Deuxième partie de l’article : Vous avez du courrier : Lettre du Liban, un film de John Ash, consacré à l’analyse de ce court-métrage produit en 1984 par le CICR. Voir ou revoir la première partie.

Le récit-cadre

Le film s’ouvre sur une longue séquence – trois minutes environ – montrant une voiture qui traverse les ruines de Beyrouth pour enfin atteindre l’immeuble du centre CICR.

Le sentiment de désolation et de perte inspiré par le spectacle des immeubles éventrés est accentué par le choix du réalisateur d’utiliser comme musique de fond le thème de Schéhérazade de Rimski-Korsakov. L’allusion à l’Orient somptueux et luxuriant des Mille et une nuits – bien sûr, tel qu’il est perçu par l’Occident – souligne d’une façon poignante le contraste cruel entre la situation actuelle du pays avec le Liban « perle du Levant » d’avant le conflit, renvoyé par le motif musical à un temps fabuleux, en dehors de l’Histoire et sans possibilité de retour.

Le défilement des ruines est rythmé par l’insertion de quatre gros plans qui montrent l’homme au volant de la voiture progresser dans son parcours. Habilement, son identité « officielle » n’est pas révélée dès sa première apparition, de sorte que le spectateur a le temps de s’identifier avec cet individu anonyme qui traverse ce paysage dévasté.

C’est seulement lors du deuxième gros plan qu’un sous-titre nous apprend qu’il s’agit de « Michel Amiguet, Chef de Délégation au Liban, 1983-1984 », un délégué qui demeure silencieux mais dont on entend les pensées en voix-off [00:02:45-00:03:19] :

« Nous sommes tous fous, ou alors nous sommes là pour quelque chose, pour autre chose. Il y a des moments où la question se pose et la question est là, maintenant, la question est là aujourd’hui : dix ans de guerre, dix ans d’un conflit qu’il n’en finit plus, (…) et puis, plus de vingt factions dans un pays de plus de quelques trois millions d’habitants. (…) Dix ans (…) d’aujourd’hui sans lendemain. »


Lettre du Liban (© CICR / ASH, John / 1984 / V-F-CR-H-00165) : 00:01:41 – 00:03:23

Face à l’énormité de la tâche, aux défis démesurés que la situation impose, en tant que délégué et être humain, le personnage s’interroge et doute pendant que, par le truchement de la voix-off qui fait office de voix intérieure, ses questionnements se répercutent dans la conscience de chaque spectateur que le cadrage convie dans la voiture.

Dans le seul véritable précédent de ce film dans la production de l’institution, The delegates – un court-métrage d’une demi-heure coproduit par Derek Hart et le CICR en 1977 –, le délégué est un homme d’action et de terrain, proche des affrontements et des tirs [1]. John Ash présente huit ans plus tard le « personnage » du délégué comme un individu qui s’interroge sur lui-même et sur l’adéquation de ses principes et actions à la situation réelle. Ce choix apparaît parfaitement légitime justement parce que, lorsque les « aujourd’hui sans lendemain » s’éternisent, c’est la possibilité même d’agir qui est menacée dans ses fondements [2]

La lettre de l’écrit et l’écriture singulière

Quant à la « lettre » du Liban – qui donne son titre au court-métrage –, elle apparaît concrètement à l’écran sous la forme d’une missive qu’Amiguet commence à rédiger une fois que, encore ému et troublé, il a pu atteindre son bureau et qu’il a pu confronter ses réflexions à la lettre – l’écrit – des Conventions de Genève de 1949 [00:04:22-00:04.51] :

« Les auteurs des Conventions ont-ils réellement pensé à tout cela ? ‘‘Un organisme humanitaire impartial tel que le Comité international de la Croix-Rouge pourra offrir ses services aux Parties au conflit.’’ C’est écrit. Mais de façon trop simple, ce mot de ‘‘conflit’’ ne suggère souvent que deux parties opposées. Être un intermédiaire entre deux Parties, cela semble faisable, mais vingt Parties, et plus encore être où ? Et puis avec qui dialoguer ? (…) » [3]

On le voit, le déclenchement de l’écriture est suscité par le sentiment d’insuffisance de la loi écrite vis-à-vis des obstacles que les difficultés de la situation réelle opposent à son application. C’est donc à l’écriture manuscrite et singulière de la lettre – celle d’un individu avec lequel le public peut s’identifier – d’interroger cet écart, cette béance entre l’idéal que les Conventions s’efforcent de faire advenir et les formes variées de la violence réelle à laquelle sont pour l’instant suspendues les vies de nombreuses victimes. Rien qu’au début de septembre 1983, « alors que les combats faisaient rage (…) dans la région de Beyrouth et dans le Chouf », le CICR avait été obligé de réitérer quatre appels demandant le respect du cessez-le-feu conclu et de rappeler « le respect dû à l’emblème de la croix rouge et du croissant rouge, aux ambulances et hôpitaux et, surtout, la nécessité d’épargner la population civile » [4]. Dans ces circonstances, la rédaction de cette lettre ne pourrait pas être plus urgente.

Les questions soulevées par la lettre et leurs répercussions sur la structure du court-métrage feront l’objet de notre troisième partie.

Lire la troisième partie.


[1] Cette vision apparait plus nuancée dans un autre film coproduit la même année par le CICR et la Derek Hart Production : The Red Cross delegate : an account by Jean Hoefliger (un extrait de ce film est disponible sous le titre : [Entretien avec un délégué]). La collaboration de cette société de production privée avec le CICR s’est poursuivie jusqu’en 1980 et a abouti à la réalisation de deux autres courts métrages : Défi africain (1978, tourné au Zimbabwe, au Zaïre, au Zambie et au Botswana) et A question of relief (1980, tourné au Cambodge, en Thaïlande et à la frontière khméro-thaïlandaise).
[2] La figure du délégué intrigue. En attestent, par exemple, plusieurs témoignages de délégués au Liban présentés dans deux volets d’une série consacrée aux Suisses à l’étranger par la Radio Suisse Internationale (CICR, Rapport d’activité 1983, Genève, 1984, p. 107) ; le Portrait d’un délégué réalisé en Israël par la Télévision suisse alémanique » (CICR, Rapport d’activité 1984, Genève, 1985, p. 110).
[3] C’est l’article 3. 2 du Chapitre I des dispositions générales de la Première Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, 12 août 1949, qui est cité. C’est nous qui soulignons.
[4] CICR, Rapport d’activité 1983, op. cit., p. 62.