Quatrième et dernière partie de l’article : Vous avez du courrier : Lettre du Liban, un film de John Ash, consacré à l’analyse de ce court-métrage produit en 1984 par le CICR. Voir ou revoir la première, la deuxième et la troisième partie.

Un appel mis sous enveloppe

Avant de retrouver l’espace clos du bureau, la voix-off d’Amiguet se superpose aux dernières images des retrouvailles des déplacés avec leur famille pour rappeler qu’« Au-delà de tous nos critères, il reste un seul principe, le principe de l’humanité, la vie plutôt que la mort, la paix plutôt que la guerre, le bonheur plutôt que toutes ces souffrances » [00:28:13-00:28:25], reprise subtile et belle revanche sur les premiers mots prononcés par la voix de l’instance narratrice : « le travail humanitaire regarde la vie, pas la mort, l’espoir, pas le deuil », qui commentaient eux – on s’en souvient – le transport d’un cadavre vers la morgue. Que de chemin parcouru en vingt minutes de pellicule…

Ensuite, tout à ses pensées, la plume en main, le délégué venu de Suisse cherche le mouvement premier de l’action humanitaire telle que le CICR la conçoit [00:28:27-00:28:49] :

« Et pour nous venant d’un petit pays paisible, qu’est-ce que le bonheur des autres ? Qui peut le dire ? Mais la souffrance là, oui, ça se voit. L’enfant mutilé ? Oui, il faut agir. Le père dans une prison ? Ce n’est pas la justice qui nous concerne, mais les besoins de chaque jour, les besoins de la vie. »[1]

Cette souffrance visible, Ash l’exhibe immédiatement à travers les images d’une petite fille, d’un garçonnet, mutilés des jambes, et d’un homme qui a perdu un avant-bras, tous accueillis au centre orthopédique du CICR pour recevoir de nouvelles prothèses. Mais montrer la souffrance, par les mots et par l’image cinématographique, ce n’est pas, hélas, encore suffisant pour provoquer la seule action vraiment indispensable [00:28:54] :

« Finalement, le succès de toute action humanitaire dépend d’un élément trop rare aujourd’hui : la volonté de faire réellement quelque chose pour celui qui en a besoin. Sans cette volonté, depuis celle des gouvernants jusqu’à celle des secouristes sur le terrain, le droit international humanitaire ne reste qu’un simple livre, des feuilles de papier. »

Dans ce court-métrage, les dimensions publiques et privées du langage – les Conventions de Genève de 1949, la lettre d’Amiguet – ont été amenées à dialoguer avec le langage cinématographique dans le dessein de mobiliser la conscience humanitaire de chacun par la force argumentative réunie de ces puissants moyens d’expression. Mais, sans la volonté, l’écrit est lettre morte et la même chose peut être dite pour le médium filmique, malgré la force d’impact émotionnelle des images. Le dernier critère, décisif, c’est la volonté de l’Autre, sur laquelle l’influence d’une œuvre filmée ne peut avoir qu’un impact transitoire et limité.

C’est justement le dessein d’augmenter au plus haut point cet impact qui a poussé Ash à enclore son projet filmique dans la fiction d’une lettre. Ce choix lui permet de renforcer le message livré par le film en impliquant pour ainsi dire personnellement chaque spectateur, puisque le propre de la lettre, par rapport à d’autres types de textes, est d’établir un échange privilégié entre deux individus par l’entremise d’une adresse. À cet attribut, qui lui appartient en propre, est suspendu l’espoir qu’elle ne devienne à son tour que « des feuilles de papier ».

C’est pourquoi, les toutes dernières images du film se focalisent sur la chaîne d’actions routinières qui assurent à la lettre à peine scellée d’être envoyée en sûreté vers son destinataire : après avoir terminé sa lettre et l’avoir mise sous enveloppe, Amiguet appelle la secrétaire pour qu’elle fasse partir son pli, avec tous les autres, dans le courrier privé contenu dans une plus grosse enveloppe marquée en trois langues – les mêmes d’ailleurs dans lesquelles le film a été produit –, pour ensuite retourner à l’instant à son travail quotidien. Ce qu’il avait à dire, le délégué l’a dit.


Lettre du Liban (© CICR / ASH, John / 1984 / V-F-CR-H-00165) : 00:29:42 – 00 :30 :44

C’est maintenant à nous, les spectateurs, de jouer puisque nous avons déjà « lu » la lettre, nous en avons vu le contenu et nous avons été émus au spectacle des aventures humaines qu’elle contient. Ce que nous avons appris également, c’est que cette lettre est adressée à chacun de nous personnellement. Non pas, bien sûr, à notre identité particulière attachée à un nom et à un prénom, mais à celle, plus profonde et plus vraie, d’individus faisant partie de l’humanité.

La seule chose qu’il nous reste à faire c’est d’avoir le courage d’ouvrir l’enveloppe, action qui reviendrait à accepter l’engagement humanitaire qu’elle nous appelle à assumer. Et pour que cette invitation à l’action soit le plus possible proche de nous, Ash choisit de placer la séquence montrant la première étape de l’expédition de la lettre à la limite extrême du film, pendant que les notes finales du thème de Schéhérazade résonnent pour la dernière fois et que le générique de fin défile avec les crédits. Le gros plan sur l’enveloppe collective du courrier privé sera ainsi la dernière image du court-métrage qui s’imprimera sur notre rétine. Il n’était structurellement pas possible de rapprocher davantage la Lettre du Liban de son public.

Et après ?

Tout comme pour la documentation sur les circonstances de tournage et de production, nous n’avons que peu d’éléments d’information sur la diffusion de Lettre du Liban, encore moins sur sa réception. Nous savons qu’il a été montré à l’équipe du CICR à Beyrouth ainsi qu’à des représentants de la Croix-Rouge libanaise, et qu’il n’avait pas fait l’unanimité. Produit en version française, anglaise et arabe, le film s’adressait en tout cas à un public international et visait une diffusion large. Il passe à la TSR en 1984[2].

Selon le Rapport d’activité 1984, tous les domaines de la DICA avaient été particulièrement sollicités cette année-là : « pas moins de 16 films (…) ont été réalisés ou adaptés, dont certains pour le compte de Sociétés nationales de la Croix-Rouge. Quelque 300 copies 16 mm et 350 copies vidéo ont été tirées de ces films »[3]. Lettre du Liban n’est pas mentionné, mais l’espace est cher dans le rapport et, non sans raison, quelques lignes avaient été déjà consacrées au film de Peter Ammann : Plaidoyer pour l’humanité, qui avait mérité une « ‘‘prime à la qualité’’ décernée par le Département fédéral de l’intérieur (Suisse) »[4].

Le moins qu’on puisse dire, c’est que, sans décevoir les attentes de la DICA et avec des moyens limités, John Ash a réussi à réaliser un film de grande qualité qui garde encore aujourd’hui le pouvoir de nous toucher profondément.


[1] C’est nous qui soulignons.
[2] Lettre du Liban. Les archives de la RTS. Disponible à l’adresse : https://www.rts.ch/archives/tv/divers/archives/8096130-lettre-du-liban.html (Consulté le 8 décembre 2019). La publication est reprise à l’identique par le site : notreHistoire.ch (7 novembre 2017) ; disponible à l’adresse : https://notrehistoire.ch/entries/L28LRmqMYKA (Consulté le 8 décembre 2019).
[3] Op. cit., p. 111.
[4] Ibid.