Il y a 10 ans, le photographe Nick Danziger publiait un livre, « 11 femmes face à guerre, 10 ans après », produit par le CICR et pour lequel j’assurais les textes accompagnant les photos. Parmi les histoires de ces femmes, voici celle de Dzidza, mère et épouse, habitante de Srebrenica. Elle attendit des années les preuves que son mari et ses fils n’étaient pas portés disparus mais bel et bien morts. Dzidza est décédée en 2017. A l’occasion des 25 ans de l’une des pires horreurs du conflit de la guerre en ex-Yougoslavie, retour sur une terrible et douloureuse attente avec, entre parenthèses, un deuil impossible.

Dzidza a tout perdu un jour de juillet 1995. Tout : ses deux fils et son mari. Aucun des trois n’est rentré à la maison.
Dzidza, comme toutes les femmes de Srebrenica, ne se faisait guère d’illusions à l’aune des découvertes des charniers. Ils régurgitaient par dizaines, par centaines, par milliers des corps enchevêtrés, amalgamés, anonymes. Des hommes, adultes ou adolescents, tous exécutés froidement dans la chaleur de juillet quelques semaines avant les accords de Dayton marquant la fin du terrible conflit de Bosnie-Herzégovine. Au moment de leur disparition, ses deux fils, Azmir et Almir avaient 17 et 21 ans.

Tant que la preuve de la mort n’est pas fondée

Dzidza ne nourrissait que peu d’espoir quant au sort de ses enfants et de son mari. Mais tant que la preuve de leur mort ne lui était pas apportée, elle se battrait pour connaître la vérité. Sont-ils vivants ou morts ? Ensemble ou séparés ?
Elle passait des journées entières à guetter à la fenêtre l’improbable retour et à pleurer parfois face à cette porte qui jamais ne s’ouvrait. Elle bousculait à peine, recluse, le vide et le silence de la maison. Ne cuisinait plus. À quoi bon ?
Elle n’allait pas bien Dzidza, rongée par l’attente vaguement tempérée, parfois, d’un espoir absurde.

Où se recueillir ? Où prier ?

L’absence de nouvelles, bonnes ou mauvaises, l’empêchait de faire le deuil. Dans quelle direction regarder ? Où se recueillir ? Où prier ? Dzidza voulait savoir la vérité sur Azmir, Almir et sur son mari.

Dzidza, comme les autres femmes de Srebrenica voulait savoir, juste savoir.

Elle en avait d’ailleurs le droit.

Pendant tout ce temps, les enquêteurs et légistes du International Commission On Missing Persons et le Missing Persons Institute inventoriaient, lents et précautionneux, chaque dépouille exhumée des charniers. Les équipes, pas-à-pas, assemblaient les pièces d’un effroyable puzzle. Azmir, Almir et leur père en faisaient certainement partie et Dzidza le redoutait.
Aucune nouvelle ne vint pendant 6 ans. « Les hommes » de Dzidza étaient portés disparus. Pas morts, « portés disparus ».

Le CICR mène l’enquête

Mais un jour de 2001, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) invita Dzidza à consulter un étrange et gros livre, ouvrage de photos, inventaire d’effets personnels trouvés sur les dépouilles des charniers. Ce recueil de données ante mortem comme disent les légistes était proposé aux familles dans l’hypothétique espoir que fut reconnu un objet, un vêtement, un bijou signant par là même, l’identité de son porteur.
Le Tribunal pénal pour l’Ex-Yougoslavie avait autorisé le CICR à procéder de la sorte afin d’augmenter les chances d’identification des cadavres.
La méthode, pragmatique, permit l’élucidation de centaines de cas. Dzidza avait effeuillé jusqu’au bout le livre, concentrée, immergée dans cet inventaire morbide et dérisoire avec ici une chaussure déformée, là ce qui fut un maillot de corps, plus loin encore une montre écorchée ou une chaînette vert de gris.

La perte ambiguë, l’attente et l’espoir

Elle espérait ne rien reconnaître. Elle ne reconnut aucun effet personnel, presque soulagée. Dzidza refusa la prise de sang nécessaire aux recherches ADN trop horrifiée à l’idée que de « portés disparus », ses garçons et leur père passent dans la catégorie « décédés ».
En 2007, douze ans après le massacre de Srebrenica, elle finit par accepter le test génétique. Le verdict tomba quelques mois plus tard : les médecins légistes confirmèrent qu’ils avaient identifié l’un des enfants. Impossible de dire en revanche, s’il s’agissait de Azmir ou de Almir. Plus tard, la mort du mari fut à son tour établie et transmise à Dzidza. Un seul os, un tibia, avait été retrouvé.
Enfin, en 2010, un nom était attribué à une troisième dépouille : Azmir ou Almir.

En 2001, le photographe britannique Nick Danziger, à travers l’histoire de Dzidza, racontait en noir et blanc ce qu’est la problématique des disparus et le poids qu’elle fait peser sur les épaules de ceux qui attendent, cherchent ou espèrent.

Potocari, lieu de mémoire

En 2011, 16 ans après Srebrenica, Dzidza put enfin procéder à l’inhumation des restes de ses deux fils et de son mari. Photo : Nick Danziger

À Nick, Dzidza raconta sa vie, sa douloureuse attente et lui montra le vide qui l’encombrait. Ensemble, ils se rendirent à Potocari, non loin, au nord de Srebrenica, pour l’inauguration d’un mémorial. Un endroit pour se recueillir, pleurer et prier.

Dzidza avec les autres femmes dévoilèrent la pierre, puis toutes l’embrassèrent ; car chacune y voyait un fils. Dzidza embrassa Azmir et Almir.

En 2003, le mémorial fut modifié, agrandi, pour accueillir la liste complète des morts et disparus de Srebrenica ; immense croissant de marbre blanc piqué de 8 234 noms (*). Potocari continue d’accueillir chaque année des centaines de dépouilles, enfin identifiées.

En 2010, Dzidza y a inhumé ses deux fils et son mari. Le deuil put enfin commencer, des années plus tard.

La maison demeurait silencieuse et vide. Jusqu’à sa mort, il y a trois ans, elle espérait voir débarquer ses fils à l’heure du déjeuner et gardait sur elle, dérisoire relique, une bille retrouvée dans les décombres de sa maison incendiée. Elle appartenait à Azmir.

(*) Aujourd’hui, au total, le mémorial accueille 8 372 noms.

Pour approfondir la question des personnes portées disparus et du droit international humanitaire, lire cet article sur le site du CICR.