Voici une histoire singulière. Celle de trois artistes : deux femmes de la Belle époque, Romaine Brooks, peintre symboliste américaine (1874-1970), Ida Rubinstein, danseuse étoile russe (1885-1960) et d’un homme, fantasque poète Iialien, Gabriele d’Annunzio (1863-1938)

La 1ère guerre mondiale vient d’éclater. Voici trois ans que Romaine et Ida vivent une liaison passionnée. En décembre 1914, la danseuse russe, égérie du Tout-Paris entend affirmer son patriotisme. Romaine fait alors son portrait, puissant et déterminé : “La France croisée”. Il est vrai qu’Ida vient de passer à l’acte en s’engageant pour la Croix-Rouge.

La peintre symboliste américaine offre une France courageuse incarnée non par Marianne mais par une infirmière Croix-Rouge, coiffe blanche et manteau bleu nuit.
La palette est glacée, glaçante, toute en camaïeu de gris. La peinture de Romaine Brooks s’accorde aux temps de guerre. Seuls, le rouge de la croix placée au centre exact de la toile et l’orangé lointain des flammes d’Ypres en Belgique pulvérisée par l’impitoyable artillerie allemande apporte une touche de triste chaleur. Le visage d’Ida est sévère et déterminé.

En 1915, le tableau est exposé à Paris, à la célèbre galerie Berheim. Quatre sonnets originaux du fantasque Gabriele D’Annunzio (1863-1938) légendent « La France croisée ». On se presse pour admirer Ida Rubinstein, amie de Sarah Bernhardt, tragédienne et volontaire Croix-Rouge de 1870 ! La riche et célèbre danseuse finance depuis le tout début de la guerre, l’hôpital auxilliaire n°76 installé dans un palace, le Bristol. Ida y console les blessés, accompagne les mourants, impeccable dans son uniforme d’infirmière Croix-Rouge.

1914 – Ida Rubinstein finance l’hôpital auxilliaire installé dans le palace parisien, Bristol

Le produit conséquent des ventes des reproductions de « La France croisée » légendée par le poète décadentiste est entièrement reversé à trois institutions : la Croix-Rouge française, le Vestiaire des blessés et l’hôpital auxilliaire du Val de Grâce.

Le trio d’artistes vient d’inventer l’oeuvre patriotique et cosmopolite !

Pour cela, en 1920, Romaine Brooks reçoit la Légion d’honneur. Le ruban rouge figure, certes modestement, sur un autoportrait de 1923. Mais il est placé au centre parfait de la toile comme l’était 9 ans auparavant la croix rouge couvrant l’épaule de Ida Rubinstein.

Le discret ruban rouge au centre de cet autoportrait de Romaine Brooks

Elle aussi la recevra, en 1934. Ida sera même fait Grand Croix en 1939… Rouge a-t-on envie d’ajouter, évidemment !

Quant aux fameux sonnets de D’Annunzio, on peut les lire en une du Figaro du 5 mai 1915

« La France Croisée » est exposée à Washington au Smithsonian American Art Museum.