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Retour sur l’histoire des Conventions de Genève

Genève, bâtiment électoral. Conférence diplomatique de revision de la Convention de Genève, délégation suisse. Le 12 Août est une date importante dans le développement du Droit International Humanitaire. Ce jour là, furent signés les textes révisés et élargis des trois premières Conventions, telles que nous les connaissons aujourd'hui, et la quatrième Convention humanitaire sur la protection des civils.

À l’heure où des conflits armés perdurent dans différents endroits du monde et risquent d’en déclencher de nouveaux, il est essentiel de prendre du recul.

Dans ce billet, Boyd Van Dijk, membre du programme Mc Kenzie à l’université de Melbourne, revient sur la rédaction des Conventions de Genève et montre pourquoi cette histoire est toujours importante aujourd’hui.

Note de la rédaction : Cet article a été initialement publié en anglais le 17 février 2022. Par conséquent, son analyse de la situation géopolitique mondiale ne prend pas en compte les évolutions importantes qui se sont produites après sa publication. Les opinions exposées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle du CICR.

Penser à l’historique des Conventions de Genève évoque chez beaucoup d’entre nous l’image d’une conférence diplomatique prestigieuse, rassemblant des personnages plus vrais que nature se creusant les méninges pour fixer des limites à la conduite de la guerre. Nous repensons également aux pertes terribles de la Seconde Guerre mondiale : les camps de la mort, les exécutions de masse et les milliers de civils tués, tel que l’illustre l’Holocauste. Et les Conventions nous apparaissent comme une réponse directe à ces immenses souffrances causées par la guerre.

Pourtant, lorsque le gouvernement suisse a invité le monde entier à Genève en 1949, cette réunion ne visait pas seulement à tirer les leçons de la guerre, ou à combler les lacunes des Conventions existantes, mais aussi à se préparer à de nouvelles guerres – un sentiment qui nous parait un peu trop familier dans le climat géopolitique actuel.

Notre monde est très différent de celui qui a entouré la rédaction des Conventions en 1949. Toutefois, dans le contexte de la peur croissante d’une guerre en Ukraine et sur l’ile de Taiwan et de préoccupations sur l’avenir du droit humanitaire, il est essentiel de se repencher sur l’histoire. Et ce, parce que les dilemmes auxquels les juristes ont été confrontés dans les années 1940 sont étonnamment similaires à ceux d’aujourd’hui, mais également parce que l’histoire nous aide à comprendre ce qui se joue actuellement et comment nous pourrions (ou pas) répondre à ces défis.

Les bombardements aériens

Dans mon ouvrage paru dernièrement, Preparing for War, je montre comment le CICR a posé les fondements des Conventions dans les années 1940, dans le contexte de la crainte renforcée d’une guerre entre l’Ouest et la Russie et de violences en Asie de l’Est et en Ukraine. Le CICR a présenté un grand nombre des principales propositions en faveur de la protection des civils et de la réglementation des guerres civiles.

Bien qu’officiellement neutre, le CICR a inévitablement suivi son propre agenda politique. Comme le montre mon ouvrage plus en détail, le vivier de spécialistes du droit dans l’organisation a été confronté à des dilemmes politiques existentiels, rejetant la vision utopiste d’une guerre humaine. « Pour réaliser l’œuvre », a affirmé le rédacteur principal des Conventions pour le CICR, Jean Pictet, « le secret du succès est de rester réaliste. (…) Rien n’est plus dangereux que l’humanitarisme échevelé ».

Dans les années précédant 1949, Pictet avait réuni une équipe de juristes triés sur le volet afin de préparer les travaux de rédaction du CICR pour les futures Conventions. Ce groupe a mené des discussions sur diverses questions relatives à la réglementation de la guerre : de l’interdiction des violences sexuelles à la protection des hôpitaux contre les bombardements aériens, en passant par les moyens de favoriser davantage les visites extérieures aux détenus. Ce que l’on oublie souvent, toutefois, c’est que ce type de questions a souvent suscité de vifs débats au sein du CICR, tant sur la place du droit dans « l’humanisation de la guerre » que sur le rôle que pourrait avoir le CICR en tant qu’organisation officiellement neutre, issue d’un pays sans véritable poids géopolitique tel que la Suisse.

Comme un de ses homologues contemporains René-Jean Wilhelm, Pictet considérait qu’il était important, par exemple, d’élaborer de nouvelles règles contre les bombardements indiscriminés. Il craignait que la décision prise lors des Procès de Nuremberg de passer sous silence les bombardements de terreur pendant la guerre envoyait là un mauvais signal au monde. Le CICR devait selon lui proposer une réponse différente. Dans le cas contraire, l’idée d’une protection des civils, à peine ranimée, risquerait d’être tuée dans l’œuf.

Des collaborateurs du CICR plus haut placés, tels que l’ancien président Max Huber, craignaient toutefois que cette stratégie (accorder à la question d’une réglementation sur les bombardements aériens, sensible politiquement, une place centrale dans les travaux de rédaction des Conventions) engendrerait immédiatement une opposition anglo-américaine implacable. Il n’avait pas tout à fait tort, puisque les deux puissances libérales s’étaient déjà opposées à ce type de propositions par le passé et allaient continuer à le faire dans les années à venir.

En réponse à l’importante pression anglo-américaine, les principaux juristes du CICR ont tout mis en œuvre pour que cette question soit écartée des travaux de rédaction à l’ordre du jour de Pictet. Le CICR a finalement suivi leur conseil et repoussé à après 1949 l’initiative, soutenue entre autres par Pictet, d’élaborer une réglementation plus stricte sur les bombardements aériens, ce qui a aujourd’hui des conséquences majeures sur les civils. La promesse faite par le gouvernement suisse aux puissances anglaise et américaine de ne pas soulever de questions juridiques que celles-ci considéraient, selon leurs propres mots, de « nature politique » et ce afin d’empêcher qu’elles ne quittent la Conférence diplomatique, a eu de lourdes conséquences.

Humanitaires réalistes, États idéalistes

Cet exemple ne montre pas seulement le rôle de la puissance anglo-américaine dans le rejet d’une réglementation stricte sur des armes destructrices, ou que les intérêts du gouvernement suisse et du CICR se sont toujours entremêlés. Il permet aussi de remettre en question ces narratifs qui brossent un portrait du CICR exclusivement « idéaliste » plutôt que « réaliste », adjectif qui définit souvent les États. Dans mon livre, je montre pourquoi cette opposition binaire masque souvent plus d’éléments qu’elle n’en dévoile : nombreux sont les exemples d’États qui sont considérés comme réalistes et qui ont défendu des idées novatrices, tandis que le CICR se sentait parfois forcé de donner la priorité à ses propres intérêts institutionnels. Cet aspect est important, car le CICR a été très vivement critiqué après la Seconde Guerre mondiale en raison du manque de soutien qu’il a apporté à plusieurs groupes de victimes du conflit, en particulier les civils juifs et les prisonniers de guerre soviétiques.

Les propositions du CICR sur la protection des civils sont également une bonne illustration. Pictet s’était minutieusement appuyé sur le travail de pionnier entrepris par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, dirigée à l’époque par Eléonore Roosevelt. Il avait notamment lu les rapports de la Commission et assisté à certaines de ses réunions à Genève. Il avait également publié son propre rapport sur les droits de l’homme en temps de guerre : un document intéressant, quoique souvent oublié, de l’histoire du droit humanitaire.

Ce document révèle clairement l’impact de cette réflexion de Pictet relative aux droits de l’homme sur le raisonnement juridique qu’il a suivi pour le projet de rédaction de la Convention sur les civils : ce projet évoquait des droits inaliénables pour les détenus, interdisait les peines collectives et garantissait le principe de traitement humain « en toutes circonstances ».

Mais Pictet ne pouvait pas faire abstraction du monde qui l’entourait. Par exemple, son équipe a discuté des moyens possibles pour que cette Convention s’applique aux ressortissants d’États ayant fait l’objet de persécutions dans leur pays. Certains craignirent qu’une telle proposition engendre le risque de susciter à nouveau l’opposition des grandes puissances.

D’autres considéraient que le traité devait s’appliquer aux prisonniers politiques, en particulier ceux qui ne pouvaient pas jouir pleinement de leurs droits en raison des lois de leur pays. Ceci était une référence explicite au triste sort des Juifs allemands qui avaient perdu leurs droits civils avec les lois de Nuremberg de 1935. Finalement, le CICR décida de ne pas inclure ces personnes dans la Convention : dans une annonce officielle, Huber fit valoir que le CICR considérait que cela ne pouvait avoir d’effet bénéfique qu’en cas de réciprocité, ce qui n’était pas le cas des « ressortissants de pays qui persécutent ».

En d’autres termes, il est impossible de comprendre l’histoire de la Convention sur les civils en se fondant uniquement sur l’expérience formatrice de l’Holocauste. Cette explication ne suffit pas à dévoiler pourquoi certaines propositions ont été confirmées et d’autres (telles que la protection des prisonniers politiques) ont été délibérément abandonnées et pourquoi l’expérience d’un génocide n’a pas automatiquement mené à une plus grande protection pour ses victimes, comme on le croit souvent.

On pourrait se demander quel chemin aurait pu prendre l’histoire si l’argumentaire de Pictet pour restreindre les bombardements aériens ou ses tentatives pour assurer une protection des minorités ethniques dans les Conventions l’avaient emporté. Si l’on avait forcé la main des puissances réticentes, aujourd’hui, les groupes de défense des droits de l’homme auraient pu être davantage en position de force en se confrontant à leurs successeurs. Mais cela souligne également un autre élément crucial : les acteurs peuvent faire la différence. Le pouvoir d’agir compte.

Tirer les mauvais enseignements de l’histoire

Nous pouvons tirer deux autres leçons historiques. Premièrement, il est vrai que ceux qui souhaitent reproduire le succès de Genève à notre époque en appelant à une protection des civils et en limitant la souveraineté des États pour améliorer la protection humanitaire se trouvent dans une position difficile. Mais on ne doit pas commettre l’erreur de tirer les mauvais enseignements de l’histoire : les tensions entre les grandes puissances et la peur de la guerre ne sont pas a priori une raison pour considérer l’idée d’une plus grande humanité dans la guerre comme impossible.

Au contraire, le fait de préparer la guerre explique en grande partie pourquoi Genève a atteint un grand nombre de ses objectifs. Mais la tâche des défenseurs contemporains du droit humanitaire est de décider laquelle des deux facettes de Genève prendra le dessus, la volonté de protéger les victimes de guerre ou l’assurance que les États conservent leur pouvoir, à l’heure où l’on entrevoit la possibilité de nouvelles guerres.

Ensuite, il est important de comprendre que les rédacteurs comme Pictet ont dû composer avec les événements de l’époque et d’autres contraintes sur lesquelles ils n’avaient aucun contrôle, même collectivement. Ils étaient les produits de leur temps, affectés par des émotions et traversés par des idées sur les armes nouvelles, la crainte de la guerre et l’érosion des normes internationales, auxquelles nous sommes aussi confrontés aujourd’hui. Mais la manière dont ils ont réagi à ces défis a tout changé : leur action a fait la différence. Maintenant, à notre tour.

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