Skip to main content
fr
Close
Les mines antipersonnel ont-elles encore une utilité militaire dans les guerres contemporaines ?

Cinq États Parties à la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel ont récemment déposé des instruments de retrait, invoquant la sécurité nationale et la nécessité militaire, tandis qu’au moins un autre État envisage de « suspendre » l’application de la Convention. Ces tendances soulèvent d’importantes questions quant à savoir si les mines antipersonnel ont encore une réelle utilité dans les conflits contemporains.

Dans cet article, Erik Tollefsen, chef de l’Unité contamination par les armes du CICR, et Pete Evans, chef de l’Unité relations avec les porteurs d’armes et prévention du CICR, examinent cette question d’un point de vue opérationnel. Ils soutiennent que les progrès de la technologie et les réalités des guerres contemporaines ont considérablement réduit la pertinence militaire des mines antipersonnel, alors qu’elles continuent d’avoir de graves conséquences humanitaires. Ils exposent pourquoi les arguments les plus souvent avancés pour justifier leur utilité – sécurité des frontières, avantages supposés des mines « intelligentes » ou faible coût perçu – ne tiennent plus et pourquoi le regain d’intérêt pour ces armes risque de nous faire revenir des décennies en arrière. Les auteurs appellent les États à prendre leurs décisions en se fondant sur un examen rigoureux et transparent, et en mesurant l’efficacité militaire actuelle de ces armes par rapport à l’importance de leurs obligations humanitaires et juridiques. Compte tenu de la rapidité d’innovation dans le domaine de la sécurité, ils concluent qu’aujourd’hui, comme lors de l’adoption de la Convention sur l’interdiction des mines il y a 30 ans, les mines antipersonnel n’ont pas leur place sur le champ de bataille contemporains – et qu’il n’a jamais été aussi urgent de réaffirmer les normes interdisant leur emploi.

La récente décision de plusieurs États de reconsidérer leurs engagements au titre de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel a relancé la polémique sur le rôle des mines antipersonnel dans les guerres contemporaines. Cela nous ramène 30 ans en arrière, lors des négociations entre les États pour rédiger ce traité, choisissant finalement d’interdire ces armes terrifiantes grâce à la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel – laquelle a été ratifiée par plus de 80% des États du monde.

Et voilà que le débat refait surface aujourd’hui, dans un contexte humanitaire très préoccupant : le nombre de victimes de mines et de restes explosifs de guerre a augmenté de 22% entre 2022 et 2023, les civils représentant 84% des décès enregistrés lorsque leur statut était connu – dont plus d’un tiers étaient des enfants.[1] Au-delà de ces graves conséquences, la question qui doit être examinée de toute urgence est de savoir si ces armes ont encore une réelle utilité militaire.

Si les mines antipersonnel ont joué autrefois un rôle tactique en structurant les champs de bataille, la nature des conflits a changé. Les nouvelles réalités opérationnelles, les avancées technologiques et la plus grande précision des combats dans les conflits contemporains laissent peu de place à des armes statiques dont les effets indiscriminés perdurent longtemps après la fin de la guerre.

Les origines des mines antipersonnel

Depuis que la guerre existe, des efforts ont été déployés pour restreindre les mouvements des forces adverses. Les armées ont toujours érigé des obstacles pour ralentir les assaillants et renforcer leurs propres défenses. Avec l’arrivée des explosifs, on est passé des fossés et des pieux à des engins explosifs capables de blesser ou de tuer les combattants.

Au début du XXe siècle, on recense trois grandes catégories de mines : les mines marines pour attaquer les navires ; les mines antivéhicule destinées aux chars et aux véhicules blindés ; et les mines antipersonnel – de petites charges explosives dotées d’un système de mise à feu sensible activé par la présence, la proximité ou le contact d’une personne. Contrairement aux mines antivéhicule, qui visent des cibles matérielles, les mines antipersonnel sont conçues pour blesser ou tuer des personnes, avec des effets qui perdurent souvent bien après la fin des hostilités. Certains engins explosifs improvisés et certaines mines antivéhicule à déclencheur ultra-sensible activé par les victimes peuvent fonctionner de la même manière que les mines antipersonnel lorsqu’elles peuvent être déclenchées par une personne.

À la fin du XXe siècle, nul ne pouvait ignorer le coût humain des mines antipersonnel. Une large coalition d’États a alors entrepris de négocier et d’adopter la Convention de 1997 sur l’interdiction des mines antipersonnel,[2] ayant pris conscience du caractère inhumain de ces armes, étant sensible au plaidoyer des acteurs humanitaires qui avaient pu observer de près leurs effets dévastateurs et estimant, déjà à l’époque, que ces armes n’avaient qu’une utilité militaire très limitée. La Convention interdit l’emploi, le stockage, la production et le transfert de mines antipersonnel et exige la destruction des stocks existants. L’interdiction ne s’applique pas aux mines antivéhicule qui restent réglementées par le Protocole II modifié de la Convention sur certaines armes classiques et le cadre plus large du droit international humanitaire (DIH) – une distinction qui a son importance, car les débats font souvent l’amalgame entre ces deux catégories.

Suite à la reprise du débat autour de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel, les récentes remises en cause par certains États qui envisagent de se retirer du traité ou de « suspendre » leurs obligations illustrent le conflit qui existe entre les considérations humanitaires et la nécessité militaire. Leurs conséquences humanitaires ayant été amplement documentées, il importe d’examiner si, au XXIe siècle, ces armes conservent une utilité militaire réelle sur le champ de bataille.

Les rôles historiques des mines antipersonnel sur le plan militaire

Depuis toujours, les champs de mines ont été utilisés pour créer ou renforcer des obstacles et influencer les déplacements des forces adverses sur le champ de bataille. Dans cette idée, les mines antipersonnel devaient jouer plusieurs rôles :

  • Orienter et empêcher le mouvement. Associées aux mines antivéhicule, les mines antipersonnel servaient à diriger les forces adverses vers des zones où elles pouvaient être visées par des tirs d’artillerie ou d’autres armes ainsi que pour bloquer l’accès aux positions clés. Les champs de mine constituaient donc des mesures de soutien visant davantage à structurer les engagements qu’à décider de leur issue.
  • Empêcher l’ouverture de couloirs. Les mines antipersonnel entravaient le nettoyage des champs de mines antivéhicule, préservant leur effet et retardant les opérations de déminage – une fonction dont l’importance n’a fait que grandir avec la mécanisation de la guerre, comme on a pu le voir lors des deux Guerres mondiales.
  • Renforcer la protection. Les mines antipersonnel sécurisaient les secteurs vulnérables ou les périmètres de défense, notamment autour des sites critiques ou dans les endroits difficiles à surveiller, permettant aux forces de se redéployer ailleurs. Elles protégeaient aussi les infrastructures et les lieux de détention, décourageant les incursions ou les évasions.

Toutefois, leur déploiement était coûteux en ressources et comportait un risque considérable d’incidents fratricides. Une pose sûre nécessitait du personnel spécialisé, une cartographie précise ainsi qu’un marquage et une délimitation fiables par des clôtures. Entre mai 1967 et novembre 1971, 55 soldats australiens ont perdu la vie et quelque 250 ont été blessés ou mutilés par des mines antipersonnel de type M16 sur les 11 km du « champ de mines de barrage » situé dans la province de Phuoc Tuy, dans le sud du Vietnam – dont les mines ont été posées puis retirées par les forces australiennes elles-mêmes. À lui seul, ce champ de mines a causé près de 10% de l’ensemble des pertes australiennes durant la Guerre du Vietnam.

De l’utilité des mines antipersonnel dans les conflits actuels

Plus de deux décennies après l’entrée en vigueur de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel, la dynamique des champs de bataille a beaucoup évolué. La guerre moderne – caractérisée par des opérations multidomaines, des manœuvres aériennes et terrestres, la vitesse et la précision – a transformé les conditions dans lesquelles les mines antipersonnel étaient autrefois utilisées. Plusieurs éléments nouveaux conduisent désormais à se demander si ces armes présentent encore un quelconque intérêt opérationnel :

  • Autres moyens disponibles. Les systèmes modernes d’armes à guidage de précision, autrefois réservés à quelques rares États, sont aujourd’hui largement utilisés pour influer sur le déplacement des troupes et limiter l’accès au terrain. Ces systèmes peuvent être repositionnés ou redirigés à mesure que la situation évolue, permettant ainsi d’empêcher l’accès à certaines zones avec une souplesse à laquelle ne peuvent prétendre les dispositifs activés par les victimes. Dans certains contextes, des obstacles naturels ou artificiels sont associés à des tirs de suppression mis en place à distance ou à des systèmes non pilotés pour obtenir un déni d’accès et une interdiction de zone comparable, sans la fixité et les effets indiscriminés des mines antipersonnel.
  • Surveillance continue. Les progrès dans le domaine des capteurs et des systèmes en réseau, notamment la surveillance aérienne, les radars terrestres et les technologies de drones, ont fortement réduit les angles morts sur le champ de bataille. Ces capacités ont diminué la valeur tactique des armes statiques visant à empêcher l’accès telles que les mines antipersonnel. Associée à des systèmes de frappes de précision, une surveillance continue permet aux forces d’exercer un contrôle et une influence dynamique sur le terrain, l’objectif de contrôle de la zone étant atteint sans exposer la population aux risques durables de contamination inhérents aux champs de mines.
  • Techniques d’ouverture rapide de brèches. Les outils de déminage modernes, comme les charges de ligne explosives et les systèmes de déminage mécanique à distance ont réduit le temps nécessaire et les risques liés à l’ouverture d’un passage dans les champs de Ces capacités amoindrissent l’utilité tactique traditionnelle des mines antipersonnel pour retarder une avancée. Les technologies émergentes, notamment les plateformes dotées d’intelligence artificielle capables d’identifier et de neutraliser des mines au moyen d’explosifs directionnels ou de charges récupérées, sont actuellement mises à l’essai dans certains contextes. Si leur déploiement demeure limité et soulève ses propres questions sur les plans humanitaire et juridique, ces nouveautés illustrent une évolution des tactiques d’ouverture de brèches qui érode un peu plus les avantages opérationnels que pourraient encore offrir les mines antipersonnel.
  • Peu d’évolution. Depuis les années 1980, la conception des mines antipersonnel, y compris celles dites non persistantes, n’a pratiquement pas évolué, contrairement aux autres technologies militaires qui ont progressé rapidement en termes de portée, de précision et d’intégration en réseau. Même les systèmes de mines antivéhicule ont évolué. Par exemple, la mine antivéhicule hors route PARM NextGen (DM 22) est conçue pour la mobilité et n’a pas besoin d’être protégée par des « gardiens » de mines antipersonnel du fait de son mode de déploiement. Ce contraste montre bien le caractère superflu des mines antipersonnel, y compris pour le fonctionnement des mines antivéhicule.

Enseignements sur le plan opérationnel tirés de la situation en Ukraine

Les récentes analyses réalisées par le Ministère russe de la Défense et le Norwegian Defence Research Establishment (FFI) couvrant les mille premiers jours du conflit armé international entre la Russie et l’Ukraine n’apportent aucune donnée probante étayant l’idée que les mines antipersonnel procurent un avantage militaire mesurable. L’accent a plutôt été mis sur l’adaptation et l’intégration rapides de nouveaux systèmes d’armes, dont certains ont été mis au point et déployés sur le terrain en quelques semaines seulement.

Lorsque l’emploi de mines est mentionné, les rapports font rarement la distinction entre les mines antivéhicule et les mines antipersonnel. Les mines antivéhicule diffèrent des mines antipersonnel à la fois par leur conception et par leur mode d’activation. Elles sont déclenchées par le mouvement ou la proximité d’un véhicule, plutôt que par la présence, la proximité ou le contact d’une personne. Elles restent réglementées par le DIH, notamment le Protocole II modifié de la Convention sur certaines armes classiques, et ne font pas l’objet de la même interdiction absolue que les mines antipersonnel.

L’une des caractéristiques de ce conflit et d’autres conflits récents est le recours généralisé aux drones, qui a remodelé l’élaboration et l’exécution des plans de bataille. Les drones sont aujourd’hui couramment utilisés pour la surveillance, l’acquisition de cibles et la correction des tirs, ainsi que pour larguer des munitions sur des objectifs de haute valeur ou à contrainte de temps. Ils opèrent également en tant que munitions rôdeuses ou systèmes d’attaque unidirectionnels et perturbent les manœuvres de par leur densité, leur permanence et leur adaptabilité. Les analyses du conflit indiquent que les drones sont désormais responsables d’une large proportion des pertes infligées aux véhicules et aux troupes en Ukraine .[3]

Au-delà de leurs fonctions tactiques, l’omniprésence des drones fait peser de nouvelles pressions psychologiques sur les personnes qui vivent ou combattent sous leur menace.[4]. Comme ce fut le cas par le passé avec les mines antipersonnel, lorsque la peur était en soi un effet tactique, il semblerait que les drones – souvent associés à des tirs indirects – créent un sentiment comparable de vulnérabilité et d’incertitude à une échelle plus large et continue. Cela démontre que le progrès technologique ne réduit pas forcément la souffrance humaine mais qu’il en modifie simplement la forme. Comprendre l’évolution des préjudices causés est essentiel pour garantir que les nouvelles armes et méthodes de guerre émergentes demeurent conformes au DIH.

L’efficacité des systèmes de défense aérienne modernes a réduit l’utilité des manœuvres et des appuis feu aériens, conduisant les combattants à avoir plus souvent recours à l’artillerie traditionnelle, ainsi qu’aux tirs effectués par des missiles et des drones dont l’impact sur le champ de bataille serait supérieur à celui obtenu par l’emploi de mines terrestres. Dans d’autres contextes, le déplacement des troupes par hélicoptère ou d’autres plateformes reste un type de manœuvre contre lequel les mines antipersonnel n’ont aucune utilité, alors qu’il peut être contré par le recours combiné à des capteurs et au lancement d’attaques de précision.

Comment la guerre contemporaine a rendu les mines antipersonnel obsolètes

Suite à la mutation profonde du paysage opérationnel de la guerre, les rôles traditionnellement dévolus aux mines antipersonnel ont perdu leur raison d’être aujourd’hui. Avec l’accélération des conflits, leur interconnexion croissante et la prévalence des technologies de précision et de détection, les armes qui sont statiques, frappent sans discrimination et sont difficiles à contrôler n’offrent plus un avantage militaire crédible. Les affirmations selon lesquelles les mines demeurent indispensables pour assurer la sécurité aux frontières ou celles qui prétendent que les variantes « intelligentes » ou non persistantes réduisent les conséquences humanitaires ou qu’elles constituent une solution défensive peu onéreuse ne résistent pas à un examen approfondi des réalités opérationnelles contemporaines.

Les trois sections suivantes exposent quelques-unes des raisons expliquant l’érosion des vieux arguments en faveur de l’emploi de mines antipersonnel ; les limites des mines en matière de défense des frontières et du terrain, le manque de fiabilité persistant des mines dites « intelligentes » et le fossé économique croissant entre les mines et des systèmes contemporains plus adaptés.

Sécurité aux frontières et prise en compte du terrain 

Certains États ont cité la sécurité aux frontières pour justifier l’usage en continu des mines antipersonnel. Force est cependant de constater que les mines quelles qu’elles soient sont, par nature, des structures rigides, incapables de s’adapter à l’évolution des schémas de déplacement ou des conditions opérationnelles. Leur efficacité est en outre limitée sur les terrains difficiles, comme les régions marécageuses, les berges de cours d’eau ou les zones souvent enneigées ou inondées, où les conditions environnementales peuvent causer des dérives ou des pannes, voire une contamination involontaire.

Les données d’expérience récentes recueillies sur les systèmes de capteurs – notamment dans des régions enneigées situées au-dessus du 60e parallèle nord – montrent que certaines technologies de contrôle des frontières peuvent fonctionner toute l’année et s’adapter aux circonstances changeantes. Contrairement aux mines antipersonnel, ces approches peuvent servir des objectifs plus larges, tels que la détection et la riposte face à des franchissements non autorisés des frontières ou à des incursions transfrontalières, et peuvent donner lieu, le cas échéant, à une intervention des forces de l’ordre.

Dans de nombreux contextes, l’environnement naturel dans les régions frontalières procure déjà d’importants avantages défensifs. Les zones marécageuses et humides entravent les opérations offensives menées par les corps d’infanterie et les unités motorisées. Les terrains mous et détrempés limitent la mobilité durant la majeure partie de l’année, tandis que les terrains plats offrent peu de couverture naturelle. Sous le feu des tirs, il est quasiment impossible de creuser des positions défensives dans ce genre de terrain. Tout au long de l’histoire, l’environnement naturel a été mis à profit pour renforcer les positions défensives et, dans certains contextes, cette approche semble à nouveau pertinente.

Mines antipersonnel non persistantes

Certains États et analystes dans le domaine de la défense soutiennent que les mines antipersonnel non persistantes ou « intelligentes » réduiraient les risques humanitaires par rapport aux types de mines traditionnels. Aucun élément probant ne vient étayer cette affirmation.

Les mécanismes d’autodestruction ou d’autodésactivation de ces mines, censés se déclencher après un certain temps, ne fonctionnent pas toujours comme prévu. Sur un plan humanitaire, les mines dites non persistantes ne sont ni « sûres » ni « intelligentes » : en cas de dysfonctionnement, elles restent actives et ne font pas de distinction entre civils et combattants ; leurs effets sont donc bel et bien indiscriminés.

La mine PFM-1S est l’un des exemples les plus documentés d’engin censé s’autodétruire. Des études techniques montrent que les mécanismes d’autodestruction dont elle est équipée ne sont pas fiables, ce qui peut laisser les mines dans un état instable.[5] En général, le taux d’échec sur le champ de bataille est plus élevé que dans les conditions d’essai, comme le confirment d’anciens rapports officiels [6], et la fiabilité peut encore diminuer avec le temps, la dégradation des batteries ou l’exposition aux intempéries.

Élaborée dans les années 1980, la mine antipersonnel ADAM (Area Denial Artillery Munition), un système dispersable de 155 mm lancé par une pièce d’artillerie, utilise un détonateur alimenté par batterie pour déclencher l’autodestruction après un certain temps.[7] Malgré le peu de données en libre accès dont nous disposons sur sa fiabilité, il est clair que même un faible taux de dysfonctionnement peut entraîner une contamination durable. Aux fins du déminage, toutes les mines antipersonnel, quelle que soit leur durée de vie prévue, doivent être considérées comme dangereuses et éliminées.

Du point de vue opérationnel, ce manque de fiabilité est source d’incertitude pour les commandants. S’ils ne peuvent déterminer quelles mines se sont autodétruites ou autoneutralisées, il leur est impossible de prévoir où le danger perdure. Cette imprévisibilité complique le commandement et le contrôle, ralentit la décontamination après l’opération et expose tant le personnel militaire que la population civile à un risque accru.

Les mines non persistantes ne datent pas d’hier. Elles ont fait l’objet de débats approfondis lors des négociations menées en 1997 autour de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel et ont été délibérément englobées dans l’interdiction totale de toutes les mines antipersonnel « activées par les victimes ».

L’idée selon laquelle les mines antipersonnel demeurent un moyen économique d’atteindre des objectifs militaires est tout aussi fantaisiste.

Implications en termes de coût 

Les mines antipersonnel étaient autrefois considérées comme des outils de défense à faible coût. Cette hypothèse n’est plus valable. Il ne reste que quelques lignes de production et l’approvisionnement, le transport et le stockage sont soumis à une réglementation rigoureuse. Si l’on tient compte de l’ensemble des coûts sur tout le cycle de vie, y compris le déminage après le conflit, le coût total est nettement supérieur aux dépenses de production initiales.

Même si cela n’est pas directement comparable, l’idée que les mines antipersonnel seraient bon marché contraste avec le coût d’autres systèmes largement disponibles. Selon un rapport de 1985 du gouvernement américain[8], les engins de 155 mm ADAM M69 et M72 lancés par des pièces d’artillerie, qui contiennent chacun des mines antipersonnel, coûtaient alors 4 490 USD l’unité. Corrigé de l’inflation et en monnaie constante, cela correspond en 2025 à 13 500 USD l’unité. Le même rapport établi dans les années 1980 mentionne également les problèmes liés aux « ratés » et à la fiabilité des stocks. En comparaison, on peut trouver des systèmes de surveillance commerciale pour environ 2000 USD. Si l’on met en balance l’efficacité, l’adaptabilité et le coût, il est peu probable que les utilisateurs potentiels jugent les mines antipersonnel économiques.

L’affirmation selon laquelle les mines sont un moyen économique de sécuriser un territoire ne prend pas en compte l’ensemble des coûts et l’utilité tactique limitée des armes statiques dans les opérations de combat modernes. L’argument économique ne tient pas davantage pour les mines « intelligentes ». L’ajout de dispositifs d’autodestruction ou d’autodésactivation fait grimper les dépenses de production et d’entretien, sans que rien n’indique que ces éléments contribuent à améliorer la fiabilité ou à réduire les risques humanitaires.

Pourquoi les mines antipersonnel n’ont pas leur place sur le champ de bataille

La guerre a radicalement changé depuis que les mines antipersonnel ont fait leur apparition. De nos jours, l’espace de combat est affaire de précision, de mobilité et d’intégration de domaine – des qualités qui font fondamentalement défaut aux systèmes statiques et rigides qui contaminent le terrain longtemps après que l’avantage militaire a disparu. Même si on les évalue sur un plan strictement opérationnel ou économique, les mines antipersonnel ont été dépassées par des technologies dont les effets sont supérieurs et moins onéreux sur le long terme. Il devient ainsi de plus en plus difficile de justifier leur emploi.

À l’avenir, les champs de bataille seront certainement encore plus complexes, interconnectés et automatisés, modelés par des capteurs avancés, des systèmes robotisés et des armes à guidage de précision opérant sur terre, sur mer et dans l’air. Dans un tel environnement, les rares scénarios dans lesquels certains États continuent d’affirmer l’utilité tactique des mines antipersonnel sont appelés à disparaître. Si l’on observe une accélération de la recherche-développement dans des domaines tels que la détection, les frappes de précision et la surveillance en réseau, les mines antipersonnel ne bénéficient quasiment d’aucune innovation – ce qui reflète leur moindre intérêt militaire par rapport à des systèmes plus souples, plus modulables et plus réactifs. Les capacités modernes de déni ou de refus d’accès (A2/AD) – qui vont de l’artillerie à portée accrue et à guidage de précision à la surveillance ISTAR au moyen de drones – offrent des solutions plus adaptables et plus efficaces par rapport aux dispositifs statiques, activés par les victimes.

Face à cette évolution technologique s’élève la menace humanitaire durable que représentent les mines antipersonnel. La contamination par les mines et les restes explosifs de guerre continue de faire obstacle au retour en toute sécurité, au relèvement et au développement des décennies après la fin des conflits ; près de trente ans après la guerre en Bosnie, de vastes régions restent minées. La réintroduction de ces armes constituerait un retour en arrière très préoccupant. Leurs effets indiscriminés sont bien documentés et de nombreux experts juridiques estiment qu’elles sont par nature incapables de faire la distinction entre civils et combattants – un des principes fondamentaux du DIH sur lequel repose la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel. Comme l’a déclaré la présidente du CICR, le droit international humanitaire est fait pour les moments les plus sombres de la guerre, quand les populations sont gravement menacées ; c’est pourquoi il est capital de réaffirmer la norme interdisant les mines antipersonnel.

À un moment où certains États remettent en question leurs engagements au titre de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel, il est vital de réaffirmer les normes qui protègent les civils et guident une prise de décision militaire responsable. Une analyse factuelle – fondée sur la réalité opérationnelle, les progrès technologiques et le droit humanitaire – doit remplacer l’idée selon laquelle ces systèmes obsolètes ont encore une utilité.

Le CICR encourage les États à s’inspirer de leur propre expérience en matière de recherche et développement dans le domaine de la défense pour évaluer de manière rigoureuse et transparente si les mines antipersonnel ont encore une quelconque utilité militaire au regard de leurs conséquences humanitaires et des obligations juridiques existantes. Cette analyse contribuera à garantir que les décisions prises au nom de la sécurité nationale restent fondées sur des données probantes, qu’elles respectent l’esprit et la finalité de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel et qu’elles rejettent les fausses promesses de sécurité offertes par les régimes d’exception en temps de guerre.

Cet article a été initialement publié en anglais le 26 novembre 2025.

 Notes

[1] Rapport 2024 de l’Observatoire des mines et des armes à sous-munitions, données sur les victimes (2022–2023).

[2] Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (généralement connue sous le nom de Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel ou Convention d’Ottawa) a été adoptée le 18 septembre 1997 et ouverte à la signature à Ottawa les 3 et 4 décembre 1997. Elle est entrée en vigueur le 1er mars 1999.

[3] Selon le site Foreign Affairs, les attaques de drones ont causé la destruction de jusqu’à 90% des blindés et sont responsables de 80% des pertes infligées aux troupes dans le conflit actuel. Schmidt, E et Grant, G, The Dawn of Automated Warfare, Foreign Affairs, 12 août 2025. The Dawn of Automated Warfare: Artificial Intelligence Will Be the Key to Victory in Ukraine—and Elsewhere.

[4] Voir « Remote Warfare with Intimate Consequences: Psychological Stress in Service Member and Veteran Remotely-Piloted Aircraft (RPA) Personnel », Journal of Military and Veterans’ Health 31, no. 2 (2025), https://www.mentalhealthjournal.org/articles/remote-warfare-with-intimate-consequences-psychological-stress-in-service-member-and-veteran-remotely-piloted-aircraft-rpa-personnel.html ; et Human Rights Watch, Hunted From Above: Russia’s Use of Drones to Attack Civilians in Kherson, Ukraine (3 juin 2025), https://www.hrw.org/report/2025/06/03/hunted-from-above/russias-use-of-drones-to-attack-civilians-in-kherson-ukraine.

[5] GICHD, Explosive Ordnance Guide for Ukraine (3e édition, 2025).

[6] U.S. Government Accountability Office, Military Operations: information on U.S. Use of Land Mines in the Persian Gulf War (2002), qui relève que le taux d’échec sur le terrain des mines équipées d’un dispositif d’autodestruction est beaucoup plus élevé que ne le prévoyaient les tests. Disponible à l’adresse : https://www.gao.gov/products/gao-02-1003

[7] GICHD, Explosive Ordnance Guide for Ukraine (3e édition, 2025).

[8] NSIAD-85-12 Results of GAO’s Review of DOD’s Fiscal Year 1985 Ammunition Procurement and Production Base Programs (page 14)

Voir aussi :

Share this article