Environ deux tiers des opérations du CICR se déroulent dans des pays musulmans en proie à des conflits armés. Notre capacité à comprendre les liens et les différences qui existent entre le droit humanitaire international (DIH) et le droit islamique, peut être déterminante pour nos activités et permet d’instaurer des relations de confiance et de respect avec les populations locales. Comment pouvons-nous parvenir à cet objectif de la manière la plus efficace ?
Dans le cadre de la commémoration du 75e anniversaire des Convention de Genève cette année, Ahmed Al-Dawoody, conseiller juridique du CICR pour le droit et la jurisprudence islamiques, examine certains des parallèles possibles entre le DIH et le droit islamique, et met en exergue l’importance cruciale, dans le monde actuel, d’adopter une approche qui intègre ces deux corpus.
Depuis près de trente ans maintenant, le CICR cherche à associer les institutions et les érudits islamiques, ainsi que les chefs religieux et communautaires, aux efforts qu’il déploie pour apporter assistance et protection aux victimes des conflits armés dans ces pays. Le droit islamique est le fondement de l’Islam et l’un des systèmes juridiques les plus anciens qui existent. Il a élaboré des normes détaillées pour réglementer la guerre. Il est donc de la plus haute importance que le CICR – nonobstant ses propres compétences juridiques et organisationnelles –, collabore avec divers types d’experts dans le monde islamique et s’appuie sur leurs connaissances, sur leurs informations au niveau local, sur leur expérience et sur leur expertise pour renforcer le respect du DIH et alléger les souffrances des victimes de conflits armés dans les pays musulmans.
Le rapport « Contenir la violence dans la guerre : les sources d’influence chez le combattant » du CICR montre que pour influencer le comportement, il est plus efficace de combiner le droit et les valeurs qui les sous-tendent que de mettre exclusivement l’accent sur le droit. En d’autres termes, le droit a davantage de poids quand il est relié aux normes et valeurs locales et peut permettre de mieux contenir la violence chez le combattant. C’est pourquoi, dans le contexte de son action en faveur des communautés affectées par les conflits armés et les situations de violence, le CICR s’intéresse aux religions, aux traditions et aux cadres juridiques afin de trouver des principes communs contribuant à protéger et à aider les victimes de ces conflits.
Yosra Nagui Saad, coordinatrice réseau de la délégation du CICR en Somalie, le souligne : « les consultations sur le DIH et le droit islamique en Somalie ont joué un rôle important pour que nos interlocuteurs comprennent le mandat du CICR et les principes du DIH. Ce dialogue permet d’instaurer la confiance et renforce les principes humanitaires communs ».
Intégrer des normes locales pour une action humanitaire efficace
Le DIH est le régime juridique universellement accepté qui vise à alléger les souffrances des victimes de conflits armés. Sa codification a débuté à la fin du XIXe siècle. Toutefois, les principales religions, cultures et traditions juridiques du monde ont, elles aussi, tenté de restreindre et d’humaniser le recours à la force tout au long de l’histoire.
Le droit islamique de la guerre contient un certain nombre de principes et d’interdictions qui peuvent contribuer aux efforts visant à atténuer l’impact des conflits armés contemporains dans les contextes musulmans. Ces principes et interdictions incluent notamment la protection des civils, qui n’est pas sans rapport avec la protection accordée aux civils et non-combattants en vertu du DIH ; le traitement humain des prisonniers de guerre pendant leur captivité ; l’interdiction de détruire volontairement des biens appartenant à l’ennemi et l’environnement naturel ; l’interdiction d’enrôler des enfants ; l’interdiction de séparer les membres d’une famille au cours de conflits armés ; l’interdiction de mutiler ; l’interdiction de piller ou encore l’interdiction de la perfidie.
Ces similitudes frappantes entre les principes qui sous-tendent le DIH et le droit islamique de la guerre montrent que le droit islamique est susceptible de contribuer au renforcement du respect du DIH dans les contextes musulmans en question. Trouver un terrain d’entente revêt une importance pratique immédiate, tout comme le fait de mieux se comprendre, comme le soulignent des collègues en Irak. Ahmed Mehdi, le conseiller politique du CICR à Nassiriyah, en Irak, explique combien « trouver les points communs entre le DIH et les règles islamiques de la guerre a contribué à une meilleure compréhension des principes du DIH tout en constituant un élément central de sa promotion auprès de différents groupes de personnes, en particulier des porteurs d’armes. Cela a été rendu possible notamment grâce à la contribution de personnalités religieuses qui jouent un rôle dans le développement de cette approche. »
La lutte contre la pandémie de COVID-19
La pandémie de COVID-19 a montré que la coordination entre les experts du droit islamique et les experts médicaux et médico-légaux a joué un rôle majeur pour limiter les conséquences de la pandémie. Le CICR a été en première ligne pour aider les experts médico-légaux et les chefs de communautés à relever le défi consistant à inhumer de manière sûre et digne les dépouilles mortelles.
« La délégation régionale du CICR en Indonésie s’est entretenue avec des chefs religieux des principales religions du pays et a organisé plusieurs webinaires sur la gestion des dépouilles mortelles. Ces consultations ont abouti à la mise en place de directives en matière de gestion des dépouilles dans le cadre de la pandémie avec six principales religions : l’Islam, le Christianisme (protestant et catholique), l’Hindouisme, le Bouddhisme et le Confucianisme. »
– Novrioantoni Kaharudin, chargé du programme Affaires mondiales du CICR, Indonésie.
La pratique et l’expérience montrent que soulager les souffrances humaines et faire face aux conséquences humanitaires graves, qui découlent des conflits armés, impliquent une approche multidisciplinaire, inclusive et fondée sur des principes, au sein de laquelle la recherche et les actions humanitaires s’enrichissent mutuellement. La nature complexe et changeante des conflits armés exige que la recherche se concentre sur la réalité du terrain. Les actions et les politiques humanitaires devraient, pour leur part, être guidées par une recherche et une expertise multidisciplinaires spécialisées. Les acteurs humanitaires devraient prendre en compte les différentes perspectives et intégrer les normes locales de prévention et de protection au sein de ce dialogue afin de renforcer le respect du DIH. Mentionnons, par exemple, la sûreté et la sécurité des acteurs humanitaires dans les conflits armés, un enjeu qui reste important dans un grand nombre de ces conflits.
Comme l’explique Antoine Grand, chef de la délégation du CICR à Bamako, au Mali, un dialogue qui tient compte des normes locales en matière de prévention et de protection est nécessaire pour apporter des garanties de sécurité et assurer l’accès à l’aide humanitaire, tout particulièrement dans les régions contrôlées par des groupes armés non étatiques. Selon Antoine Grand, « promouvoir un plus grand respect à l’égard des civils, des prisonniers et des blessés consiste aussi à établir des passerelles entre les Conventions de Genève centrées sur les États et d’autres corpus juridiques. Une profonde compréhension du contexte, des religions, des cultures, des langues et des problématiques sous-jacentes aux conflits en question, est nécessaire. Il s’agit de nous former en tant qu’organisation humanitaire et de faire preuve d’humilité. Arriver à une telle compréhension et construire un vrai dialogue prend du temps et requiert de la patience et de la persévérance, mais reste néanmoins indispensable si nous voulons influencer les comportements pour garantir un meilleur respect du DIH. »
Personnes séparées et disparues
Dans le cadre des efforts qu’il déploie pour renforcer le statut juridique des personnes disparues et pour explorer les solutions possibles en vue d’accroître le soutien aux familles des disparus, le CICR a rencontré les juges des tribunaux de la charia à Amman, en Jordanie, en avril 2024. Les discussions ont porté sur l’échange d’expertise et de bonnes pratiques permettant de soutenir la résilience des familles de personnes disparues.
Au cours des discussions, un objectif partagé par les juges des tribunaux de la charia a émergé et des propositions concrètes ont été formulées pour alléger les souffrances des familles des personnes disparues. Le dialogue juridique, humanitaire et sur les politiques doit se poursuivre tant que les défis humanitaires liés aux conflits armés subsistent.
« La réunion du CICR avec les juges des tribunaux de la charia à Amman manifeste la détermination des deux parties à soulager les souffrances des familles de personnes disparues. »
– Bayan Quteshat, conseillère juridique du CICR, Amman, Jordanie
Se concentrer sur les défis humanitaires dans les conflits armés ainsi que sur les valeurs partagées et la coordination des efforts peut aider à sauver des vies, protéger la dignité humaine et atténuer les souffrances. Nous devons ainsi adopter une approche qui soit à la fois pratique et fondée sur des principes pour atténuer les souffrances humaines si nous souhaitons rester véritablement humains, si ce n’est humanitaires.
Ces exemples témoignent du fait que les principes du DIH sont présents dans d’autres cultures et traditions juridiques à travers l’histoire. Garantir le respect du DIH implique de parvenir à son appropriation commune au niveau mondial, de croire sincèrement à ses objectifs et de s’engager à appliquer et à interpréter le DIH de bonne foi.
Cet article a été initialement publié en anglais le 25 juillet 2024. Il a été traduit par Sarah Glaser, en Master 1 de Traduction spécialisée multilingue de l’Université de Grenoble Alpes, en France.
Voir aussi :
- Cordula Droge, La guerre et ce que nous faisons du droit, 18 mars 2025
- Olivier Ray, Principes passés au crible : les principes humanitaires ont-ils vraiment résisté à l’épreuve du temps ?, 3 septembre 2025



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