Lorsque Christine Farès rejoint le CICR à Beyrouth à l’âge de 19 ans, c’est en tant que secrétaire, tout en poursuivant ses études dans un Liban en guerre. Aujourd’hui, après 44 ans de service, elle est responsable du rétablissement des liens familiaux (RLF) à la délégation de Beyrouth. Christine Farès a récemment été honorée de la médaille des liens familiaux du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge lors de la 34ème Conférence internationale. Cette distinction souligne son engagement indéfectible pour réunir les familles séparées par les conflits, offrir de la dignité aux personnes disparues et renforcer la solidarité au sein du réseau mondial des liens familiaux.
Dans cet entretien, Christine partage les défis et les leçons de sa carrière, tout en nous éclairant sur les actions essentielles du CICR au Liban. Alors que ce pays continue de faire face à des crises complexes, elle explique comment le travail de l’équipe de RLF vient soulager la souffrance des familles affectées et contribuer à maintenir l’espoir.
Pouvez-vous nous expliquer le rôle spécifique du CICR dans le rétablissement des liens familiaux (RLF) au Liban, ainsi que les activités concrètes menées sur le terrain pour reconnecter les familles séparées ?
Le CICR est basé au Liban depuis 1967 où il mène des activités de protection et d’assistance humanitaire aux personnes affectées. Que ce soit à travers les différents conflits armés internes à partir de 1975 ou le conflit armé international entre le Liban et Israël à partir de 1978, le CICR a réussi, au fil des années, à multiplier et diversifier ses activités de protection des liens familiaux. Pour atteindre l’ensemble des communautés, le CICR a établi des bureaux dans toutes les régions du Liban, notamment au nord, au sud et dans la vallée de la Bekaa, ainsi que deux bureaux dans la capitale, Beyrouth, alors divisée en deux.
Dans ce pays dévasté par les guerres, où les enlèvements faisaient malheureusement partie du quotidien, notre mission a été, et demeure, d’enregistrer et de suivre les personnes pour prévenir leur disparition, informer leurs familles de leur sort, réunir et rapatrier les membres de familles séparées, collecter, gérer et transmettre les informations sur les personnes décédées. Depuis 2011, nous œuvrons également à promouvoir et à soutenir l’Etat libanais dans la mise en place de mécanismes visant à élucider le sort des personnes portées disparues durant la guerre civile (1975-1990).
Au cours des années, le CICR a enregistré des milliers de demandes de recherches pour clarifier le sort de ces personnes disparues. Certaines personnes ont été retrouvées dans le cadre de visites en détention, reconnectées avec leur famille grâce aux Messages Croix-Rouge – un outil historique du Mouvement Croix-Rouge de remise en contact des personnes séparées par un conflit armé – et libérées/transférées dans leur région d’origine avec l’aide du CICR. D’autres font malheureusement toujours partie du dossier de recherche des personnes disparues, toujours actif. En 2011, ces recherches ont été relancées avec une évaluation des besoins des familles et une nouvelle méthodologie d’approche. Au total, 3 082 dossiers ont été ouverts et 2 765 échantillons biologiques collectés au sujet de 1 302 personnes disparues.
Avec le déclenchement du conflit syrien en mars 2011 et l’afflux de réfugiés vers le Liban, nous avons intensifié nos efforts pour accompagner les familles syriennes à la recherche de leurs proches disparus en Syrie. Au Liban, nous poursuivons la collecte des demandes, avec 6 426 dossiers enregistrés, dont 5 545 demeurent actifs à ce jour. Parallèlement, nous menons des programmes d’accompagnement pour les familles des disparus, comprenant un suivi annuel, des séances collectives de soutien psychosocial et en santé mentale, ainsi qu’une assistance économique ciblée pour les plus vulnérables.
Les détenus et prisonniers ont toujours été les premiers bénéficiaires des services de RLF. Dès 1975, les visites auprès des détenus aux mains des milices libanaises et palestiniennes, puis, à partir de 1978, des prisonniers sous détention israélienne, ont joué un rôle crucial en leur apportant protection et dignité, tout en les reconnectant avec leurs familles. Souvent, les Messages Croix-Rouge constituaient la première preuve de vie après des mois de silence et de recherches désespérées menées par des familles éprouvées.
Entre 1982 et 2000, des millions de Messages Croix-Rouge ont été échangés entre les détenus des centres de détention israéliens d’Ansar et Khiam au Sud-Liban, et leurs familles. En plus de l’échange de nouvelles, le CICR a organisé des visites familiales, acheminé des colis destinés aux prisonniers et organisé la libération et le rapatriement de milliers de détenus.
Le rapatriement des civils libanais et des dépouilles mortelles depuis Israël a été interrompu à la suite de la fermeture de la frontière israélo-libanaise, conséquence du déclenchement du conflit entre Gaza et Israël en octobre 2023 et des opérations militaires qui s’en sont suivies dans le sud du Liban. Actuellement, nous consolidons les demandes des familles concernant les personnes portées disparues dans le sud, qu’elles soient vivantes ou décédées, afin d’assurer un suivi auprès des autorités israéliennes. Parallèlement, nous menons des évaluations des besoins en RLF dans les centres accueillant des déplacés et apportons notre aide pour gérer et évacuer les dépouilles, afin de prévenir les cas de disparitions. À la demande des autorités, nous contribuons également au transfert des registres de l’état civil des zones bombardées vers des lieux sécurisés, dans le but de protéger les documents d’identité familiale essentiels.
Comment les besoins en matière de protection et de rétablissement des liens familiaux ont-ils évolué ces dernières années au Liban ?
À une époque où ni la téléphonie mobile ni Internet n’existaient, où les routes étaient coupées et les régions isolées les unes des autres, où le service postal était hors service et l’aéroport de Beyrouth fermé, le CICR était la seule organisation humanitaire capable d’accéder à toutes les régions du Liban. Les collègues du terrain franchissaient les lignes de front pour transmettre des nouvelles et apporter du réconfort aux familles.
Aujourd’hui, les frontières géographiques ou militaires ne représentent plus un obstacle insurmontable pour le RLF. Des outils modernes comme le site Family Links, les hubs transrégionaux impliquant le CICR et les Sociétés Nationales, le projet Trace the Face, ainsi que les innovations telles que les Trolley-Chat-Box et d’autres moyens de communication adaptés et diversifiés, ont rendu les services RLF plus rapides, ciblés et efficaces. Ce progrès est renforcé par le réseau RLF national et international de la Croix-Rouge libanaise en pleine expansion, qui développe continuellement des compétences en écoute et en accompagnement.
Si les besoins en RLF restent considérables, l’accès direct aux téléphones mobiles et aux réseaux sociaux a réduit la nécessité d’un intermédiaire pour reconnecter des familles séparées par des frontières ou des hostilités. Nous avons également constaté une diminution de l’utilisation des Messages Croix-Rouge dans certains lieux de détention où les détenus ont désormais accès à des cartes téléphoniques pour communiquer directement avec leurs proches. Par ailleurs, comme dans de nombreux pays où le CICR visite des prisons, le système d’appels vidéo a été introduit, et il est actuellement déployé dans deux prisons au Liban. Une avancée qui aurait été impensable il y a quelques années seulement. Aujourd’hui, l’accès aux personnes touchées par les conflits ou les crises ne se fait plus à dos d’âne ou à vélo, mais s’appuie sur des outils modernes et un réseau RLF en expansion, doté de compétences renforcées et mieux préparé pour relever les défis actuels.
La gestion des bases de données a considérablement simplifié notre travail, en facilitant la collecte, la consolidation et la comparaison des informations. La triangulation des données provenant de plusieurs sources permet désormais de mener des recherches de manière plus rapide et ciblée. Par ailleurs, les avancées en médecine légale, combinées à l’uniformisation des formulaires et des méthodologies, ont joué un rôle crucial dans l’amélioration des processus de recherche et la résolution des cas.
Dans le contexte actuel d’escalade de la violence au Liban, quels sont les enjeux majeurs que vous rencontrez ?
Depuis octobre 2023, et plus particulièrement au cours des trois derniers mois, de nombreuses familles libanaises, réfugiés syriens et migrants économiques ont été contraints de quitter précipitamment leur foyer, voire de faire face à la perte tragique de proches. L’accompagnement offert par le CICR et l’aide fournie, bien qu’essentiels, ne représentent qu’une infime réponse face à l’immensité de leurs besoins.
Dans le contexte actuel, la principale difficulté réside dans l’accès aux personnes affectées, qui expriment avant tout le besoin d’être évacuées vers des lieux plus sûrs, plutôt que de rétablir les liens familiaux. L’évaluation des besoins en matière de RLF a systématiquement été intégrée aux programmes d’assistance dans les refuges et centres d’accueil, mais elle n’a pas constitué une priorité majeure. En revanche, l’évacuation des blessés et des malades, ainsi que la récupération des dépouilles, représentait un défi bien plus complexe en raison de l’intensité des opérations militaires. Ces actions ont nécessité un réel travail de coordination avec la Croix-Rouge libanaise, impliquant des contacts étroits et des autorisations spécifiques.
La question des disparitions demeure un enjeu central. Avec la fin des hostilités et le début des opérations de déblaiement, un nombre croissant de familles devrait se tourner vers le CICR pour obtenir des réponses sur le sort des personnes portées disparues, en particulier celles soupçonnées d’avoir été arrêtées par l’armée israélienne. Au fil des années, le CICR, dans le cadre de son mandat et en tant qu’intermédiaire neutre, a joué un rôle crucial en facilitant des dizaines d’opérations de rapatriement de détenus et de dépouilles mortelles entre Israël et le Liban.
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