Dans les zones de conflit, les situations de crise ou sur les routes migratoires, il n’est pas rare qu’un proche disparaisse sans laisser de trace. Sans savoir ce qui lui est arrivé et où il se trouve, les familles se retrouvent plongées dans une angoisse profonde. Elles cherchent des réponses sans relâche, confrontées à une souffrance et une incertitude qui peuvent durer des années. Aujourd’hui, plus de 285 000 personnes sont enregistrées auprès du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge comme portées disparues dans le monde. Un chiffre en augmentation de 70 % en cinq ans.

« Lors de chaque conflit, des personnes disparaissent, laissant derrière elles des familles dont la souffrance, terrible, reste trop souvent incomprise » rappelle Caroline Douilliez-Sabouba, cheffe du pôle consultatif de l’Agence centrale de recherches du CICR. Elle intervenait lors d’une table ronde organisée dans le cadre du Prix Bayeux des correspondants de guerre, pour mettre en lumière l’ampleur de cette crise silencieuse, intime et invisible.

Entre espoir et attente, le calvaire de l’incertitude

La disparition d’un proche laisse les familles dans un entre-deux : ni preuve qu’il ou elle soit encore en vie, ni confirmation de son décès. C’est une zone trouble, que les psychologues qualifient de « perte ambiguë » : l’être aimé est absent, mais son sort reste inconnu. Une douleur « incompréhensible pour l’esprit humain », dit Caroline Douilliez-Sabouba. « Faire le deuil est impossible. C’est une forme de torture psychologique. » Cette incertitude permanente est une source majeure de stress et fragilise profondément le bien-être psychologique des proches. Certaines personnes peuvent passer le reste de leur vie à chercher des réponses. Elles prennent des risques, engloutissent leurs économies dans la moindre piste, tombent parfois entre les mains d’escrocs qui exploitent leur vulnérabilité. Certaines sont stigmatisées par leur communauté, jusqu’à se retrouver isolées socialement et émotionnellement.

D’autres conséquences dépassent le domaine intime. Sans certificat de décès, il est souvent impossible d’obtenir une pension, d’assurer une succession ou, dans certains pays, d’assurer la garde des enfants. Cette absence de reconnaissance administrative plonge les familles dans une situation de précarité durable, où les démarches juridiques et les protections sociales restent suspendues à une réponse qui n’arrive pas.

Dans les conflits, ces disparitions s’inscrivent aussi dans un contexte fortement genré : ce sont majoritairement des hommes qui disparaissent. Depuis 2003, 80 % des demandes de recherche enregistrées par le CICR concernent des hommes, et ces disparités peuvent être encore plus marquées selon les contextes. Les femmes se retrouvent alors seules à porter le poids de la survie quotidienne du foyer, tout en poursuivant inlassablement la recherche de leur proche disparu.

Et, selon Caroline Douilliez-Sabouba, cette situation ne touche pas qu’une génération : elle laisse des séquelles durables, affectant les enfants et les familles tout entières.

Rechercher les disparus et soutenir leur famille : le mandat historique du CICR

Le rôle de l’Agence centrale de recherches du CICR est d’aider les familles à obtenir des informations sur leur proche disparu. Ce travail commence toujours par l’écoute. Des bureaux existent dans de nombreux pays pour accueillir les familles, recueillir leurs témoignages et enregistrer formellement la demande de recherche. La demande est ensuite transmise au bureau du pays où la personne a disparu, puis relayée au réseau mondial des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, actif dans plus de 190 pays.

Les équipes du CICR et des Sociétés nationales mènent leurs recherches sur le terrain, au-delà des frontières et parfois même des lignes de front. Elles se rendent dans les prisons, les hôpitaux, les camps de réfugiés ou les morgues, et atteignent des zones où très peu d’acteurs humanitaires peuvent accéder. Leur travail combine enquêtes de terrain et vérifications minutieuses : croiser des bases de données, interroger les autorités, consulter des archives, visiter, vérifier, relancer – autant d’étapes pour tenter de reconstituer le parcours d’une personne disparue.

« Derrière chaque nom que nous cherchons, il y a une histoire d’amour, de famille, de place vide. Ce n’est jamais seulement un dossier », souligne Caroline Douilliez-Sabouba.

En parallèle, le CICR propose également aux familles des espaces d’écoute, des groupes de soutien, parfois des aides économiques, pour tenter de continuer à vivre malgré l’absence.

Pour autant, le CICR ne peut pas tout. « Ce ne sont pas les humanitaires qui peuvent empêcher les disparitions », rappelle Caroline Douilliez-Sabouba. « Ce sont les États, les parties au conflit, les porteurs d’armes. Ils ont l’obligation de prévenir les disparitions, d’informer les familles, et de rechercher les personnes disparues. »

Des conséquences au-delà des familles

La question des disparus n’est pas seulement humanitaire : elle est politique. Elle pèse sur les processus de réconciliation. Les blessures non reconnues, les vérités non dites, nourrissent la colère et les ressentiments. « Nous savons que les griefs non résolus figurent parmi les causes majeures de reprise des conflits », précise Caroline Douilliez-Sabouba.

Dans plusieurs pays, les familles se sont organisées, ont porté leur combat devant les tribunaux, les médias, les gouvernements. Grâce à leur mobilisation, la question des disparus figure désormais dans un nombre croissant d’accords de paix – un progrès que le CICR soutient activement.

Mais les besoins restent immenses.

Parce qu’une société ne se reconstruit pas sur des absences.
Parce qu’aucune paix durable ne s’écrit sur des noms effacés.
Parce que derrière chaque personne disparue, il y a quelqu’un qui continue d’espérer.

Pour les familles, savoir, même si l’issue est tragique, c’est retrouver un ancrage dans le réel. C’est pouvoir recommencer à vivre.

En savoir plus sur l’histoire de la création de l’Agence centrale de recherches du CICR.