La Première Guerre mondiale a radicalement et durablement changé le visage de l’humanitaire. La Grande Guerre l’a rendu à la fois professionnel et généraliste. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a été l’un des principaux bénéficiaires de ce changement.

Organisme fondé en 1863, à l’instigation d’Henry Dunant, le CICR fait figure, en 1914, de doyen des institutions œuvrant en faveur des victimes de la violence armée, avant tout des militaires blessés ou des prisonniers. Il faut rappeler que le CICR est en effet à l’origine de deux innovations majeures dans le domaine de la guerre : tout d’abord, il est le créateur d’un réseau international de sociétés de secours, auxiliaires des services de santé des armées en cas de guerre, et que l’on connait aujourd’hui sous le nom de Sociétés de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge ; ce réseau se met en place dès la fin de 1863. Le CICR est, par ailleurs, à l’origine du droit international humanitaire moderne – ou droit de la guerre – avec la première Convention de Genève d’août 1864. Ce texte ouvre la voie à d’autres réglementations qui tentent de limiter les effets néfastes de la belligérance.

Durant la Grande Guerre, le CICR va développer prodigieusement sa capacité d’action, en devenant une véritable organisation humanitaire employant des centaines de personnes salariées au sein de son Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG) – organe chargé de récolter des informations sur les captifs afin de répondre aux demandes de leurs familles –, mais aussi en développant de nouvelles activités, en particulier pour les populations civiles. Bien que basé à Genève, le CICR déploie, pour la première fois de son histoire, des missions chargées de mener des inspections dans des camps de prisonniers, militaires ou civils, provenant de différents théâtres d’opération. Tour à tour, les représentants du CICR (appelés « délégués ») se rendent chez les principaux belligérants européens, mais aussi en Afrique du Nord, au Caucase, aux Indes, puis au Japon. Généralement, ces inspections sont bien reçues par les Etats capteurs, voire demandées par eux à des fins de propagande ou pour contrer des accusations lancées par leurs adversaires. Il est toutefois une zone où le CICR va rencontrer d’importants obstacles pour mener à bien son mandat : Le Front dit d’Orient.

Pendant les premiers mois de la guerre, le conflit au sud-est de l’Europe apparaît comme un objectif secondaire pour le CICR ; ce dernier est en effet largement mobilisé par la guerre à l’ouest et c’est pour les victimes de cette confrontation – que ce soient les prisonniers de guerre ou les populations sous occupation militaire allemande – que se portent l’essentiel des activités du CICR dès le début de 1915. Il est vrai que c’est également la zone de guerre pour laquelle le CICR est le plus sollicité, recevant des dizaines de milliers de demandes de familles inquiètent du sort des leurs, sur le front ou dans les territoires aux mains de l’ennemi.

La guerre dans les Balkans continue largement d’être perçue par le CICR comme la continuation des événements du 28 juillet 1914, soit un conflit localisé ; il faut l’installation d’une tête de pont alliée à Salonique parallèlement à l’intervention de la Bulgarie aux côtés des Puissances centrales, en octobre 1915, mais aussi l’occupation de la Serbie pour que ce que l’on appelle désormais le Front d’Orient commence à être considéré à sa juste valeur par l’organisation genevoise. La première manifestation de cet intérêt est une visite d’inspection en Autriche-Hongrie décidée par le CICR et effectuée début septembre 1915. A côté des prisonniers de guerre russes et italiens, majoritaires, l’institution rencontre aussi et pour la première fois des captifs serbes.

Guerre 1914-1918. Haute-Autriche, Freistadt. Camp de prisonniers de guerre. Distribution de soupe.

Cette première visite est suivie par un long intermède durant lequel le CICR tente, en vain, de visiter les camps de prisonniers de guerre en Bulgarie, et en particulier ceux contenant des Serbes. Depuis le mois de mai 1916, et par l’intermédiaire de la légation des Pays-Bas à Berne, le CICR a reçu en effet des nouvelles alarmantes concernant le sort des populations serbes des territoires annexés par la Bulgarie ; celle-ci qui est accusée de vouloir les exterminer « systématiquement ». Ces informations sont d’autant plus préoccupantes que le CICR a déjà beaucoup de mal à obtenir des listes de prisonniers serbes capturés par Sofia. Selon le ministre néerlandais en Suisse, le gouvernement bulgare ferait preuve de mauvaise volonté à vouloir s’occuper des prisonniers de guerre « et plus particulièrement quand il s’agit des Serbes. » Par ailleurs, la correspondance entre des Serbes de l’étranger – considérés comme des « belligérants » – et les habitants des territoires militairement occupés par lui se heurte également au véto du gouvernement bulgare. Plus généralement, la situation des populations civiles serbes en Serbie occupée ou en Macédoine serait « indescriptiblement misérable ». C’est pourquoi, le gouvernement hollandais demande que le CICR envoie un ou plusieurs inspecteurs pour se mettre personnellement au courant de la situation des prisonniers de guerre en général et plus en particulier de celle des prisonniers serbes. Selon La Haye, les autorités bulgares « n’oseraient pas, le cas échéant, refuser une demande en ce sens de la part de la Croix-Rouge de Genève. »

C’est pourtant ce qui arrive. Après avoir adressé un télégramme à Sofia pour demander l’autorisation d’envoyer une mission en Bulgarie, le CICR reçoit une réponse négative. Les autorités bulgares, arguant que les dépôts sont presque vides du fait que les prisonniers travaillent en cette saison à l’extérieur, jugent dès lors l’inspection demandée impossible.

Ne recevant plus de nouvelles à ce sujet et constant la persistance des problèmes, le CICR va user d’un stratagème pour forcer le destin. Il va s’inviter directement en Bulgarie, sans attendre une (hypothétique) autorisation du gouvernement de Sofia. Le CICR écrit ainsi à la Croix-Rouge bulgare qu’une « délégation du Comité international de la Croix-Rouge se rendra prochainement auprès de vous pour discuter de vive-voix diverses questions relatives aux prisonniers », lui demandant au passage d’intervenir auprès des autorités pour que cette mission soit autorisée à visiter les dépôts des prisonniers dans le pays.

Parallèlement – et c’est là que réside l’astuce – l’institution contacte également la Croix-Rouge autrichienne et la Croix-Rouge hongroise, leur annonçant son voyage prochain en Bulgarie, et les informant que Vienne et Budapest seront des villes d’étapes lors de ce périple. En s’adressant à ses alliés autrichiens et hongrois et en les incluant dans son voyage et ses discussions sur la captivité de guerre, le CICR met en quelque sorte le gouvernement bulgare au pied du mur, lui ôtant pratiquement toute possibilité de refuser à nouveau la visite projetée.

On sait que le ministère bulgare des Affaires étrangères tentera de repousser une nouvelle fois la visite du CICR, mais sans succès. Mieux, reprenant le souhait de la Bulgarie que ses prisonniers de guerre sur le front de Salonique soient aussi inspectés par une commission neutre, le CICR en profite pour demander à pouvoir visiter « tous les camps de prisonniers serbes en Bulgarie, afin qu’en complète réciprocité, la commission neutre puisse se rendre sur le Front de Salonique. »

Une délégation du CICR se rend en Bulgarie du 3 au 20 mai 1917. A Sofia, les délégués s’entretiennent longuement avec les autorités et la Croix-Rouge bulgares sur différentes questions touchant aux prisonniers de guerre. Le CICR s’entremet aussi en faveur des populations de Serbie occupée afin qu’elles puissent correspondre avec l’extérieur. A cette occasion, les délégués apprennent que le nombre d’internées civils serbes en Bulgarie est bien plus élevé qu’ils ne le supposaient. Le CICR n’en rencontre qu’une infime minorité lors des visites qu’il effectue ensuite dans six localités du pays, dont Philippopoli (Plovdiv) qui fait office de « camp-vitrine » et de passage quasi obligatoire pour les missions d’inspection étrangères.

Dans ces dépôts, le CICR rencontre surtout des prisonniers occidentaux (Français et Britanniques), « auxquels les Bulgares témoignent une préférence indiscutable », laissant entendre au passage que les prisonniers serbes et roumains sont moins bien traités ; il reçoit d’ailleurs en catimini des plaintes de ces derniers. Si les délégués accèdent à des détenus serbes, ils n’en rencontrent toutefois qu’une partie, contrairement à leur désir avoué de visiter tous les camps qui en abritent. Leur périple, organisé par les autorités, les amène à visiter des camps situés en plein cœur du territoire bulgare. Les délégués du CICR n’ont donc pas accès à des dépôts de prisonniers situés près de l’ancienne frontière serbo-bulgare, dont l’institution connaît pourtant l’existence et qui sont plus à même de contenir des captifs serbes.

Extrait du rapport de la visite du camp de Philippopoli (Bulgarie) conduite le 9 mai 1917.

Au cours de sa brève tournée, le CICR a accès à moins d’un quart des prisonniers en mains bulgares. D’une manière générale, les délégués constatent que les conditions de détention, bien que rudimentaires (à l’image du pays), sont généralement correctes, à l’exception du surpeuplement des camps. Bon prince, le CICR relaie tout de même la demande du gouvernement bulgare et s’adresse aux autorités françaises pour leur demander de lui laisser visiter les captifs bulgares qu’elles détiennent, comme geste de réciprocité par rapport à sa mission en Bulgarie. Cette visite a lieu en octobre – novembre 1917 et donne, elle aussi, lieu à un rapport public. En revanche, le CICR n’a pas l’occasion de retourner en Bulgarie avant la fin du conflit. Un projet de nouvelle visite est pourtant élaboré dans le courant de 1918, mais Sofia pose comme condition préalable une mission à Salonique, pour visiter des prisonniers bulgares en mains alliées. Or, en Grèce, le CICR se heurte à certaines difficultés qui empêchent la réalisation d’un tel projet.

Durant la Première Guerre mondiale, les inspections du CICR dans des camps de prisonniers de guerre se font toujours à partir de la Suisse. L’institution ne dispose pas de collaborateurs établis dans les pays en guerre, et cette absence a des effets sur la conduite de ses activités. Aussi le retour de Bulgarie de la mission du CICR coïncide-t-il, semble-t-il, avec une demande adressée par Genève au Département politique fédéral (soit les Affaires étrangères) de lui conseiller le nom d’une personne pouvant représenter le CICR dans la région. Le choix se porte sur Edouard Muller, directeur de la firme Nestlé à Athènes, qui a également une succursale à Salonique, quartier-général de l’armée d’Orient. Le travail du nouveau délégué du CICR – assisté de trois secrétaires – consiste à mener des enquêtes individuelles sur des victimes de la guerre, à récolter des renseignements, dont des listes de prisonniers, mais aussi à fournir des informations orales aux demandeurs qui viendraient le trouver dans ses bureaux des deux villes.

Le bureau du CICR à Salonique reçoit les demandes concernant les prisonniers de guerre et les disparus en Macédoine ; celui d’Athènes s’occupe des mêmes catégories, mais pour la Grèce proprement dite. Pour pouvoir pleinement remplir son rôle et de s’« introduire librement partout sans risquer quelques fois des observations », Muller demande une accréditation officielle du CICR pour lui et ses collègues ; un document qui pourtant tarde à venir. Ce qui n’empêche cependant pas le délégué de faire son travail, en tous les cas jusqu’au début du mois de février 1918. A cette date, le CICR apprend que les autorités françaises en Grèce refusent d’agréer Muller comme son représentant à Salonique. En mars, le ministère grec de l’Intérieur lui retire même son autorisation d’exercer son mandat pour l’institution genevoise. Voyant la position de son représentant « ébranlée » par ces deux refus, le CICR demande une intervention du gouvernement suisse à Paris et à Athènes.

Au final, l’affaire trouve un premier règlement par la nomination d’un second délégué du CICR cette fois agréé par les autorités françaises, et pour cause ; il s’agit en effet de l’un des leurs, le Comte de Chabannes La Palice, administrateur de l’hôpital lyonnais à Salonique, qui « a été indiqué [au CICR] par le gouvernement français. » Immédiatement, le Comte se voit interdire par le commandement de l’Armée d’Orient tout contact avec l’ancien délégué du CICR Muller.

Parallèlement à ces questions de personnel, le CICR souhaite envoyer une mission en Grèce afin de mettre au point ses relations avec Athènes et Salonique en ce qui concerne la communication des listes de prisonniers, y compris pour ceux capturés dans la zone des armées et pour lesquels le CICR manque de toute information. Une demande en ce sens est adressée au ministère français de la Guerre en juin 1918. La réponse arrive trois mois plus tard. C’est un accord de principe du Commandant en chef des armées alliées en Orient, Franchet d’Espèrey, assujetti toutefois d’une condition : la désignation d’un délégué unique du CICR accrédité auprès de toutes les autorités.

Pendant quelques mois, il avait semblé au CICR qu’une coexistence soit possible entre ses deux représentants en Grèce, le Comte représentant l’institution dans la zone des armées de Salonique et dans les territoires qui en dépendent, et Muller pour Athènes et le reste de la Grèce. Mais la « proposition » de Franchet d’Espèrey vient briser cet espoir. Si le CICR veut pouvoir effectuer une mission en Grèce, il doit choisir entre ses deux délégués. Ce choix ne se fera finalement pas, car Edouard Muller, dont les activités professionnelles pour Nestlé commencent à être entravées par le gouvernement hellénique, préfère démissionner du CICR. C’est donc accueilli par son désormais unique délégué de Chabannes La Palice que la mission du CICR arrive à Salonique le 12 octobre 1918.

A cette date, la Bulgarie est sortie de la guerre et les délégués du CICR profitent de l’occasion pour se rendre également à Sofia pour rencontrer la Croix-Rouge et les autorités politiques bulgares, mais aussi celles militaires françaises. Ces dernières confient au CICR le rôle d’intermédiaire auprès du gouvernement bulgare pour tout ce qui a trait à la protection, aux soins et au rapatriement des déportés serbes et grecs.

Auparavant, et pour la première fois, la mission s’est rendue en Macédoine orientale (Serrès, Drama, Cavalla), à la demande du Premier ministre grec Venizélos. Elle y constate les destructions, mais aussi les effets de l’occupation bulgare. Pour la première fois également, le CICR a accès à des prisonniers de guerre capturés par l’Armée d’Orient et détenus dans la région de Salonique. Seuls trois camps (un en mains françaises, et deux en mains serbes) sont toutefois visités ; les conditions de captivité sont rudimentaires. La mission n’obtient en revanche pas l’autorisation de visiter les dépôts britanniques, ni les camps dans les territoires reconquis.

Le CICR explique ce dernier refus par la distance géographique et surtout la carence des moyens de transports. Le retour de la mission du CICR en Suisse se fait en passant notamment par la Macédoine occidentale, dont Monastir, « ville malheureusement très endommagée ».

Guerre 1914-1918. Belgrade. Camp serbe pour prisonniers de guerre bulgares. Le chef serbe du camp au milieu des sous-officiers bulgares.

La dernière mission du CICR dans la région a lieu en été 1919. Deux délégués du CICR visitent plus d’une cinquantaine de camps français, anglais et surtout serbes en Grèce, à Constantinople, en Macédoine (serbe) et en Serbie elle-même. Les captifs sont allemands, austro-hongrois, turcs, avec une majorité toutefois de Bulgares. Si les camps anglais de prisonniers « ne méritent que des éloges », ceux des Serbes procurent aux délégués une « impression moins favorable ». L’opinion du CICR sur les camps français balaie, elle, tout le spectre des appréciations, allant du « très bon » au « mauvais ». D’une manière générale, et à l’image de ses problèmes précédents avec la Bulgarie, les délégués rencontrent, au cours de leur mission, un certain nombre de difficultés pour obtenir des informations fiables sur les prisonniers. Mais cette fois, les rôles sont inversés et les anciennes victimes sont devenues les exécuteurs de la raison d’Etat.

Le Front d’Orient constitue un épisode particulier dans l’histoire du CICR pendant la Première Guerre mondiale. Du fait de son éloignement de Genève, mais aussi du fait qu’il s’agit d’une zone de guerre, le CICR n’a qu’un accès limité et tardif à ce terrain d’opérations qui, on l’a vu, n’est d’ailleurs pendant longtemps pas une préoccupation majeure de l’institution. Ce n’est qu’avec l’occupation autrichienne et surtout bulgare de l’ancienne Serbie que le CICR commence à se soucier de la situation des populations civiles et des prisonniers de guerre serbes. D’autant que les nouvelles reçues parlent d’une volonté d’annihilation à leur encontre, un dessein alimenté par des rancunes anciennes et qui fait écho à une autre extermination récente contre laquelle le CICR s’est élevé avec ferveur, celles des populations arméniennes par les nationalistes Jeunes Turcs dès 1915.

Le fait que la Macédoine notamment reste jusqu’à la fin de la guerre une zone hors d’atteinte pour le CICR contribue à renforcer le sentiment d’inquiétude de l’institution comme sa volonté de se rendre sur place. La diplomatie humanitaire du CICR se heurte alors à la realpolitik des états-majors et les missions de l’institution en Bulgarie ou à Salonique ne portent pas leurs fruits. Le CICR est instrumentalisé par les belligérants et cette instrumentalisation est quelques fois poussée à son extrême, forçant le CICR à sortir de sa réserve traditionnelle. Ainsi à l’issue de sa visite en Bulgarie de l’automne 1917, le CICR indique dans son rapport qu’il n’a pas « procédé à une inspection systématique et minutieuse comme cela a été le cas pour d’autres délégations de la Croix-Rouge dans d’autres Etats belligérants. » Afin de montrer qu’il n’est pas complètement dupe de la manœuvre de Sofia de ne lui montrer que de « bons » camps de prisonniers. Si ce genre d’événements n’est pas unique dans l’histoire de l’institution, en revanche la question épineuse de la désignation de ses délégués censés le représenter sur le Front d’Orient marque une véritable rupture.

Cette problématique va mettre en doute la notion de neutralité du CICR, un principe pourtant cardinal de son mandat humanitaire. Le fait de laisser au neutre gouvernement suisse le choix de désigner le premier de ses délégués (Edouard Muller) marque une première brèche dans ce principe de neutralité. Mais celui-ci sera complètement bouleversé avec la nomination du Comte de Chabannes La Palice, nomination voulue par la France, soit par l’un des principaux belligérants de cette guerre. Pire, les archives nous apprennent que le projet de n’avoir qu’un seul représentant du CICR sur place ne vient pas du commandement militaire français, mais qu’il a été suggéré à Franchet d’Espèrey, par le propre délégué du CICR, de Chabannes La Palice. Or cette manœuvre ne vise finalement qu’à régler le cas de l’autre délégué de l’institution, Edouard Muller, jugé persona non grata tant par les autorités françaises que par celles grecques. Si la correspondance officielle ne dévoile pas les raisons de cette éviction, on en découvre les motifs dans les rapports qu’a adressés Muller au CICR.

Ce dernier était devenu gênant, car il avait mis en cause le travail de la Croix-Rouge hellénique à propos des demandes qu’elle recevait sur des victimes grecques de la guerre, notamment des civils sous occupation bulgare. Plutôt que de les traiter, la Croix-Rouge hellénique se débarrassait tout simplement d’une partie de celles-ci. Des démarches publiques de Muller sur cette affaire auraient certainement mis dans l’embarras les nouvelles autorités d’Athènes, entrées récemment en guerre du côté de l’Entente, rappelons-le, et leurs protecteurs français. L’élément le plus tragique de cette histoire est certainement le fait que le CICR va accepter le fait accompli et même l’endosser, en justifiant publiquement qu’un représentant d’un Etat neutre ne pouvait pas rendre les mêmes services pour le CICR qu’un représentant appartenant à l’une des puissances alliées et désigné par le commandement suprême de l’armée d’Orient.

Certes, le CICR adopte une attitude pragmatique en acceptant la nomination de de Chabannes La Palice et la possibilité qui lui ainsi offerte d’œuvrer directement pour les victimes. Toutefois, on ne peut s’empêcher de se demander si, sous le couvert de l’humanitaire, ne se cachent pas également des motivations d’ordre politique. On sait qu’une majorité des membres du CICR, bien que suisses, penchaient clairement en faveur des puissances de l’Entente durant la Première Guerre mondiale. Son président, Gustave Ador, était, lui, clairement francophile. Ceci explique peut-être le manque de combativité de l’institution contre l’imposition d’un délégué étranger, mais allié, par des autorités belligérantes, bien que cette décision ait été à l’encontre de la neutralité et de l’indépendance politiques hautement clamées par le CICR durant tout le conflit.

Ce dernier point démontre le caractère fluctuant du concept de neutralité lorsque celui-ci est doublement confronté à une réalité guerrière et à un impératif humanitaire. Cette dérogation à un principe-clé du CICR n’est qu’un épisode des diverses vicissitudes qu’a connues l’institution dans son action sur le Front d’Orient entre 1917 et 1919. Mais ceci explique pourquoi cette opération est très peu couverte dans les archives et la littérature institutionnelles et qu’il faut regarder des fonds privés déposés au CICR pour en trouver une trace substantielle.