La Quatrième Convention de Genève (CG IV), adoptée il y a 75 ans, a été la première convention de droit humanitaire dédiée aux protections humanitaires dont bénéficient les civils pendant un conflit armé. Parmi les nombreuses règles de protection qu’elle énonce, il y a en particulier les principales règles du droit international humanitaire (DIH) applicables à la pratique exceptionnelle de l’internement de personnes protégées, c’est-à-dire la détention de ces personnes pour des raisons de sécurité pendant un conflit armé international.
Dans ce billet et dans la perspective du 75ème anniversaire des Convention de Genève cette année, Mikhail Orkin, conseiller juridique au CICR, introduit une nouvelle série d’articles sur la manière dont les règles relatives aux motifs et aux procédures d’internement de personnes protégées (issues principalement de la Quatrième Convention) ont été interprétées. L’auteur soulève plusieurs questions et difficultés auxquelles les États ont été confrontés dans la mise en œuvre de ces règles.
Note de la rédaction : Le Commentaire mis à jour de la Quatrième Convention de Genève va bientôt paraitre. Il abordera et étudiera les règles que cette série passe en revue. Il s’agit d’un projet du CICR dont l’objectif est de fournir une interprétation contemporaine des Conventions afin d’améliorer leur compréhension, leur diffusion et leur fidèle application dans les conflits armés actuels.
En période de conflit armé, la détresse des populations prises au piège des combats est toujours une source importante d’inquiétude. Certains civils font directement face à la violence, ils sont blessés ou meurent. D’autres sont confrontés au déplacement, à la destruction de leur habitation et des infrastructures locales et à la perte de tout moyen de subsistance et des structures sociales. D’autres encore doivent lutter contre les pénuries de nourriture et de médicaments. À ces difficultés en temps de guerre s’ajoute la menace, pour les personnes prises au piège des hostilités, d’être privées de leur liberté.
La détention massive de personnes était devenue de plus en plus courante dans les années qui ont précédé l’adoption de la Quatrième Convention de Genève. Le régime d’internement[1] défini par les rédacteurs de la Quatrième Convention a été élaboré spécifiquement pour mettre un terme aux sinistres incidents de détention qui se sont produits à répétition pendant la Seconde Guerre mondiale, et pour réglementer expressément cette pratique. Depuis la rédaction de la Quatrième Convention, la détention demeure plus que jamais une réalité des conflits armés. L’internement arbitraire et l’usage abusif de cette pratique restent toujours possibles et les conflits armés internationaux (un type de conflit armé entre deux ou plusieurs États) continuent de faire rage. Les règles énoncées dans la Quatrième Convention de Genève qui sont applicables à l’internement dans ce type de conflits gardent donc toute leur pertinence.
Cet article introduit une nouvelle série d’articles qui examine les motifs et les procédures d’internement tels qu’énoncés dans la Quatrième Convention de Genève et applicables pendant un conflit armé international, en examinant des exemples tirés de la pratique des États, de cadres juridiques et à la lumière des difficultés persistantes que les États rencontrent dans la mise en œuvre de ces règles.
L’internement dans les conflits armés internationaux
Les Conventions de Genève instaurent un système de protection fondé sur la distinction entre les combattants (une catégorie qui comprend en premier lieu et avant tout les membres des forces armées de l’ennemi) et les civils. Les trois premières Conventions de Genève protègent principalement les combattants blessés, malades et naufragés et également ceux qui ont été faits prisonniers et qui ont obtenu le statut de prisonniers de guerre. La Quatrième Convention protège quant à elle toutes les personnes qui ne bénéficient pas de la protection des trois premières Conventions. La Quatrième Convention de Genève protège les civils, y compris les espions, les saboteurs, la plupart du personnel de sociétés militaires et de sécurité privées et les combattants qui ne remplissent pas les critères nécessaires pour bénéficier de la protection des trois premières Conventions de Genève.
Pendant un conflit armé international [2], le DIH autorise l’internement de deux catégories de personnes : 1) les prisonniers de guerre et 2), les civils, pour d’impérieuses raisons de sécurité.
Les prisonniers de guerre : une menace immanente
Comme nous l’avons expliqué, les prisonniers de guerre sont une catégorie de personnes qui comprend les combattants qui ont été faits prisonniers par l’adversaire. Conformément au principe de la nécessité militaire, le DIH autorise l’internement de cette catégorie de personnes, puisque l’internement des forces de combat de l’adversaire empêche ces dernières de retourner au combat. Si le DIH autorise l’internement des prisonniers de guerre, il prévoit aussi de nombreuses règles qui : protègent l’honneur et la dignité de ces personnes pendant leur captivité ; assurent qu’ils ne sont pas traités comme des criminels pour avoir simplement participé aux hostilités ; et exigent leur libération au plus tard à la fin des hostilités actives. Les règles qui protègent les prisonniers de guerre sont principalement énoncées dans la Troisième Convention de Genève de 1949.
Les civils : l’internement uniquement à titre exceptionnel
La CG IV réglemente l’internement des personnes qui ne remplissent pas les conditions requises pour bénéficier du statut de prisonniers de guerre mais qui posent malgré tout une menace pour la sécurité. Contrairement aux prisonniers de guerre, le DIH autorise l’internement de personnes protégées (voir leur définition à l’article 4 de la Quatrième Convention) uniquement dans des circonstances exceptionnelles. En effet, l’internement de personnes protégées ne répond pas en soi à la nécessité militaire : ce ne sont pas des combattants, il n’est donc pas nécessaire de les interner afin de les empêcher de retourner sur le champ de bataille. Par conséquent, l’internement de personnes protégées est autorisé uniquement à titre exceptionnel, lorsque, dans des circonstances particulières, une personne civile présente une menace qui entraine la nécessité de l’interner (ce point est examiné plus en détails ci-après).
Comme pour les prisonniers de guerre, le DIH octroie de solides protections à ces personnes, en particulier durant leur captivité, et il énonce des règles spécifiques pour protéger ces personnes pendant leur internement. Le Titre III, Section IV de la CG IV est entièrement dédié au traitement et aux conditions de détention des internés, avec des dispositions précises régissant des aspects tels que les soins médicaux, le contact avec les familles, le logement, l’hygiène, l’alimentation et l’habillement.
Les mesures de sécurité les plus sévères
L’article 27 de la Quatrième Convention précise les droits des personnes protégées en tout temps et en toutes circonstances. Sous ces conditions, le quatrième alinéa de l’article 27 autorise toutefois les États à prendre des mesures à l’égard des personnes protégées (des « mesures de contrôle ou de sécurité », selon la formulation utilisée dans la Convention). La Convention n’énumère pas les mesures de sécurité autorisées, mais ces dernières ont été interprétées comme recouvrant diverses mesures, y compris les obligations de s’enregistrer et de se signaler auprès des autorités de police, d’avoir des papiers d’identité ou de ne pas porter d’armes.
Bien que la Quatrième Convention n’énumère pas ces mesures de contrôle et de sécurité, elle dispose que l’internement et la mise en résidence forcée sont les mesures de contrôle et de sécurité les « plus sévères » et qu’un État pourra recourir à ces mesures uniquement si les autres mesures de contrôle sont insuffisantes (voir article 41, CG IV ; article 78 qui énonce que la Puissance occupante peut « tout au plus » imposer une résidence forcée ou recourir à l’internement).
Les motifs d’internement de civils
Seulement certains motifs peuvent justifier l’internement de civils. Sur son territoire, un État peut ordonner l’internement d’une personne protégée uniquement « si la sécurité de la Puissance au pouvoir de laquelle ell[e] se trouv[e] le rend absolument nécessaire » (article 42, CG IV). En territoire occupé, la Convention dispose que la Puissance occupante peut procéder à l’internement d’une personne protégée seulement si « elle [l’]estime nécessaire pour d’impérieuses raisons de sécurité » (article 78, CG IV). Même si la formulation est différente, ces deux règles ont en commun des éléments fondamentaux. Dans ces deux dispositions, il faut que la personne protégée concernée pose une menace pour la sécurité de la Puissance détentrice ou de la Puissance occupante et cette menace doit rendre nécessaire l’internement ou la mise en résidence forcée (comme mentionné dans la partie précédente, les mesures doivent également être nécessaires compte tenu du fait que la menace ne peut pas être atténuée par d’autres mesures moins sévères).
Il se peut également qu’une partie au conflit doive priver immédiatement de leur liberté un très grand nombre de personnes, avant d’analyser chaque situation individuelle des personnes concernées. Sur ce point, une proposition d’ajouter à l’article 42 l’obligation de prendre cette décision individuellement a été rejetée.[3] Bien que cette formulation ait été rejetée, la Convention a été interprétée comme prévoyant l’obligation que les mesures relatives à l’internement et à la mise en résidence forcée soient prises en s’appuyant sur un examen au cas par cas.[4]. Le CICR partage cette interprétation. Lorsqu’un État procède à l’internement simultané d’un grand nombre de personnes protégées, il est ensuite nécessaire qu’il fournisse des motifs d’internement (un impérieux besoin en matière de sécurité ou si l’internement est absolument nécessaire) pour chacune des personnes internées.
Les rédacteurs de la Quatrième Convention (CG IV) n’ont pas défini ou énuméré les besoins en matière de sécurité qui justifieraient l’internement. La décision de définir une mesure comme absolument nécessaire ou comme relevant d’un impérieux besoin en matière de sécurité est donc restée à la seule discrétion des États. Malgré tout, l’appréciation des États en la matière n’est pas sans limites. Les manuels militaires et les organes judiciaires (nationaux et internationaux) des États ainsi que les cercles académiques en ont examiné la portée avec attention. Pour reprendre la formulation employée dans la Convention, un État ne peut procéder à un internement que si cela est « absolument nécessaire » ou relève de « nécessités impérieuses », qui sont des critères élevés. Pour citer la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), selon ces critères, un État ne peut interner des civils que s’il a « des raisons sérieuses et légitimes de penser que les personnes en cause sont susceptibles de nuire gravement à sa sécurité par des moyens tels que le sabotage ou l’espionnage (passage souligné dans l’original) » ; voir Jugement, Le Procureur c. Zejnil Delalic et autres, IT-96-21-T, par. 576.
Les motifs d’internement de civils montrent bien que l’internement de civils est une mesure exceptionnelle. Il est clair que les motifs d’internement énoncés aux articles 42 et 78 se fondent sur des besoins en matière de sécurité et qu’aucun motif n’autorise l’internement à titre punitif, comme mesure d’intimidation ou pour exercer une pression politique sur l’ennemi. La prise d’otages est interdite. Un usage abusif de cette mesure et son application de manière non conforme aux motifs et aux procédures prévues par le traité peuvent constituer une infraction grave à la Convention. Dans de telles circonstances, une détention illégale pourrait constituer une infraction grave.
Les procédures de contrôle de l’internement de civils
Si les prisonniers de guerre peuvent être internés pendant la durée d’un conflit armé (mais à quelques exceptions, en particulier s’ils sont gravement blessés ou malades), les civils ne peuvent être internés que tant que les raisons qui ont motivé leur internement perdurent. Tel qu’énoncé à l’article 132 de la Quatrième Convention, « toute personne internée sera libérée par la Puissance détentrice, dès que les causes qui ont motivé son internement n’existeront plus ».
Si un État décide d’interner une personne protégée, la Convention exige que cet État vérifie la validité de cette décision et examine périodiquement si l’internement est toujours justifié. Sur le territoire d’un État, la Convention prévoit l’obligation que le contrôle de l’internement soit réalisé par « un tribunal ou un collège administratif compétent », tandis qu’en territoire occupé, la Convention fait référence à « une procédure régulière » devant un « organisme compétent ». Tant sur le territoire de l’État qu’en territoire occupé, les États sont principalement tenus de procéder rapidement à un réexamen initial de la décision d’interner, puis de procéder à un réexamen périodique tous les six mois.
La Quatrième Convention ne donne pas d’avantage de précisions sur les caractéristiques du tribunal ou du collège administratif qui procédera au contrôle de l’internement. Toutefois, il est clair que pour faciliter l’examen de décisions aussi importantes en matière de sécurité, l’organisme en question doit être indépendant et impartial (tel qu’énoncé dans le Commentaire du CICR de 1956, qui soulignait le fait qu’il est particulièrement important de garantir l’indépendance et l’impartialité de ces collèges administratifs). La Quatrième Convention ne précise pas non plus quelles procédures devraient régir le processus de contrôle de l’internement. Le DIH contient des règles procédurales détaillées pour garantir un procès équitable dans le cadre de poursuites pénales mais dans le cas qui nous intéresse, le contrôle de l’internement ne constitue pas une procédure pénale.
Les principes du CICR en matière de procédure et mesures de protection pour l’internement
Le CICR a proposé des lignes directrices institutionnelles intitulées « Principes en matière de procédure et mesures de protection pour l’internement/ la détention administrative dans le cadre d’un conflit armé et d’autres situations de violence » (les « lignes directrices », voir ici et ici). Les lignes directrices « sont fondées sur le droit et la pratique » et sont destinées à être mises en œuvre en tenant compte des circonstances spécifiques concernées. Les lignes directrices sont utilisées par le CICR dans son dialogue opérationnel avec les États, les forces internationales et régionales et les autres acteurs.
Aux fins du présent article, il est important de noter que les lignes directrices évoquent « d’impérieuses raisons de sécurité comme le critère légal minimum qui devrait sous-tendre les décisions d’internement dans toutes les situations de violence, y compris les conflits armés non-internationaux » (les lignes directrices ne traitent pas de la question de l’internement des prisonniers de guerre). Les lignes directrices prévoient également des procédures spéciales à suivre concernant la décision d’interner et le contrôle de l’internement. En général, on peut considérer que les procédures recommandées visent à aider l’interné à contester efficacement la légalité de sa détention, en soulignant certains éléments, notamment le fait d’être rapidement informé des raisons de l’internement, de recevoir l’aide d’un avocat et d’avoir accès aux informations relatives à la nature de la procédure dans un langage qui soit compris par l’interné.
Questions relatives à cette future série
Dans cette série d’articles, nos contributeurs vont examiner certaines questions relatives à l’importance, en pratique, des motifs et des procédures d’internement de civils tels que prévus par la Quatrième Convention dans les conflits armés internationaux. Par exemple, comment la décision d’interner doit-elle être prise dans les situations dans lesquelles un grand nombre de civils sont internés tous en même temps et de façon précipitée ? Dans un tel contexte d’urgence, comment prendre cette décision en procédant à un examen au cas par cas, individuellement ? Et dès lors, que se passe-t-il si le statut d’un détenu n’est pas examiné et si un civil est privé de liberté sans décision initiale de l’interner ? Plus précisément, à quoi servent les réglementations relatives à l’internement dans un pareil cas ?
Nous nous pencherons également sur les aspects pratiques du contrôle de l’internement, en examinant plusieurs questions et notamment celle des caractéristiques qui sont nécessaires pour garantir qu’un organisme de contrôle de l’internement soit indépendant et impartial.
Les déclarations de tribunaux internationaux tels que le TPIY ont fourni des orientations utiles sur la manière d’interpréter les motifs et les procédures d’internement dans la Quatrième Convention. Un des articles de cette série étudiera plus en profondeur ces déclarations instructives. En plus d’aborder ces questions, les articles se focaliseront sur d’autres contextes en donnant des exemples concrets de situations d’internement par des forces multinationales dans des conflits armés non-internationaux en Afrique.
Nous espérons que cette série d’articles enrichira le débat et contribuera à mieux comprendre comment les règles du DIH relatives aux motifs et aux procédures d’internement de civils sont mises en œuvre en pratique. Nous vous invitons également à poursuivre la discussion que nous entamons ici en partageant vos commentaires ou en proposant une contribution.
Cet article a été initialement publié en anglais le 16 mai 2024.
[1] L’expression « internement » est ici utilisée pour définir la détention non pénale d’une personne en raison de la menace grave que son activité pose à la sécurité de l’autorité détentrice, dans le cadre d’un conflit armé. Il s’agit d’une définition utilisée par le CICR, voir ici, par exemple. D’autres termes sont employés pour définir l’internement : on parle notamment de « détention administrative », de « détention de sécurité » ou de « détention préventive ».
[2] Le DIH applicable dans les conflits armés non internationaux (CANI) prévoit une protection pour toutes les personnes détenues et plus particulièrement pour les personnes internées. Toutefois, ces dispositions sont considérablement moins nombreuses que dans le DIH applicable dans les conflits armés internationaux et aux fins des aspects présentés dans cet article, le DIH conventionnel applicable aux CANI est silencieux sur la question des motifs et des procédures d’internement dans les conflits armés non internationaux. En raison de l’insuffisance de la réglementation relative à la détention et à l’internement dans les CANI, le CICR a rencontré des difficultés en matière de protection. Le CICR a donc lancé une initiative visant à renforcer le DIH dans ce domaine. L’internement dans les CANI, ses motifs et les procédures et les questions entourant sa réglementation ont fait l’objet de multiples débats et ont également été une préoccupation centrale d’autres initiatives menées par des États.
[3] Pictet (dir.), Commentaire de la Quatrième Convention de Genève, CICR, 1956, p. 276 ; Acte final de la Conférence diplomatique de Genève de 1949, tome III, p. 127-128 ; Acte final de la Conférence diplomatique de Genève de 1949, tome II-A, p. 740.
[4] Voir, par exemple, TPIY, affaire Delalic, jugement, Chambre de première instance, par. 576. On retrouve la nécessité de procéder à un examen au cas par cas, individuellement, dans certains manuels militaires. Par exemple, celui du Danemark (Manuel militaire, 2016, par. 5.2.1.1), celui de la Belgique (Manuel militaire, 2009, p. 22) et celui de la Norvège (Manuel militaire, 2013, règle 6.88).
Voir aussi :
- Jean-Marie Henckaerts, Situer les Commentaires des Conventions de Genève dans le paysage juridique international, 21 décembre 2021
- Sean D. Murphy, L’apport des Commentaires du CICR sur le sens à donner au droit international humanitaire, 16 mars 2022
- Jelena Pejic, Civilian internment in international armed conflict: when does it begin?, May 23, 2024
- Samit D’Cunha, Tristan Ferraro, Thomas de Saint Maurice, Defining armed conflict: some clarity in the fog of war, May 2, 2024
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