Chaque année, le 6 novembre marque la Journée internationale pour la prévention de l’exploitation de l’environnement en temps de guerre et de conflit armé, une initiative essentielle adoptée par l’ONU en 2001 pour sensibiliser aux ravages insidieux que subissent les écosystèmes lors des conflits.
Si la guerre est souvent, et à juste titre, associée à d’immenses pertes humaines et destructions matérielles, elle engendre également des dommages profonds et durables sur la biodiversité. Dans le contexte actuel où les crises géopolitiques et écologiques s’intensifient, cette journée rappelle l’importance de préserver notre planète même au cœur de l’adversité.
Quelles obligations juridiques liées à l’environnement s’imposent aux parties en conflit ? Et comment peuvent-elles agir pour limiter l’impact environnemental de leurs opérations militaires ? Nous explorons ces questions avec l’expertise de Marie-Ange Schellekens Gaiffe, chercheuse en droit de l’environnement à l’Université de La Rochelle, spécialisée en prévention des conflits et en sécurité environnementale.
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Conflits armés : un désastre silencieux pour l’environnement
Les fondements juridiques de la protection environnementale en temps de conflit
Depuis plusieurs décennies, la communauté internationale s’inquiète de l’impact dévastateur des conflits armés sur l’environnement naturel. Face à la menace écologique, les États ont renforcé le cadre juridique international visant à limiter ces dommages. Cette mobilisation a abouti à l’expansion de plusieurs branches du droit international.
D’abord, le droit international humanitaire (DIH), qui régit les conflits armés, a été révisé pour inclure des règles qui protègent des atteintes aux ressources naturelles. Le Protocole I additionnel aux Conventions de Genève (1977) a introduit des restrictions claires sur les moyens et méthodes de guerre, interdisant des actions qui causeraient des dommages « étendus, durables et graves » à l’environnement naturel. Il interdit également les attaques contre l’environnement à titre de représailles. Par ailleurs, la Convention ENMOD de 1976 interdit d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou à toutes autres fins hostiles.
Parallèlement, le droit international de l’environnement est devenu un pilier fondamental pour imposer des normes de protection écologique, même en temps de guerre. Le droit international des droits de l’homme, le droit pénal international et le droit de la mer ont également évolué pour incorporer des dispositions visant la préservation des écosystèmes et la protection des populations dépendantes de ces ressources naturelles.
Ces cadres juridiques visent à renforcer la responsabilité des États et des acteurs non étatiques et à créer un socle juridique universel pour assurer une protection effective de l’environnement dans des contextes de guerre. Ces développements reflètent une volonté internationale de faire de la préservation de l’environnement une priorité.
Éclairage scientifique sur le droit international
Selon Marie-Ange Schellekens Gaiffe, l’imprécision de certaines dispositions des conventions existantes complique leur application, telles que les critères « étendus, durables et graves » qui caractérisent les dommages infligés à l’environnement naturel. La chercheuse propose d’utiliser les avancées scientifiques des dernières décennies, notamment dans la compréhension des écosystèmes, comme outils d’interprétation précis du droit existant. Par exemple, en intégrant des concepts scientifiques tels que le « point de rupture d’un écosystème », il serait possible de créer des références claires qui permettraient de mieux évaluer les impacts environnementaux des conflits.
Elle considère que cette approche pourrait rendre les conventions plus opérationnelles, tout en respectant leur nature diplomatique et en fournissant aux États des critères concrets sur lesquels s’appuyer lors de l’évaluation des dommages environnementaux.
Concilier la protection de l’environnement avec les opérations militaires
La protection de l’environnement en temps de conflit est souvent perçue comme une contrainte face aux impératifs militaires. Pourtant, en intégrant des considérations environnementales dès les premières étapes de la planification militaire, les forces armées peuvent non seulement minimiser les impacts néfastes sur la nature, mais aussi créer des conditions propices à une résolution durable des conflits. Marie-Ange Schellekens Gaiffe souligne que ces deux concepts sont “souvent opposés, mais pas complètement antinomiques” et propose des pistes concrètes pour concilier les exigences opérationnelles avec la nécessité de protéger l’environnement.
Formation des forces armées
La sensibilisation des militaires aux enjeux environnementaux et au cadre juridique existant est primordiale. Cette approche est soutenue par les Directives sur la protection de l’environnement naturel en période de conflit armé du CICR. Elles recommandent de diffuser les règles du DIH protégeant l’environnement naturel et de les intégrer « dans la doctrine, l’instruction, la formation et les systèmes disciplinaires » des forces armées. La formation des militaires à ces normes favorise à la fois la conformité légale et aussi l’émergence d’une culture universelle de respect du DIH et de l’environnement.
Selon Marie-Ange Schellekens Gaiffe, il est également essentiel de présenter la protection de l’environnement non seulement comme une obligation juridique, mais aussi comme un critère déterminant pour la conduite des opérations militaires qui dépendent intrinsèquement de la stabilité des conditions environnementales. Elle souligne que « l’enjeu pour les forces armées est de préserver l’environnement tout en maintenant des capacités opérationnelles permettant d’obtenir un avantage militaire au cours de la conduite des hostilités. C’est cet équilibre qui est souvent difficile à trouver et l’analyse stratégique se fait souvent au détriment de l’environnement.»
Démilitarisation des espaces naturels fragiles
Le CICR recommande de désigner des zones particulièrement importantes ou fragiles sur le plan environnemental en tant que zones démilitarisées. Cette approche favorise la protection des écosystèmes vulnérables durant les conflits et permet de créer des refuges pour la biodiversité. Ces zones pourraient inclure des parcs naturels, des réserves naturelles et des habitats d’espèces menacées, où toute action militaire ainsi que la présence de forces armées et de matériel militaire seraient strictement interdites.
La mise en place de telles zones pourrait être anticipée en temps de paix, permettant aux États et aux communautés locales d’établir des mesures de protection avant qu’un conflit n’éclate. Cette désignation pourrait également intervenir après le début des combats, lorsque la prise de conscience des impacts environnementaux impose une action urgente.
Anticipation de l’impact environnemental à l’aide des technologies
Les technologies contemporaines, comme les simulations numériques basées sur des agents, constituent un atout majeur pour mieux appréhender l’impact environnemental des actions militaires. Ces outils permettent de modéliser de manière dynamique les interactions entre divers facteurs écologiques et les décisions militaires, et ainsi d’offrir une vision précise des conséquences potentielles sur l’environnement local. En recourant systématiquement à ces simulations, les forces armées peuvent prendre des décisions éclairées, en pesant soigneusement les coûts environnementaux contre les avantages stratégiques d’une opération.
Parallèlement, l’utilisation de technologies de surveillance, telles que les satellites et les drones, permet une évaluation en temps réel des zones de conflit. Ces outils fournissent des données essentielles sur l’état des écosystèmes et permettent de documenter les dommages causés par les opérations militaires presque instantanément. Comme le souligne Marie-Ange Schellekens Gaiffe, « la connaissance est la base de la protection » ; une compréhension approfondie des impacts environnementaux aide non seulement à limiter les dégâts, mais aussi à élaborer des stratégies militaires qui prennent en compte la durabilité écologique.
Intégration de clauses environnementales dans les accords de paix
Seulement 10 % des accords de paix conclus entre 1990 et 2022 comprenaient des clauses relatives à la protection de l’environnement (PeaceRep). Marie-Ange Schellekens Gaiffe souligne l’exemple positif de l’accord de paix en Colombie où des dispositions spécifiques concernaient notamment la protection des écosystèmes sensibles ou la création de mécanismes de gestion durable des ressources naturelles. L’introduction de telles clauses permet de prévenir l’émergence de nouveaux conflits et de favoriser la réconciliation et la reconstruction sociale. Elle insiste aussi sur le suivi de la mise en œuvre de ces dispositions pour qu’elles soient effectivement appliquées.
Gestion inclusive des ressources naturelles
Lors des négociations de paix, l’inclusion des groupes traditionnellement liés à l’environnement, tels que les communautés autochtones, se révèle cruciale pour construire une paix durable. Marie-Ange Schellekens Gaiffe fait remarquer que ces groupes ayant une grande proximité avec l’environnement ont des pratiques culturelles locales qui peuvent stabiliser et préserver la paix de manière durable. Pourtant, elle observe qu’au niveau étatique, cette approche reste souvent négligée dans les accords de paix. « Les communautés locales y sont souvent considérées comme des bénéficiaires de l’aide, plutôt que comme des acteurs de leur propre développement » ajoute-t-elle.
Évaluation environnementale après-guerre
Une évaluation rapide et méthodologique des dommages environnementaux à la fin des hostilités est primordiale pour orienter les efforts de restauration. Cette évaluation doit bénéficier de moyens suffisants pour que les résultats soient représentatifs et doit également s’appuyer sur des connaissances solides liées à la situation environnementale préexistante. La chercheuse Marie-Ange Schellekens Gaiffe estime que ces connaissances « font souvent défaut alors que cette lacune serait facile à combler ». Une meilleure compréhension du patrimoine environnemental et du fonctionnement des écosystèmes locaux en temps de paix permettrait de limiter les destructions potentielles en temps de guerre et d’établir une base solide pour la restauration.
Cette évaluation doit être effectuée rapidement pour répondre aux attentes des populations désireuses de retrouver leurs terres, même polluées, et de reprendre des activités économiques souvent dépendantes des ressources naturelles locales. C’est en ce sens qu’il est « important de restaurer rapidement les services environnementaux et les organismes de protection de la nature pour éviter l’émergence de nouveaux comportements néfastes pour l’environnement dans la période post-conflit », explique-t-elle.
Marie-Ange Schellekens Gaiffe insiste aussi sur l’importance d’une gestion adaptée du retour des réfugiés à l’issue du conflit pour éviter une pression excessive sur les écosystèmes, particulièrement dans les zones urbaines, où les besoins en matériaux pour la reconstruction sont élevés, et dans les zones rurales, où l’utilisation des sols peut rapidement devenir excessive. À titre d’exemple, le rapport du PNUE sur le retour de 2 millions de réfugiés afghans en 2002 illustre bien les défis environnementaux liés aux déplacements de populations après un conflit.
En somme, la protection de l’environnement en temps de conflit nécessite une approche multidimensionnelle, intégrant des mesures juridiques, étatiques et militaires. Comme le souligne Marie-Ange Schellekens Gaiffe, « une perspective positive pour la reconstruction peut inciter à concevoir une nouvelle société plus respectueuse de l’environnement », offrant ainsi une voie vers une paix durable même après les conflits.
Pour aller plus loin
Le CICR a publié en 2020 un document de référence intitulé « Directives sur la protection de l’environnement naturel en période de conflit armé« . Ce guide propose un ensemble de pratiques et de normes à suivre pour limiter les dommages environnementaux dans les zones de conflit, en consolidant et interprétant les règles existantes en droit international humanitaire. Ces recommandations sont destinées aux États, aux forces armées, aux groupes armés non étatiques et aux autres acteurs concernés.
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