Le 17 juillet 1936, le général Franco lance l’offensive contre la République. Pendant trois ans, le pays plonge dans une atroce guerre civile, opposant les forces dites nationalistes au camp des républicains. Une poignée de délégués du CICR, menée par le Dr Marcel Junod, est déployée en Espagne. Retour sur leur action.

Le CICR n’avait pourtant pas de base juridique pour intervenir, les Conventions de Genève s’appliquant uniquement dans le cadre de conflits armés internationaux. L’institution pouvait néanmoins invoquer la résolution XIV de la Xème Conférence internationale de la Croix-Rouge de 1921, qui l’autorise à offrir ses services aux parties à un conflit interne. Celles-ci n’ont néanmoins aucune obligation à les accepter. Il faudra donc négocier…

Le Dr Junod, chef négociateur pour le CICR

Tout juste rentré d’une mission en Abyssinie, le Dr Marcel Junod est envoyé en Espagne comme négociateur en chef. Pari réussi : les 3 puis 15 septembre 1936, il parvient à conclure deux accords, l’un avec les représentants républicains, l’autre avec les nationalistes. Le CICR parviendra tout au long de la guerre à maintenir des relations à haut niveau – parfois houleuses – avec les deux camps, et à s’établir de part et d’autre du front – à Madrid, Barcelone, Valence, Bilbao et Santander, du côté républicain ; à Burgos et Saint-Sebastien, dans la zone contrôlée par les nationalistes. Son action se déploiera également en concours avec la Croix-Rouge espagnole.

Barcelone. Les délégués du CICR Dr Junod et Dr Marti, avec des membres de la Croix-Rouge espagnole devant une ambulance

Prises d’otages, exécutions sommaires et cycles de réprésailles, bombardements de villes – la tâche qui attend les délégués est immense, avec une faible marge de manœuvre. Au total, une quinzaine de délégués seront déployés tout au long de la guerre civile. Le CICR est encore de taille modeste à l’époque ; tous les délégués, sauf Marcel Junod, sont en première mission. L’ouvrage du Dr Junod, le Troisième Combattant, rend admirablement compte des efforts acharnés de l’équipe pour sauver quelques vies du brasier.

Le défi des échanges d’otages et de détenus

L’une des grandes préoccupations de Marcel Junod concerne les captifs. Sans succès, il tente de négocier des protocoles d’échanges. Le CICR parviendra néanmoins, mais difficilement, à réaliser quelques opérations, comme l’évacuation de 130 femmes et jeunes filles de la haute aristocratie détenues à Bilbao, en échange de 40 enfants basques d’une colonie de vacances et de quelques femmes condamnées à mort à Saint-Sébastien. Le camp franquiste s’avère le plus rétif dans ces négociations interminables.

Evacuation de la Colonie de la Guarda par la Marine britannique en route pour St. Jean de Luz.

Le CICR et les évacuations d’enfants pendant la guerre d’Espagne

Ces actions demeurent bien entendu insuffisantes, et le CICR est conscient du grand nombre de détenus, de part et d’autre, qui croupissent dans des conditions difficiles : « Du fond de ces cachots où tant d’hommes vivent, séparés du monde, nous parviennent d’atroces révélations, d’épouvantables plaintes. Que faire ? Nous n’avons ni mandat, ni droit d’intervention. » se désole Marcel Junod.

Mais pied par pied, le CICR négocie un accès aux lieux de détention. Cela ne se fera néanmoins pas toujours selon les modalités de l’institution, notamment la possibilité de s’entretenir avec des détenus sans témoins. Mais sur l’ensemble de la guerre civile, les délégués du CICR parviendront à visiter 75 lieux de détention et à assister plus de 78 600 détenus. Ces visites sont aussi l’occasion de distribuer et collecter des messages Croix-Rouge.

Lamanère. Recensement des détenus.

5 millions de fiches Croix-Rouge

Des pages et des pages du Troisième combattant sont consacrées à ce travail minutieux de recherche de personnes portées disparues, et à la remise en contact des familles séparées :

« Vous avez quelqu’un là-bas, de l’autre côté de la ligne. Et vous ne savez pas s’il est vivant.
J’ai compris depuis bien longtemps que cette angoisse est la torture la plus désespérante. J’ai vu trop de mains tremblantes se tendre vers de carré de papier que nous avons pu faire circuler entre les deux camps : la fiche Croix-Rouge ».

Anecdote, parmi ces fiches, se trouve celle d’Arthur Koestler, immense écrivain, alors journaliste. Il est condamné à mort par les nationalistes. Il aura finalement vie sauve, échangé avec l’épouse d’un aviateur franquiste.

Mais d’innombrables familles, de tous les camps, unies dans une même angoisse, frappent à la porte des bureaux du CICR dans l’espoir d’obtenir des nouvelles de leurs proches. Pendant toute la guerre, grâce à la coordination entre les délégués dépêchés auprès des différents camps, des visites des lieux de détention, les demandes répétées auprès des autorités, le CICR échangera cinq millions de fiches. « Cinq millions de fois, la Croix-Rouge accomplit ce miracle : rendre un peu d’espoir ou briser une incertitude » écrit Marcel Junod.

Un appel, impuissant, contre les bombardements aériens

La guerre d’Espagne préfigure malheureusement la terrible guerre aérienne de la Deuxième guerre mondiale. Et il n’y a pas que la ville de Guernica, dont le sort tragique fut immortalisé par Picasso. Alicante, Barcelone, Bilbao, Durango, Jaen, Madrid, Valence… la liste des villes frappées est trop longue.

Bombardement de Madrid. Bombes incendiaires.

En septembre 1937, face à l’âpreté du siège et des bombardements de Madrid, le CICR lance une opération complexe d’évacuation de 2500 civils, soutenue par la Croix-Rouge suisse. Une fois arrivés à Valence, des navires français et britanniques les achemineront jusqu’à Marseille. Mais de telles opérations sous les auspices du CICR, longues, complexes, sont l’exception. Les délégués du CICR seront surtout les spectateurs impuissants de la puissance de feu et de terreur venue du ciel.

En 1938, le Dr Junod est alors à Barcelone, où s’est retranché le camp républicain : « Aux horreurs de la famine, des arrestations, du désespoir de tout un peuple, s’ajoutent celles de la guerre aérienne. La capitale de la Catalogne est particulièrement visée. Les bombes tombent au hasard des maisons et des rues »

Le 15 février 1938, le CICR lance un vibrant appel aux deux parties concernant ces bombardements aériens :
Le CICR « les conjure de s’employer de tout leur pouvoir à supprimer – comme il l’a toujours demandé – tout bombardement frappant la population civile des localités à l’arrière, ainsi que tout bombardement de localités qui ne constituent pas des objectifs strictement militaires. Les conséquences tragiques de la guerre aérienne seraient ainsi atténuées. Le Comité international de la Croix-Rouge demande instamment aux parties d’examiner d’urgence la possibilité de prendre à ces fins un engagement réciproque ».

Appel sans réponse. Les bombardements continueront, jusqu’à la fin de la guerre début 1939. Les historiens estiment aujourd’hui que le conflit a fait plus de 500 000 victimes. On compte encore d’innombrables disparus, estimés à plus de 100 000 personnes.

Marcel Junod, lui, verra avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, le cortège funèbre de la guerre civile espagnole se poursuivre : « Tout cela sera dépassé demain, décuplé, centuplé ».

Pour aller plus loin

La guerre d’Espagne (1936-1939): déploiement et action du CICR en images – Cross-Files | ICRC Archives, audiovisual and library | Cross-Files | ICRC Archives, audiovisual and library

Le troisième combattant de Marcel Junod | Comité International de la Croix-Rouge (icrc.org)