Wolde-Gabriel Saugeron est responsable du CICR à Bor capitale de l’État du Jonglei au Soudan du Sud. Il livre un témoignage terrible sur les féroces flambées de violence qui ensanglantent à nouveau la région depuis le début de l’année. Conséquences de ce conflit dit « oublié » : tués, blessés par centaines et toujours plus de déplacés. Quant aux équipes CICR sur place, outre le défi logistique quotidien pour assister les populations, elles sont inquiètes, épuisées, conscientes que le Covid-19 annihilera toute action s’il venait à flamber. En cette veille de journée mondiale des réfugiés et des personnes condamnées à fuir la violence et la guerre, soit près de 80 millions, ce témoignage est nécessaire.

« Voilà 6 mois que j’ai pris mes fonctions de responsable d’équipe CICR dans le Jonglei, cette immense province couvrant le Centre-Est du Soudan du Sud. Les flambées de violence s’y succèdent, deux depuis le début de l’année. Une nouvelle est à craindre qui provoquera son lot de tués, de blessés et de déplacés. Des rumeurs font état que nombre de toukouls, les habitations traditionnelles, ont été incendiés. D’autres rapportent la mobilisation de combattants dans toute la province prêts pour de nouvelles attaques.

Gérer de front les conséquences de la violence et le Covid-19 ? Impossible.

Aujourd’hui, la pandémie de Covid-19 change la donne. Le CICR se voit contraint de restreindre certaines de ses capacités d’action. Outre la dimension sanitaire, la restriction de mouvement aura aussi des conséquences sur les familles et communautés que nous assistons.  Toute l’équipe CICR craint cette flambée de violence annoncée. Si elle devait être d’une intensité comparable à celles des mois précédents et si l’action humanitaire ne peut s’y déployer en raison de la pandémie, ne peut évacuer les blessés ou encore d’assister les déplacer, alors il faudra s’attendre au pire.

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Toujours autant de blessés par balles au Soudan du Sud. (Archive – photo CICR)

Les flambées de violence de février et de mai derniers ont vu des milliers de jeunes gens terroriser des semaines durant, la population du Jonglei. Villes et villages se sont vidés de leurs hommes obligés de tout quitter pour se cacher. Nombre de personnes âgées, de femmes et d’enfants, dans l’incapacité de fuir, se sont retrouvés à la merci des assaillants.

L’horreur du triage des blessés

En mai, au cœur des violences, mes collègues et moi avont dû faire face à des afflux massifs de blessés dans le centre de santé dont le CICR à la charge. Il a fallu improviser le triage ; décider dans l’urgence qui serait pris en charge, qui ne le serait pas, faute de moyens suffisants. Les blessés écartés, épouvantable image, gisaient à l’extérieur, sous un soleil de plomb, leurs proches rassemblés unis par la même impuissance à soulager l’agonie.

L’impossibilité, faute de sécurité, d’évacuer par air

Dans des situations aussi terribles, nous ne sommes pas en mesure d’évacuer tant de blessés lourds vers d’autres hôpitaux gérés par le CICR à Akobo ou à Juba. Manque de moyens mais aussi de sécurité par exemple pour procéder à des évacuations sanitaires avec nos moyens aériens, avion ou hélicoptère. Ce sont nos chirurgiens, qui fixent les règles du triage. Expliquer à une famille que leur proche ne sera pas pris en charge à l’inverse du voisin est insupportable. Faire ce que l’on peut, faire de son mieux est très difficilement acceptable dans ces conditions.

L’impuissance à gérer de front blessés de guerre, déplacés et malades du Covid-19

Avec la menace du Covid-19, si la rumeur d’une nouvelle flambée de violence se confirme, les conséquences humanitaires pourraient être terribles. A cause de la pandémie, nous ne pourrons plus répondre aux urgences médicales ainsi qu’aux autres besoins humanitaires. Nos hôpitaux sont saturés. Davantage d’espace entre les patients a dû être instauré, réduisant d’un tiers le nombre de lits. Le taux d’occupation de l’hôpital par des malades du Covid-19 équivaut à autant de blessés des combats qui ne pourront pas être pris en charge.

L’épuisement des équipes

Equipes chirurgicales débordées, collègues sous stress et au bord de l’épuisement, impossibilité de renouveler les personnels internationaux à cause des restrictions du trafic aérien imposées par la pandémie, la situation dans le Jonglei devient extrême. Le plus difficile est l’impuissance face à la violence qui se déchaine sans que l’on ne puisse traiter correctement toutes les victimes.

L’année avait pourtant commencé sur une note d’espoir. Le processus de paix laissait augurer d’un avenir plus stable. Pour l’État du Jonglei, on se prenait même à rêver de tranquillité et de sécurité pour les familles et les communautés. Le rêve est devenu cauchemar. »

Changkouth Puok, 6 ans, est soigné à l’hôpital militaire de Juba après avoir été blessé chez lui dans le Jonglei, Ali Yousef, CICR / 2020