décourager ou à affaiblir l’ennemi, directement ou indirectement, en ciblant la population civile.
Dans ce billet, qui marque la 30ème compagne des 16 Jours d’Action (16 Days of Action), l’historien du CICR, Daniel Palmieri, revient sur l’inaction du CICR au milieu du 20ème siècle – et le contexte culturel suisse de l’époque, dans lequel baignait l’organisation – pour faire la lumière sur les facteurs contextuels et structurels qui ont contribué à cette flagrante passivité historique.
La guerre est indissociable de l’homme et les abus sexuels commis contre des femmes semblent indissociables de la guerre. Pendant très, trop longtemps, ces violences sexuelles ont été considérées comme le résultat certes malheureux mais inévitable de la guerre, et ont été souvent été tues. Pourtant, le viol a été jugé comme une infraction grave des règles de la guerre depuis le milieu du XIXe siècle déjà. L’une des premières tentatives de codification du droit des conflits armés a eu lieu pendant la guerre civile américaine, avec la publication du Code Lieber, en février 1863. Les agressions sexuelles y sont explicitement mentionnées comme des actes répréhensibles ; et tous les viols sont interdits sous peine de mort.
Par la suite, on assiste à une régression sémantique quand il s’agit de qualifier en droit de tels abus. Si l’acte reste toujours punissable, le mot « viol » disparaît des textes. Par pudeur peut-être, on préfère alors parler d’atteinte à « l’honneur de la famille », comme dans les Conventions de la Paix de La Haye. Ce terme de l’honneur se retrouve dans la Quatrième Convention de Genève de 1949, mais avec deux innovations importantes : premièrement, les femmes sont spécifiquement indiquées comme étant des personnes vulnérables à protéger ; deuxièmement, le viol fait sa réapparition, étant expressément mentionné comme un exemple constituant justement une atteinte à l’honneur des femmes.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a joué un rôle notoire dans la rédaction des Conventions de Genève de 1949, dont il est aujourd’hui le garant. Dès sa création en 1863, le CICR s’est immédiatement attelé à soulager les brutalités de la guerre. Or, chose surprenante, ce n’est qu’à la fin des années 1990 que le CICR s’implique concrètement dans la question des violences sexuelles commises en situations de conflits armés.
Comment expliquer un tel décalage entre une organisation humanitaire toujours préoccupée à venir en aide aux victimes de la violence armée, et un CICR agissant si tardivement contre l’un des pires fléaux de la guerre pour les femmes ?
Les violences sexuelles au milieu du 20ème siècle
Le terme de « viol » n’est pas un mot agréable. Et il semble donc tout à fait « normal » que l’on cherche à l’éviter. Cela a été longtemps le cas au CICR où, par exemple, les procès-verbaux des organes décisionnels ne mentionnent le mot « viol » que cinq fois en cent ans. Malgré ce problème heuristique, il est néanmoins possible, en choisissant des événements où des viols massifs ont été perpétrés – comme à Nankin lors de la guerre sino-japonaise (1937-1945) ou à Berlin en 1945 – de savoir comment le CICR a réagi face à ces violations du droit de la guerre.
Le CICR était présent en Chine dès le début de la guerre sino-japonaise, et son délégué a tenté sans succès de visiter les territoires occupés par les Japonais, et notamment la ville de Nankin ; les autorités militaires japonaises lui en ont toujours refusé l’accès, arguant de l’absence de besoins humanitaires ou du fait qu’il s’agissait d’une zone d’opérations militaires. Si le CICR n’a pas pu intervenir directement à Nankin, il a, en revanche, reçu les rapports de témoins directs des événements qui s’y déroulaient, et en particulier les viols massifs.
Le CICR était également actif en Allemagne pendant et après la guerre. A partir du printemps 1945, la question du viol en lien avec l’avancée ou l’occupation de l’armée soviétique apparaît dans la documentation de sa délégation à Berlin. Il est à noter que c’est toujours par le biais de témoignages indirects que le CICR est informé des agressions sexuelles commises contre des Allemandes ; aucun compte-rendu de rencontres entre ses délégués et des victimes de viols n’est mentionné. Le viol est ainsi réduit à une simple information, voire il est parfois relégué au domaine des « histoires les plus incroyables » qui circulent en Allemagne.
Tout cela donne l’impression que les violences sexuelles, pourtant commises sur une large échelle, ne sont pas vraiment un sujet de préoccupation pour la délégation du CICR. On pourrait avoir la même impression à Genève, puisque le siège ne s’en occupe pas non plus.
Une intervention manquée
Il existe toutefois une situation où le CICR tente une intervention : celle en lien avec les viols commis, en mai-juin 1944, par les troupes coloniales du « Corps expéditionnaire français » en Italie. Six ans plus tard, en août 1950, le délégué du CICR à Naples envoie à Genève quelques propositions pour soulager la grande détresse des populations du Mezzogiorno. L’une de ces propositions consiste à fournir une assistance médicale aux femmes qui ont été victimes des viols de 1944 et qui sont maintenant atteintes de maladies vénériennes. Cette action concernerait plus de 2400 femmes mais aussi un nombre indéterminé d’hommes, eux même victimes de viols ou infectés. Le délégué indique que les conditions de vie des victimes sont des plus difficiles, car elles sont totalement négligées par leurs autorités.
Le président du CICR, Paul Ruegger, décide d’entrer en matière sur cette proposition, considérant que cette assistance médicale est clairement de la compétence du CICR car elle soulagerait une conséquence de la guerre. Dans une lettre adressée au président de la Croix-Rouge italienne, en février 1951, le président Ruegger affirme que le CICR est prêt à apporter son aide pour secourir toutes ces victimes. Mais la Croix-Rouge italienne décline l’offre, au prétexte que tout a déjà été fait par son gouvernement pour résoudre le problème
Le viol considéré comme une maladie
Ce bref et incomplet historique met en lumière le fait que le CICR semble avoir été soit impuissant, soit peu enclin à réagir contre la brutalité sexuelle en temps de guerre. En d’autres termes, rien de concret n’a été fait pour soulager les victimes de viols ou, plus important encore, pour empêcher que de telles agressions barbares ne se reproduisent.
Bien sûr, si l’on examine de près les conditions dans lesquelles le CICR a dû travailler, son impuissance a quelques circonstances atténuantes. En Chine et en Italie, le CICR a été concrètement empêché par les autorités d’enregistrer les abus ou d’aider a posteriori leurs victimes. Pour Berlin, l’absence de renseignements de première main ou d’un contact direct avec les femmes violées expliquerait le manque d’attention face à cette problématique. Par ailleurs, seules les femmes prisonnières de guerre étaient alors protégées par les Conventions de Genève. L’absence d’un cadre juridique spécifique pour des victimes civiles justifierait le manque de proactivité du CICR. Pourtant, dans ses statuts, le CICR était libre de prendre toute initiative humanitaire qui rentrait dans son rôle traditionnel, soit protéger et aider les victimes de la guerre. Alors pourquoi n’a-t-il pas été plus actif dans la question des viols ?
Si les documents du CICR ne mentionnent pas (toujours) explicitement le viol, ce dernier apparaît toutefois en filigrane quand l’institution traite des maladies vénériennes. Un langage métaphorique est utilisé par exemple pour les viols commis par les troupes soviétiques en Allemagne, le CICR parlant de « l’effroyable développement » des maladies sexuellement transmissibles à la suite du passage de l’armée rouge. Même chose pour les viols de 1944 en Italie où les femmes violées sont identifiées comme des femmes « malades ».
Ainsi, si le CICR n’élude pas totalement la question des viols en temps de guerre, il l’aborde d’un point de vue purement médical, à travers le prisme de la vénéréologie. Ce langage « scientifique » permet de garder une certaine distance avec l’acte brutale lui-même, car celui-ci n’est jamais vraiment mentionné. Cette attitude prude, qui se concentre sur les conséquences cliniques physiques du viol, laisse de côté toutes les autres souffrances des victimes. En regardant uniquement l’après-viol, on évite aussi de réfléchir sur ceux qui ont commis ces brutalités et sur les silences qui ont pu entourer la commission de tels actes.
En d’autres termes, le viol en temps de guerre n’existe plus ; seules ses éventuelles conséquences, comme les maladies vénériennes, demeurent.
Une organisation suisse composée exclusivement d’hommes
Longtemps le CICR a été une organisation composée exclusivement d’hommes, tant au siège que sur le terrain. Dans ses activités, il a aussi prôné la non-discrimination de son assistance envers les victimes de la guerre. Et cette non-discrimination – si elle était justifiée en soi – faisait toutefois fi des besoins spécifiques des femmes. Le CICR a alors manqué du relais de voix féminines en interne pouvant le rendre attentif auxdits besoins, mais aussi plus généralement à la façon de traiter avec des victimes de viols. Ainsi, durant des décennies, les visites de personnes en captivité n’ont été faites que des délégués hommes. Pour des détenues qui avaient subi des viols, il était souvent difficile de témoigner de ces abus devant des représentants du même sexe que ceux qui les avaient commis.
Une autre explication pour comprendre la relative indifférence du CICR face au problème des viols est liée au terreau culturel dans lequel s’est développé l’organisation, c’est-à-dire la Suisse. En matière de questions féminines, la Suisse a longtemps été considérée comme un pays sous-développé. Les femmes suisses y étaient soumises à une politique sociale, économique, culturelle et gouvernementale discriminatoire. Ce n’est qu’en 1971 que les femmes suisses ont acquis les mêmes droits politiques que leurs concitoyens masculins.
Il ne serait pas étonnant que le CICR, longtemps formé quasi uniquement de mâles suisses, ait contribué, lui aussi, à sa manière, à la reproduction et à la perpétuation de tels schémas misogynes. Ainsi, pour toutes les questions humanitaires touchant à des femmes, le CICR aurait privilégié une perception strictement suisse du problème, c’est-à-dire en le reléguant à un second plan.
Une culture de guerre
Cependant, accuser le lourd héritage machiste de la Suisse n’est peut-être pas suffisant pour comprendre le manque de réactivité du CICR face aux violences sexuelles. Une autre hypothèse serait de se concentrer sur le sujet principal de préoccupation du CICR : la guerre. Jusque dans le dernier quart du XXe siècle, le CICR semble avoir considéré celle-ci comme n’étant qu’une affaire d’hommes et ne concernant que des hommes. Si cette conception pouvait encore s’adapter à la guerre du XIXe siècle – celle qui existait lors de la création du CICR -, elle est rapidement devenue obsolète au fil du temps, avec l’implication massive des femmes, comme combattantes, mais surtout comme victimes. Mais la vision passéiste que le CICR avait de la guerre a subsisté un moment encore.
En poursuivant cette analyse, on pourrait lier cette attitude à la persistance d’une culture de guerre en Suisse. En effet, malgré plusieurs siècles de paix et malgré sa neutralité légendaire, ce pays continue à entretenir des relations privilégiées avec la violence armée. L’armée de milice reste une institution inamovible et l’un des piliers de l’Etat fédéral. Les célébrations et les fêtes contribuent également à maintenir inébranlable le souvenir belliqueux du pays, même si ses citoyens n’ont plus eu (heureusement) l’occasion de se battre depuis plus de 150 ans.
Dans ce contexte pacifié, le CICR a été la seule organisation permettant à ses délégués d’expérimenter ce que signifiait de vivre réellement en temps de guerre. Des conditions de travail souvent difficiles, mais aussi une sous-représentativité des femmes parmi les délégués auraient été deux éléments favorables à la création d’une forte solidarité masculine, voire même d’une caste masculine d’humanitaires. Des humanitaires qui auraient, inconsciemment peut-être, été amené à s’identifier, sur le seul critère du sexe, avec d’autres hommes, combattants cette fois. Cette identification aurait peut-être biaisé la perception des viols en temps de guerre, en considérant ces actes commis par des « congénères » comme autant de « dérapages individuels » et non comme un vrai problème. A moins que ce ne soit un sentiment de honte pour les représentants de leur sexe qui ait poussé les délégués hommes du CICR à ne pas toujours accorder l’importance qu’il fallait à ces violences sexuelles. Dans les deux cas, le résultat était le même : l’occultation de la souffrance des femmes qui en étaient victimes.
On le voit, pour le CICR, la question des violences sexuelles en temps de guerre a longtemps montré les limites du geste humanitaire lorsqu’il se heurte à la nature intrinsèque de ceux qui sont censés l’accomplir.
Cet article est extrait d’un discours prononcé à Rennes, en France, en 2021. L’étude du CICR sur les femmes dans les conflits armés est fondée sur une approche intersectionnelle et genrée des conflits, en se focalisant sur les femmes. En 2014, le CICR a lancé son premier Appel spécial en faveur de la lutte contre les violences sexuelles, qui met en lumière son travail pour prévenir et atténuer les risques que des violences sexuelles soient commises et pour répondre à la question des violences sexuelles en temps de guerre, dans les conflits et en détention.
A ce jour, le CICR a investi plus de 300 millions de francs suisses pour prévenir les violences sexuelles et fournir des soins, apporter un soutien psychosocial et un soutien économique aux victimes, ainsi qu’une aide humanitaire et une protection à ceux qui ont survécu aux violences sexuelles. En 2018, le CICR a adopté une nouvelle stratégie pour répondre à la question des violences sexuelles (2018-2022), qui détaille la manière dont le CICR accomplira cet objectif : « Travailler à éliminer les violences sexuelles dans les conflits armés, les autres situations de violence et les centres de détention, en assurant que les victimes/survivants ont accès à tous les services dont ils ont besoin et que les communautés et les individus puissent renforcer leur résilience ».
Bien que des progrès aient été réalisés depuis la Seconde Guerre mondiale, prévenir et agir contre les violences sexuelles fondées sur le genre d’une manière qui soit axée sur les survivants restent un défi de taille pour le CICR, le secteur humanitaire, et bien au-delà. Il est impératif de proposer des réponses qui prennent en considération le genre des personnes et nous devons continuer à nous améliorer sur ce point.
Voir aussi :
- Sophie Sutrich, COVID-19, conflits armés et violences sexuelles : inverser la charge de la preuve, 19 juin 2020.
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