Une légère brise souffle ce matin de novembre 2020 dans la zone d’attente où patiente un groupe de demandeurs d’asiles. Certains sont assis sur des chaises en plastique, d’autres se serrent contre leurs proches. Chacun attend son tour. Au gré de l’appel, hommes, femmes et enfants disparaissent derrière une porte. Leur avenir se joue ici.
Jawed est assis, dos au mur. Pour lui aussi, c’est ce matin-là que son avenir va se décider. Quelques heures plus tôt, on l’avait conduit jusqu’ici avec d’autres migrants afin qu’ils s’entretiennent avec les autorités en charge de l’asile. Certains visages lui sont familiers. Ils viennent d’Afghanistan, de Syrie, de République démocratique du Congo, de Somalie et d’autres pays, encore plus éloignés. Tous se sont retrouvés au cœur de la mer Egée, sur une petite île grecque : Lesbos.
Durant cette attente, Jawed se remémore le passé, de son enfance à ses derniers mois d’exil. Il a grandi dans la province montagneuse et verdoyante de Baghlan, située au carrefour des trois grandes villes afghanes : Kaboul, Kunduz et Mazar-i-Sharif. Avec une population mixte où vivent différentes communautés, la région est devenue, au cours des dernières années, un lieu où les conflits ont trouvé un terreau fertile et où les affrontements violents entre forces gouvernementales et forces d’opposition sont devenus quasi-quotidiens.
Pendant qu’il étudiait l’ingénierie dans le nord, à Mazar-i-Sharif, la guerre qui se déroulait initialement dans le sud et l’est du pays, se rapprochait de sa province natale. Dans certains endroits, les frappes aériennes, les raids nocturnes, les enlèvements et les attentats à la bombe ont rendu le quotidien des habitants impossible. De surcroît, les menaces et les attaques meurtrières à l’égard de la communauté de Jawed s’intensifiaient.
Fin 2018, après une année d’une extrême violence, Jawed, sa tante et sa sœur décident de rassembler leurs économies pour préparer un départ du pays. En janvier 2019, ils débutent un voyage éreintant de deux mois jusqu’aux portes de l’Europe. Il leur faudra six mois supplémentaires pour atteindre, au péril de leur vie, la frontière européenne.
En foulant pour la première fois le sol de la petite île grecque, Jawed se sent soulagé d’avoir survécu et espère maintenant qu’ils seront autorisés à se rendre en Autriche, là où sa tante a de la famille en mesure de les aider à débuter une nouvelle vie. Pour ce faire, ils déposent une demande de regroupement familial auprès des autorités puis sont amenés dans le camp de Moria, le plus grand centre de demandeurs d’asile en Europe.
L’attente
Quatre long mois s’écoulent sans que leur demande n’avance. Jusqu’au jour où ils obtiennent enfin une date de rendez-vous. Ce sera en mars 2020. Ailleurs dans le monde, à ce moment-là, on commence à se questionner sur un nouveau virus dont tout le monde parle mais que personne ne connait : le Covid-19. En Grèce, à cette période, les premiers cas positifs commencent à être identifiés. Puis, progressivement, tout le pays est verrouillé. Les entretiens de demandes d’asile sont brusquement mis en suspens.
« Quand on a appris que notre entretien avait été annulé, cela a été un réel choc. Ils nous ont aussi dit qu’il était peu probable d’en obtenir un autre avant la fin de l’année » déclare Jawed à un délégué du CICR en novembre 2020. « L’attente, l’incertitude, c’est très stressant. Nous nous sentions coincés, sans pouvoir nous projeter dans notre avenir. Ma sœur et ma tante étaient de plus en plus tristes. Pendant ce temps, même si je m’inquiétais pour mon avenir, je m’inquiétais surtout pour le reste de ma famille restée en Afghanistan, notamment pour ma mère. Pendant le premier confinement, j’ai perdu contact avec ma famille pendant plusieurs semaines. Je ne savais pas comment ils allaient mais je savais que si quelqu’un tombait malade, il ne pourrait pas être soigné correctement. A Baghlan, il n’y a pratiquement pas de médecins. J’étais totalement terrifié à l’idée que ma mère attrape ce virus. »
Cinq lits d’hôpitaux et trois médecins pour 10 000 habitants
L’inquiétude de Jawed s’entend parfaitement. Des années de conflit et d’instabilité ont fragilisé l’ensemble du système de santé afghan, aujourd’hui confronté à une grave pénurie de personnel. En Afghanistan, il y a en moyenne cinq lits d’hôpitaux et trois médecins pour 10 000 habitants. La plupart d’entre eux se trouvent dans les villes. En avril 2020, une enquête du ministère de la santé révèle qu’il n’y a que 300 respirateurs dans tout le pays pour une population d’un peu moins de 40 millions d’habitants. Le virus transportait avec lui le risque de voir les inégalités d’accès aux soins se renforcer.
« Finalement, j’ai fini par apprendre que ma famille avait été jusqu’alors épargnée. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point j’étais soulagé » explique Jawed, avant de poursuivre : « Puis, il y a eu d’autres bonnes nouvelles. J’avais une nouvelle date d’entretien ! »
La joie fut de courte durée puisque peu de temps après cette nouvelle, un premier cas de Covid-19 est détecté dans le camp de Moria. En réaction, le camp a été complètement fermé en septembre. Avant cela, environ 120 résidents pouvaient quitter le camp chaque jour pour bénéficier de soins médicaux urgents ou pour les demandes d’asile.
« Moria était devenu un peu comme une prison, dans laquelle le virus circule et où tout le monde vit dans une grande promiscuité. Faute de possibilité de garder les distances, le virus s’est rapidement propagé. La panique se propageait à la même vitesse que le virus : vite. Puis, un grand incendie a éclaté à Moria. En l’espace d’une nuit, le camp est parti en fumée. C’était la pagaille, nous étions des milliers à nous retrouver sans abri après avoir été dans un camp où le virus avait circulé activement. Pour couronner le tout : mon entretien a été à nouveau annulé. »
Après l’incendie, les plus vulnérables parmi les vulnérables, à savoir les personnes âgées, les malades ou les mineurs non-accompagnés, ont été conduits sur le continent. Pour les autres, de nouvelles restrictions et réductions de mouvements ont vu le jour. Dans les camps comme dans les centres de détention, les tentatives pour endiguer la propagation du virus a renforcé l’isolement des personnes qui y vivent. Elles ont été privées des services disponibles uniquement en dehors des camps, c’est-à-dire, les services sociaux, les conseils juridiques, le soutien administratif. Cette situation, combinée à la suspension partielle des procédures judiciaires et d’asile a conduit à un sentiment d’isolement fort chez les migrants.
Limiter la vulnérabilité plutôt que de renforcer l’isolement
Que ce soit à Moria, à Al-Hol en Syrie à Cox’s Bazar au Bangladesh ou encore dans d’autres grands camps et centres de détention pour migrants, les tentatives pour endiguer la propagation du virus dans ces espaces où la promiscuité est de mise, ont été vaines. Une alternative à l’isolement aurait été de décongestionner ces lieux et de déplacer les personnes vulnérables vers des structures de soins appropriées, dans une mesure bien plus importante que ce qui a été tenté à Moria. Concernant les migrants qui vivent en dehors des camps, ils auraient dû avoir accès aux mêmes soins que tout un chacun, en étant soumis aux mêmes mesures de confinement.
Décongestionner plutôt que de verrouiller aurait été conforme aux orientations faisant autorité, telles que celles publiées par le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, qui n’a trouvé aucune preuve que le verouillage des camps de migrants serait le moyen le plus efficace d’empêcher la propagation de maladies contagieuses à l’intérieur ou de protéger la population vivant à l’extérieur du camp. Cela aurait également été conforme au Pacte mondial pour les migrations, que 152 pays ont signé en 2018, s’engageant « à privilégier les alternatives non-privatives de liberté conformes au droit international, et à adopter une approche fondée sur les droits de l’homme pour toute détention de migrants, en n’utilisant la détention qu’en dernier recours. » Plusieurs pays ont expérimenté de telles approches progressistes au cours de l’année 2020 et ont suspendu les arrestations de personnes sans statut valide, libéré un nombre important de migrants de la détention ou prolongé tacitement les permis de séjour au-delà de leur date d’expiration pour la durée de la pandémie. C’est, dans l’ensemble, ce que les experts en matière de migration avaient recommandé au début de la pandémie.
En matière de droit et de politique, le CICR recommande que la détention des migrants ne soit utilisée qu’en dernier recours : la liberté devrait être la norme et lorsque des motifs individuels justifient la détention, les alternatives à la détention devraient être envisagées en premier lieu. Avec la pandémie de Covid-19, le CICR a pu constater que les autorités gouvernementales de nombreux pays – des directeurs de prison aux fonctionnaires de niveau ministériel – ont montré un intérêt accru pour reconsidérer la détention des migrants. De nombreux gouvernements ont également reconsidéré la possibilité de commencer à intégrer des dispositifs d’aide sociale aux migrants dans les systèmes de santé et de protection sociale.
Lesbos, synonyme d’attente pour Jawed
Retour à l’île de Lesbos, ce jour de novembre 2020. Jawed a enfin eu son entretien. « Ca s’est bien passé je crois » dit-il après un moment. « Ils ont confirmé mon identité et m’ont posé des questions sur ma famille, sur les menaces auxquelles nous étions confrontés. Ils m’ont demandé si j’avais servi dans l’armée, pourquoi j’avais quitté mon pays, pourquoi je ne souhaitais pas y retourner, etc. J’ai répondu à toutes les questions avec sincérité. Ils ont pris des notes. Ils ne m’ont pas dit si ma demande avait des chances d’aboutir ou non. L’attente du verdict va être stressante. L’idée d’être refoulé m’empêche de dormir la nuit. Mais j’essaie de garder espoir et de soutenir de mon mieux ma sœur et ma tante. »
« Nous avons survécu à des années de guerre, un quasi-naufrage pour atteindre Lesbos et maintenant à une pandémie mondiale alors que nous sommes enfermés dans un camp. »
Les migrants demeurent parmi les populations les plus vulnérables qui soient, qu’ils soient dans des camps, des centres de détention ou isolés en zones urbaines. Quelles que soient les raisons qui les poussent à quitter leur foyer – conflit armé, violence, persécution, violations des droits de l’homme ou pauvreté – en l’absence de statut juridique, les migrants manquent souvent d’un toit et d’un accès aux soins de santé et aux autres services publics. Ils vivent dans la crainte d’être arrêtés et expulsés, disposent de peu de ressources, se retrouvent souvent exploités. En outre, en tant qu’étrangers, ils sont des cibles faciles de préjugés et de xénophobie, une réalité que le Covid-19 n’a fait qu’exacerber. Ils sont souvent accusés de propager le virus. Les gouvernements doivent prendre tout mettre en oeuvre pour protéger la santé publique sans oublier celle des migrants, demandeurs d’asile et réfugiés compris. Les traiter avec Humanité plutôt qu’à travers le seul prisme de la sécurité serait un pas de plus vers la protection globale contre le virus.
Ce témoignage est extrait du rapport publié en avril 2021 « Comme si la guerre ne suffisait pas », publié en anglais. D’autres témoignages comme celui de Jawed, recueillis en Irak, aux Philippines, au Nigéria, au Yémen, en République centrafricaine, en Colombie ou encore l’Azerbaïdjan sont à retrouver dans le rapport complet ici.
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