Avant-propos

Cet article présente la synthèse des informations recueillies dans les archives du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) sur la production de Une voie reste ouverte ! [1], l’un des quatre films réalisés pendant la Seconde Guerre mondiale. Le dépouillement des dossiers d’archives [2] et des publications d’époque [3], le visionnement de l’ensemble des films du fonds 35 mm relatifs à cette période, ainsi que l’analyse plan par plan de ce film ont permis de le rédiger. Conçu à l’origine comme une note interne, ce texte contient de nombreuses notes. Pour permettre une bonne compréhension de l’analyse qui y est présentée, nous avons décidé d’en conserver la majorité.

A noter que seuls les aspects relevant de la cinématographie du CICR sont abordés ici et que ce qui a trait aux activités opérationnelles de l’institution a volontairement été laissé de côté.

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tout au long de ce texte.

Production

Début 1943, le CICR met au concours la production d’un nouveau film présentant ses activités, en particulier celles de l’Agence centrale des prisonniers de guerre. Il sollicite par lettre plusieurs sociétés de production suisses à qui il envoie un dossier regroupant quelques brochures informatives sur son mandat et son action [4].

La société zurichoise Central-Film AG, spécialisée dans le film publicitaire mais qui possède un service chargé des films documentaires, se voit confier la production du nouveau film du CICR [5]. Mi-mars 1943, elle propose au Ciné-Journal suisse de tourner ce film. Le conseil de fondation du Ciné-Journal accepte [6] et attend que lui soit soumis scénario et budget [7]. Central-Film AG en informe Robert Baer de la Division d’Information du CICR [8].

Le choix de Kurt Früh comme réalisateur de ce film n’a rien de surprenant. A la fois proche de Central-Film AG et du Ciné-Journal suisse [9], il a déjà travaillé pour le CICR en 1942, lorsqu’il a repris le projet du Drapeau de l’humanité [10].

Dans le courant de l’été, Kurt Früh, Adolf Forter de Central-Film AG et Robert Baer du CICR travaillent sur le scénario [11] de Une voie reste ouverte ! souvent mentionné sous le titre allemand de Ein Weg bleibt offen ! dans leur correspondance.

Fin septembre, le CICR verse cinq mille francs à Central-Film AG « comme avance pour frais de production du nouveau film » [12].

Le tournage, avec Hans Zickendraht [13] comme cameraman, a vraisemblablement lieu dans le courant de l’automne 1943.

Contenu

Environ deux tiers des images de Une voie reste ouverte ! ont été tournées spécialement pour l’occasion [14]. Comme nous ne disposons ni du plan de montage d’origine, ni d’une liste précise des sources utilisées, cette estimation se base d’une part sur l’analyse du plan de montage établi par nos soins, et d’autre part sur la connaissance du type d’images que le CICR de l’époque fait tourner. Si ce calcul est approximatif, il ne doit pas être très éloigné de la réalité.

Comme ce film présente l’action du CICR en 1943, en particulier celles de l’Agence centrale des prisonniers de guerre, la plupart des images illustre cette activité, fondamentale tout au long de la seconde guerre mondiale.

Déjà abordé dans Le drapeau de l’humanité tourné en 1941, ce thème est repris presque à l’identique dans Une voie reste ouverte ! [15]. Très photogénique, l’immense fichier de l’Agence est filmé sous tous les angles. Tout comme le travail des collaborateurs du CICR et des bénévoles : ouverture du courrier en provenance du monde entier, établissement et classement de fiches, vérification de listes, réponse aux familles, etc.

Image extraite de « Une voie reste ouverte ! » / © CICR / FRUH, Kurt; FORTER, Adolf / 1944 / V-F-CR-H-00041.


En plus des images originales, Une voie reste ouverte ! reprend des extraits d’autres films, en particulier Vier Jahre Krieg coproduit par British News et United News dont une copie se trouve chez Cinégram [16]. Après avoir obtenu l’accord de Fox-Film, société apparemment détentrice des droits [17], Central-Film AG envoie au CICR la liste des séquences disponibles pour autant que celles-ci n’excèdent pas les quatre mètres au total, soit huit secondes [18].

En réalité, et sans qu’il soit possible de déterminer avec précision quelles sont dans le montage final les images issues de Vier Jahre Krieg, il semblerait que celles-ci dépassent largement les huit secondes [19].

Les réalisateurs ont également puisé des images dans au moins un film présentant la vie des prisonniers de guerre dont nous ne connaissons pas l’origine. Origine inconnue aussi pour les séquences extraites d’une bande d’actualités sur la guerre d’Espagne. En revanche, nous connaissons la source des images du bateau Caritas affrété par le CICR. Il s’agit du Ciné-Journal suisse no 159 diffusé en salle fin septembre 1943 [20].

Pour évoquer l’action du CICR dans « un pays où sévit la famine » [21], en l’occurrence la Grèce, et parce qu’il était sans doute impossible d’aller tourner sur place, les réalisateurs insèrent dans le montage plusieurs photos montrant des corps d’enfants déformés par la malnutrition [22].

Par ailleurs, le montage est ponctué d’images montrant un train en marche, symbolisant la seule voie qui reste ouverte [23] et permet au CICR d’accomplir son action. Il est impossible de savoir si ces plans ont été tournés spécialement pour le film, mais à en juger par l’importance qu’ils ont dans le processus narratif, il est vraisemblable que oui. Le commentaire vient souligner la métaphore : « Sans interruption, la chaîne infinie des colis roule tous les jours dans les wagons de chemin de fer qui les conduisent (…) à travers le barrage et les blocus, le long de la seule voie restée ouverte, celle du Comité international de la Croix-Rouge. »

Image extraite de « Une voie reste ouverte ! » / © CICR / FRUH, Kurt; FORTER, Adolf / 1944 / V-F-CR-H-00041.


Une fois le montage achevé, le film doit encore passer l’épreuve de la censure avant d’être présenté au public. Une lettre de Robert Baer à Central-Film AG révèle que Une voie reste ouverte ! « a dû subir quelques modifications avant d’être définitivement accepté par la censure » [24]. Dans la même lettre, Baer réclame à la société productrice « les copies non corrigées (…) qui sont propriété du Comité international de la Croix-Rouge » [25]. Nous n’avons retrouvé aucun document dans les archives nous permettant de savoir si les copies retrouvées dans les archives du CICR et déposées à la Cinémathèque suisse en 1963 sont les versions d’avant la censure ou les versions corrigées.

Distribution

La censure semble avoir été satisfaite des coupes effectuées car fin janvier 1944, la société RKO, « société anonyme d’exploitation de films sonores », informe le CICR qu’elle accepte de distribuer Une voie reste ouverte ! en Suisse [26]. Il est intéressant de noter qu’un documentaire du CICR bénéficie des réseaux de diffusion de la RKO, société d’origine américaine et d’envergure internationale, laquelle distribue à la même époque en Suisse les dessins animés de Walt Disney et certaines grosses productions hollywoodiennes [27]. On peut d’ailleurs imaginer que ce documentaire passait en première partie de programme, avant le film de fiction.
Tout au long de l’année 1944, la RKO informe par courrier le CICR des salles suisses dans lesquelles le film est projeté.

Pour attirer le public dans les salles, la Section Film de la Division d’Information du CICR envoie fin janvier – début février 1944 des invitations aux avant-premières organisées dans plusieurs villes à de nombreux journalistes, les incitant, en les en remerciant par avance, à parler de Une voie reste ouverte ! [28].
On peut ainsi lire dans les colonnes du Journal de Genève daté du 4 février 1944, au lendemain de l’avant-première genevoise, une critique qui se termine par ces mots : « Ce petit film, bref mais explicite, simple, dépourvu de pathos, est une belle chose. Il fut présenté jeudi matin au Cinébref, devant un public d’invités parmi lesquels se trouvaient plusieurs représentants du C.I.C.R., des autorités cantonales et municipales et du corps consulaire. » [29]

En effet, outre les journalistes, le CICR, sous la plume de Martin Bodmer, a envoyé de très nombreuses invitations aux autorités politiques communales, cantonales et fédérales, aux autorités militaires, aux membres du corps diplomatique en poste à Genève et à Berne et aux représentants des milieux économiques et industriels, parmi lesquels de nombreux représentants de l’industrie chimique bâloise [30]. Il est amusant de noter que même adressées à des personnes que l’on peut imaginer très occupées par leurs fonctions respectives, les invitations ne sont envoyées que deux jours avant la projection.

Assez largement distribué dans les villes suisses, Une voie reste ouverte ! a vraisemblablement été vu à l’étranger par le biais des Sociétés nationales, vecteur traditionnel des films CICR. Nous ne connaissons toutefois pas le détail de cette diffusion.

S’effectuant via le Mouvement, donc hors des circuits commerciaux, la diffusion de ce film n’a pas permis à son producteur, la société Central-Film AG, de rentabiliser son investissement. Il en ira de même avec Prisonniers de guerre, autre film du CICR produit par Central-Film AG en 1945. Rien de surprenant donc à ce que, lorsque quelques années plus tard le CICR lui demandera de pouvoir utiliser pour un prochain documentaire (sans doute Inter arma caritas) « quelques scènes du film Une voie reste ouverte !, Central-Film rappelle au CICR « les sacrifices très lourds faits par notre maison pour votre Institution » et propose de mettre à disposition les extraits demandés pour une somme forfaitaire de Fr. 500.- [31].

En guise de conclusion

Les quatre films que le CICR a produit pendant la Seconde Guerre mondiale[32] ont tous pour sujet les prisonniers de guerre, ou plus précisément l’action menée en leur faveur au travers de l’Agence centrale des prisonniers de guerre. Cette exclusivité thématique suffit en elle-même au temps consacré à analyser Une voie reste ouverte !, d’autant que ce film, par son titre-même, témoigne de l’espoir mis par des millions d’hommes et leurs familles dans l’action phare du CICR tout au long de ces cinq années de conflit.

Image extraite de « Une voie reste ouverte ! » / © CICR / FRUH, Kurt; FORTER, Adolf / 1944 / V-F-CR-H-00041.


Cet article doit être considéré comme un état des lieux des connaissances sur le sujet que des recherches futures pourraient certainement compléter, voire remettre en cause. Il doit également être mis en lien avec les articles Prisonnier de guerre… : quand la fiction s’invite dans la filmographie du CICR et Le drapeau de l’humanité : un film à la lumière des archives, publiés sur ce blog.


[1] V-F-CR-H-00041, Une voie reste ouverte !. Il existe également une version allemande : Ein Weg bleibt offen ! et une version anglaise : One way remains open !
[2] Principalement ACICR B G 58, Généralités : affaires opérationnelles 1939-1959. Information. Films-cinéma, ACICR G 17, Films. Film sonore sur l’activité du CICR, septembre 41-janvier 48 et ACICR B AG 062, Film, 1943-1969.
[3] Revue internationale de la Croix-Rouge, no 253, janvier 1940 – no 324, décembre 1945 et Rapport du Comité international de la Croix-Rouge sur son activité pendant la seconde guerre mondiale (1er septembre 1939-30 juin 1947) : Volume II : L’Agence centrale des prisonniers de guerre, Genève, mai 1948.
[4] Il est fait mention de ce concours dans plusieurs correspondances, mais aucune trace n’a été retrouvée dans les archives de la lettre et du dossier informatif envoyés aux sociétés de production.
[5] Gloria-Film AG, une autre société de production zurichoise, ne semble pas satisfaite de la façon dont le concours a été organisé, celui-ci favorisant d’après elle Central-Film AG, ce que le CICR dément catégoriquement. Il semblerait qu’il s’agisse avant tout d’une polémique entre concurrents. B G 58, dossiers Central-Film AG et Gloria-Film AG.
[6] « Le CJS se fera toujours un devoir, en même temps qu’un plaisir de collaborer avec le CICR » écrit alors Paul Ladame, rédacteur en chef du Ciné-Journal suisse. B G 58, lettre du Ciné-journal suisse au CICR du 15 avril 1943.
[7] ACICR B G 58, copie d’une lettre du Ciné-Journal suisse à Central Film AG du 1er avril 1943.
[8] Idem, lettre de Central-Film AG au CICR du 2 avril 1943.
[9] Depuis 1936, Kurt Früh (1915-1979) réalise des courts métrages et des films pour la Central-Film AG à Zurich. En 1940, il devient monteur chef au Ciné-Journal suisse. Il deviendra dès les années 1950 l’un des réalisateurs majeurs du cinéma suisse. Dictionnaire historique de la Suisse, version électronique, http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F11806.php.
[10] V-F-CR-H-00032, Le drapeau de l’humanité.
[11] Aucune trace de celui-ci n’a été retrouvée dans les archives.
[12] ACICR B G 58, note de la Division d’Information du CICR du 29 septembre 1943.
[13] A l’époque, Hans Zickendraht travaille régulièrement pour Central-Film AG, comme cameraman ou comme réalisateur en tant que collaborateur d’Adolf Forter.
[14] D’après une estimation, sur les 13’08 » que dure le film, 9’10 » se composent d’images originales.
[15] « Il y a environ 20 mois qu’était projeté dans les salles cinématographiques Le drapeau de l’humanité, documentaire circonstancié sur les innombrables activités du Comité International de la Croix-Rouge et de l’Agence centrale des prisonniers de guerre. Une voie reste ouverte […] emprunte à peu près le même sujet mais le traite différemment, de façon plus concise et non moins éloquente. » Le Journal de Genève, no 30, vendredi 4 février 1944, p. 4.
[16] Fondé à Genève en 1928 par Alfred et Charles Masset, et Arthur Adrien Porchet, Cinégram est un laboratoire de développement, de tirage de films, de fabrication de titres, un studio industriel et possède même un département de dessins animés. L’introduction de la prise de vue sonore en 1931 et de la couleur en 1938 en fait le premier laboratoire de Suisse. De 1923 à 1936, il est le producteur du premier Ciné-journal suisse.
[17] La correspondance entre Central-Film AG et le CICR ne permet pas de déterminer avec certitude qui de British News, United News et Fox-Film possède les droits de Vier Jahre Krieg. Elle ne permet pas non plus de savoir si et combien le CICR a dû payer pour l’acquisition de ces droits.
[18] ACICR B G 58, lettre de Central-Film AG au CICR du 17 novembre 1943.
[19] D’après une estimation se basant sur la liste transmise au CICR par Central-Film AG, environ 47″ d’images semblent extraites de Vier Jahre Krieg.
[20] V-F-CR-H-000021-A, Eine Rotkreuz-Delegation in den Gefangenenlagern des Ostens [« Caritas » et la visite de Chapuisat en Roumanie].
[21] Ce genre d’ellipse est typique des films du CICR de l’époque. Les pays dans lesquels intervient l’institution ne sont jamais cités nommément.
[22] Ces photos se trouvent dans le fonds des archives phographiques du CICR sous les références V-P-HIST-03302-07A, V-P-HIST-03116-05 et V-P-HIST-02517-01, pour celles qui ont pu être identifiées.
[23] ACICR B G 58, lettre de Robert Baer à Central-Film AG du 7 mars 1944.
[24] Ibid.
[25] Idem, lettre de RKO au CICR du 22 janvier 1944.
[26] RKO Pictures, société de production américaine créée en 1923, est l’un des plus gros producteur hollywoodien des années 1940.
[27] ACICR B G 58, lettres du CICR à la presse suisse.
[28] Le Journal de Genève, no 30, vendredi 4 février 1944, p. 4.
[29] ACICR B G 58, invitations signées par Martin Bodmer et réponses de certains des invités.
[30] Idem, lettre de Central-Film AG au CICR du 9 janvier 1948.
[31] En plus de Une voie reste ouverte !, le CICR produit Le drapeau de l’humanité (V-F-CR-H-00032) en 1942, Un soldat a disparu (V-F-CR-H-00043) en 1944, Prisonnier de guerre… (V-F-CR-H-00042) en 1945.