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Réduire les dommages lors d’opérations militaires de sécurité

Royal Navy Media and Communications, United Kingdom

La responsabilité du maintien de l’ordre public incombe généralement aux autorités civiles, et les forces de police et autres organismes chargés de l’application des lois sont équipés, organisés et formés pour les opérations de maintien de l’ordre. Les autorités civiles peuvent cependant appeler les forces armées en renfort lorsque le niveau de menace, le degré de violence ou les défis à relever sont tels qu’ils dépassent les capacités des organismes traditionnellement chargés du maintien de l’ordre.

Or, n’étant souvent ni équipées, ni organisées, ni formées pour accomplir de telles missions, les forces militaires engagées dans des opérations de sécurité risquent de porter préjudice aux personnes et d’endommager inutilement leurs possessions et leurs biens. Dans ce volet de la série Humanity in War, l’animatrice du podcast, Elizabeth Rushing, s’entretient avec les conseillers du CICR Philippe Cholous et Stephen Kilpatrick, ainsi qu’avec une invitée spéciale, la colonelle Susan Mwanga des Forces de défense populaires de l’Ouganda, sur la manière dont le personnel militaire peut réduire ce risque, une question qui est traitée dans le dernier manuel publié par le CICR.

Pour commencer, parlons de ce manuel. Pouvez-vous nous expliquer quels sont les défis auxquels les forces armées des États sont confrontées dans la conduite d’opérations de sécurité et pourquoi ce manuel est important, pour les forces armées et pour réduire les dommages que peuvent causer leurs opérations ?

Stephen : Tout à fait, Lizzie. Comme vous l’avez dit en introduction, les forces armées étatiques se préparent en principe à intervenir dans un conflit, à combattre et à opérer en respectant le droit international humanitaire (DIH). Mais, très souvent, on leur demande d’apporter un soutien aux forces de police ou de se déployer dans le cadre d’opérations de maintien de la paix, dans lesquelles c’est le droit international des droits de l’homme qui s’applique.

Je parle d’expérience [en tant qu’ancien militaire] car, à l’époque, lorsque nous avons été déployés en Irlande du Nord, nous pensions « savoir quoi faire », étant préparés au combat, en se disant que dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, il suffisait de réduire l’intensité de notre réponse opérationnelle. Mais, en réalité, il est plus difficile d’intervenir dans une situation dans laquelle le droit des droits de l’homme s’appliquent. Et cela est incontestablement plus complexe sur le plan théorique, tant pour les commandants que pour les soldats. C’est pourquoi le CICR a voulu rassembler tous ces éléments dans une même publication, un manuel à l’intention des commandants, qui mette en évidence les différences juridiques et les différents principes applicables et qui fournisse aux forces armées des directives sur la manière de mener des opérations dans ce type de situation. Tel est l’objectif premier de ce manuel. Tout ceci dans le but de réduire les dommages causés non seulement à la population civile, mais aussi aux militaires.

Cela nous amène à expliquer pourquoi avoir choisi ce sujet. Philippe, pourriez-vous, en vous fondant sur votre expérience, aider notre audience à comprendre pourquoi la question traitée dans ce manuel est si importante pour l’action humanitaire ? Quel est le cadre juridique, plus précisément par rapport au droit international humanitaire (DIH), qui régit l’emploi de la force et les opérations de maintien de l’ordre évoqués par Stephen ?

Philippe : Premièrement, comme vous le savez sans doute, les acteurs humanitaires opèrent le plus souvent dans des situations de conflit ou de violence. Concernant la protection de la population civile, presque toutes les préoccupations sont liées au droit international des droits de l’homme et, techniquement, au droit national applicable. Par conséquent, agir conformément au droit en tant qu’agents du maintien de l’ordre est un véritable défi pour les forces armées.

S’agissant du cadre juridique applicable, il est vrai que très peu de règles de DIH régissent spécifiquement les opérations de maintien de l’ordre. Par ailleurs, le droit international des droits de l’homme et le droit national restent toujours applicables au premier chef dans ces situations particulières. Il est donc très important qu’un document du CICR traite de cette question.

J’aimerais maintenant revenir à Stephen et à l’action du CICR sur le terrain. De quelle manière le CICR interagit-il avec le personnel militaire, notamment pour réduire ces dommages ?

Stephen : L’interaction du CICR avec les forces militaires n’est pas un phénomène nouveau. Mais un paroxysme a sans doute été atteint durant la pandémie de Covid, ce qui nous a conduit à revoir notre engagement et nos interactions avec les forces militaires dans ces situations. Nous avons beaucoup communiqué auprès du public, en différentes langues et dans différents pays où l’intervention des forces militaires était de plus en plus sollicitée pour soutenir des organisations chargées du maintien de l’ordre.

Je pense que nous avons compris qu’il y avait besoin d’informer sur cette question. Nous avons rédigé un manuel traitant uniquement de la planification, mais je pense que ce qu’il faut souligner, c’est que ce manuel est davantage axé sur les actions des soldats, et cela me paraît très important. Je le répète à nouveau, ce n’est pas seulement lorsqu’elles apportent un soutien aux forces de maintien de l’ordre que les forces militaires ont besoin de directives, mais également au lendemain des conflits, lors du passage d’un paradigme juridique à un autre, et ce pour assurer une transition réussie, tant sur le plan juridique que pratique.

Sans parler des opérations de maintien de la paix, où très souvent, le droit applicable est celui des droits de l’homme, et où régulièrement, mes collègues sur le terrain dialoguent avec des bataillons nationaux déployés dans le cadre de ces opérations de maintien de la paix. Les interactions sont donc nombreuses et j’espère qu’elles s’étofferont encore un peu plus grâce à ce manuel.

Colonelle Susan Mwanga, pourriez-vous nous dire comment les orientations que fournit ce manuel peuvent être appliquées par les commandants militaires sur le terrain, en vous fondant sur votre propre expérience ?

Susan : Je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre invitation. C’est un privilège d’avoir été choisie pour participer à cet entretien. En premier lieu, ce manuel peut être utile en tant que guide de formation. On ne saurait trop insister sur ce point, car c’est ainsi que nous diffusons l’information, tant auprès des commandants que des troupes sur le terrain. Et aussi en formant les instructeurs dans des écoles de formation, ainsi que les directeurs et les instructeurs de ces écoles de formation. En effet, par exemple, un centre de formation juridique ne permet pas d’atteindre tout le monde, mais si nous engageons quelques directeurs de différents collèges et écoles de formation des Forces de défense populaires de l’Ouganda pour former ces instructeurs, ces derniers seront en mesure de relayer les informations relatives aux droits de l’homme et à leur application.

Ensuite, ce manuel peut être diffusé à travers les différents moyens dont disposent les Forces de défense populaires de l’Ouganda, par exemple, au sein de nos unités où nous organisons des réunions avec nos troupes, deux ou trois par mois en ce qui me concerne, au cours desquelles la transmission de ces informations occupe une place centrale.

Nous proposons aussi des formations particulières, spécialisées ou réservées aux commandants pour les former sur la mise en œuvre des droits de l’homme ou à ce qu’il faut faire et ne pas faire. Lors de ces activités portant sur le maintien de l’ordre, on nous demande par exemple de leur faire connaitre les obligations relatives aux droits de l’homme. Sur la question de la torture, par exemple, il n’y a pas de débat possible et nos commandants le savent. Nous les formons donc également sur ce point.

Citons aussi les publications telles que les manuels destinés aux commandants militaires, ainsi que la formation des juristes qui sont intégrés aux unités. Une fois formés sur les questions relatives aux obligations prévues par les droits de l’homme dans les centres de formation juridique, ils côtoieront les commandants qui les consulteront sur ce qu’il est interdit de faire lors des opérations de maintien de la paix en tant qu’officier militaire. Une fois qu’ils connaissent les droits et les obligations, nos juristes peuvent les diffuser et conseiller les commandants de manière efficace.

Au fond, tout repose sur la formation et la garantie que les parties concernées, à commencer par les commandants, les troupes et les conseillers, connaissent les obligations à respecter lors d’opérations de maintien de l’ordre.

Pourriez-vous également nous indiquer les obstacles à prendre en compte et comment des organisations internationales telles que le CICR pourraient aider à les surmonter ?

Susan : Selon moi, un des plus grands obstacles auxquels se heurtent les opérations de maintien de l’ordre de l’armée est la perception de la société. Dans le cadre d’un travail de recherches que j’ai mené auprès de quelques membres de la population civile, je leur ai posé quelques questions, par exemple ce qu’ils ressentaient en voyant l’armée intervenir lors d’émeutes. D’après eux, les militaires faisaient un usage excessif de la force, mais je ne partage pas ce constat. Cela est dû au fait que l’on ne fait pas appel à l’armée au stade initial, à savoir lorsque les émeutes éclatent. On fait toujours appel à elle à un stade ultérieur, pour soutenir la police et d’autres services de l’État.

Une intervention « musclée » s’impose alors. Les militaires affichent une certaine rudesse, ils peuvent parfois être fermes, mais je ne dirais pas qu’ils violent la loi, non. Ils interviennent après avoir planifié l’opération dans le respect du droit. La population est habituée à la police parce qu’elle fait partie de la communauté. Mais lorsque l’armée intervient, cela fait fuir les gens et donne l’impression d’un usage excessif de la force. L’obstacle est donc bien la perception et non l’acceptation. Lorsque l’armée intervient, il faudrait partir du principe que les gens quittent les lieux parce qu’ils savent que la situation a dépassé le stade de la simple émeute.

En quoi les autres organisations peuvent-elles contribuer à l’intervention ? En premier lieu, en tant qu’organisations civiles, elles devraient continuer d’apporter leur soutien, sans parti pris à l’égard des activités militaires. Tout est mis en œuvre pour stabiliser la situation afin de garantir la paix et le respect de l’État de droit. Je pense que ces organisations devraient coopérer, ou continuer à coopérer et soutenir les forces de défense pour rétablir l’ordre en cas de troubles à l’ordre public.

Il y a quelque temps, j’étais dans le nord de l’Ouganda. Nous étions dans une situation de conflit, d’après-conflit. Pour vous donner un exemple, au plus fort de la crise, les émeutes ont duré plus d’une semaine. Pendant cette période, une organisation comme le CICR peut être très active et même présente dans les médias, à la radio par exemple, pour expliquer à la population pourquoi il faut respecter la loi et quels comportements adopter.

Ainsi je pense que la perception selon laquelle les militaires font un usage excessif de la force pourrait s’estomper, parce que la population civile sait que nous ne faisons que notre devoir, rien de plus. Si l’armée intervient, cela signifie qu’un certain seuil a été franchi et la police ne peut plus gérer la situation. Il faut donc apaiser les tensions et trouver d’autres moyens de résoudre nos difficultés.

Je me tourne à nouveau vers Philippe et Steven. Nous avons parlé du CICR et d’intervention militaire extérieure. En fin de compte, à qui s’adresse ce message ? Et quels seraient les trois principaux points à retenir selon vous ?

Stephen : De mon point de vue, les commandants militaires sont clairement le public cible : les commandants de bataillons d’environ 500 hommes, de compagnies de 100 hommes et de pelotons d’une trentaine d’hommes, car les actions de leurs troupes relèvent de leur responsabilité effective.

Par ailleurs, il est évident que le CICR doit comprendre à quoi sont confrontées les forces militaires et de sécurité. Le manuel me semble aussi adapté aux agents des forces de l’ordre et de police, car il est rédigé de manière à aller à l’essentiel et souligne les principes à respecter, il est donc pertinent pour eux également.

Concernant les trois principaux points à retenir, le premier est qu’il faut différencier les situations. Il y a une grande différence entre la conduite des hostilités et les opérations de maintien de l’ordre. Pour moi, c’est le point le plus important.

Le second point à retenir est que la question est plus complexe qu’il n’y paraît, car il ne suffit pas de réduire l’intensité des opérations par rapport aux situations de conflit. En vérité, il est très difficile pour les commandants et les soldats qui obéissent à leurs ordres de comprendre les règles régissant l’emploi de la force, tous les éléments se rapportant à l’escalade de la force ou au port d’armes, etc. Ceci est le deuxième point à retenir.

Quant au dernier point, Susan a évoqué l’importance de la formation. Je tiens à souligner l’utilité de discuter de différents scénarios possibles. Je l’ai constaté avec mes soldats. Ils ne voulaient pas lire des consignes écrites. Ce qu’ils veulent, c’est échanger sur ce que cela implique sur le terrain dans une situation concrète.

J’invite donc les commandants à lire ce manuel et à imaginer des situations auxquelles leurs soldats pourraient être confrontés sur le terrain, puis à discuter avec eux de l’application des principes.

Philippe : En ce qui me concerne, je pense que ce manuel est très utile à la fois pour les commandants de police et pour les commandants militaires, car lorsque l’armée participe à une opération de sécurité, il y a forcément un partage des tâches entre ces deux types de forces. Il y a la question des opérations conjointes, la transmission des renseignements et ses limites, la coopération et les modalités de la remise des suspects à la police par l’armée. D’une certaine manière, c’est un travail d’équipe.

Concernant les trois points à retenir, premièrement, gardons à l’esprit qu’à échelle mondiale, les militaires participent de plus en plus aux activités de maintien de l’ordre. C’est une tendance majeure qui doit être prise au sérieux.

Deuxièmement, c’est un véritable défi pour les militaires parce qu’ils sont équipés et entraînés pour le combat et qu’ils doivent le rester, même si beaucoup d’entre eux exercent parfois des activités de maintien de l’ordre dont ils doivent rendre compte, ce qui fait peser une grande pression sur leurs épaules.

Troisièmement, je pense que le manuel du CICR sur la réduction des dommages lors d’opérations militaires de sécurité est un formidable outil, grâce à Stephen, et qu’il fournit des orientations utiles et concrètes tant pour les délégués du CICR que pour les forces armées et de sécurité aux côtés desquelles ils travaillent dans des contextes particulièrement difficiles.

Susan, à la lumière de votre expérience, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Susan : Je voudrais remercier le CICR pour son soutien indéfectible à notre centre de formation juridique, ainsi qu’aux Forces de défense populaires de l’Ouganda. Je souhaiterai que le soutien du CICR en la matière se poursuive, qu’il ne soit pas limité. Croyez-moi, ce soutien est réellement essentiel pour nous. Nous coopérons avec le CICR depuis la création du centre de formation juridique et il a joué un rôle déterminant dans la diffusion de certaines informations.

Par exemple, lorsque nous avons démarré les sessions de formation sur la participation directe aux hostilités, le CICR est intervenu et nous a même donné des livres. À mes yeux, la participation et la présence du CICR sont très, très importantes. J’étais en Somalie en 2013-2014, dans une ville appelée Jowhar, au nord-est du pays, et un conflit interne a éclaté. En plus de ce conflit, il y en avait un autre, d’une moindre ampleur, entre les tribus et la police. À la fin de la journée, notre camp, le camp des Forces de défense populaires de l’Ouganda, s’est retrouvé submergé par plus de 2000 personnes déplacées internes (PDI) qui n’avaient plus rien. Il y avait même des femmes enceintes que nos troupes ont dû aider à accoucher. Mais la première organisation qui est arrivée pour nous soutenir a été le CICR. À cette époque-là déjà, c’est le CICR qui a aidé à fournir de la nourriture et des soins médicaux. C’est bien la preuve du rôle essentiel qu’il joue dans toutes les situations de conflit, qu’il s’agisse de troubles armés ou civils.

Cet article a initialement été publié en anglais le 21 novembre 2023.

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