Troisième partie de l’article: Vous avez du courrier : Lettre du Liban, un film de John Ash, consacré à l’analyse de ce court-métrage produit en 1984 par le CICR. Voir ou revoir la première et la deuxième partie.
Le récit enchâssé : à la recherche des critères
Une question se présente à l’esprit de Michel Amiguet [00:05:04-00:05:14] :
« Devant un tel caléidoscope de conflits, il nous faut de bons critères, enfin des critères qui nous permettent de passer, des critères qui fondent la confiance que chaque partie peut avoir en nous. »
À peine ces paroles sont-elles prononcées que la scène bascule déjà du bureau du délégué aux rues de Beyrouth où s’enfonce, en klaxonnant, une ambulance. Peu avant, un gros plan de la carte géographique du Liban suspendue à un mur de la pièce [00:04:55] avait offert une fugitive vision d’ensemble de ce territoire dont on ne verra dorénavant que la division et les déchirements.
Car la recherche des critères sur laquelle le délégué insiste tant, quête indispensable pour échapper à l’immobilisme et pour assurer le bon déroulement des négociations, se fera et se donnera à voir grâce aux images qui documentent les actions – tant ordinaires qu’extraordinaires – du CICR sur le terrain et qui constituent la partie centrale et la plus longue du film. Quant au bureau du délégué et sa lettre, ils ne réapparaîtront que quelques minutes avant la fin du court-métrage, lorsqu’Amiguet, instruit par les enseignements des événement narrés comme s’ils avaient défilé dans sa propre mémoire, était maintenant à même d’y puiser les bonnes réponses.
À noter que, déjà dans cette première transition, il est possible d’apprécier l’une des marques de fabrique de Ash dans cette œuvre, c’est-à-dire sa décision de cacher la machinerie du montage et d’ancrer le reportage « naturellement » dans le quotidien des employés du CICR et des habitants du pays. L’affichage à l’écran de la carte géographique du lieu où se déroulent les événements est un procédé commun aux émissions d’actualités comme le journal télévisé – tout comme à bon nombre de reportages CICR –, mais ici, ce n’est pas le plan fixe d’un dessin à grandeur d’écran qui est proposée aux yeux du spectateur, mais la « vraie » carte géographique qui se trouve dans le bureau d’Amiguet [1]. Dans les deux cas, l’information est la même, mais, dans le choix de Ash, c’est un « effet de réel » qui se produit.
Si le spectateur est en mesure de percevoir la suite d’actions et d’opérations entreprises en 1983 par le CICR au Liban, documentées par le film comme un seul long récit enchâssé, c’est que des précautions ont été prises pour que cette succession d’épisodes autonomes puisse être appréhendée comme un ensemble suivi.
L’élément unificateur le plus significatif consiste sans doute dans l’instance narrative en voix-off assumée par une voix de femme qui, du début à la fin, présente et explique les événements qui défilent à l’écran pour s’interrompre uniquement lorsque le réalisateur laisse les témoins protagonistes des événements narrés s’exprimer directement. Seule voix qui n’a pas de corps, elle incarne le point de vue officiel du CICR – à travers les yeux de Ash bien sûr –, elle en illustre les principes. Ses premiers mots, qui commentent l’examen médical de l’homme mortellement blessé amené à l’hôpital par l’ambulance, sont [00:05:32-00:05:40] :
« La guerre tue, la guerre implique des blessures mortelles, mais le travail humanitaire regarde la vie, pas la mort, l’espoir, pas le deuil. »
Schéhérazade désincarnée, la voix-off féminine qui nouera, l’une après l’autre, les actions du CICR, part de la mort pour mieux aller vers la vie. Tout comme la narratrice des Mille et une nuits, son récit ininterrompu a le pouvoir, sinon d’arrêter la mort, du moins de travailler à sa mise à distance, de montrer comment des actions opportunes peuvent en diminuer le pouvoir.
Similairement aux paroles de la voix-off narratrice, la deuxième occurrence du thème de Shéhérazade, qui accompagne les images du cadavre enveloppé dans du plastique transparent et transporté vers la morgue sur une civière, se charge de congédier dignement la mort du récit [00:06:08], car, comme on le verra, son prochain retour sera connoté positivement .
Le récit enchâssé prend donc ici son mouvement premier qui est celui d’une progression lente et graduelle vers l’espoir d’un futur meilleur. Car, en jouant le rôle d’une « réponse » à la question posée par Amiguet sur les critères qui « permettent de passer » et « qui fondent la confiance », celui-ci garde tout au long du film une double nature : de documentaire – témoignage qui se veut le plus possible neutre sur un ensemble d’actions et d’interventions clairement exposées et justifiées –, tout autant que démonstration de la capacité de ces mêmes actions et interventions de construire les critères qui étaient les objets de la quête.
Voici, dans leur succession, les actions et les interventions documentées. Dans notre lecture nous les avons partagés en six épisodes (mais il est entendu que d’autres subdivisions peuvent évidemment être proposées par d’autres spectateurs/lecteurs) :
1. Visite de l’hôpital du CICR, probablement celui de Tripoli, dont la « neutralisation » est illustrée et expliquée : « Ceux qui veulent rendre visite doivent laisser leurs armes à l’entrée [00:06:35] (…) nous sommes dans un espace protégé où tous les blessés sont soignés » [2]. [00:05:17 – 00:07:35]
2. Présentation du centre de transmission radio. Pour les bons entendeurs, la voix narrative souligne que : « le CICR a besoin de structures inimaginables il y a cent ans ». [00:07:35 – 00:07:52]
3. Arrivée le 17 décembre 1983 au port de Tripoli du bateau Appia, mis à disposition par le gouvernement italien, dont la mission est d’assurer l’évacuation hors du pays de 94 combattants palestiniens blessés vers le port chypriote de Larnaca, d’où ils seront ensuite répartis vers d’autres hôpitaux, loin de la guerre. Il s’agit d’une opération de grande envergure qui a été effectuée par le CICR en étroite collaboration avec la Croix-Rouge libanaise [3]. Lorsque l’Appia apparait à l’horizon, le thème de Shéhérazade revient brièvement souligner l’espoir que cette arrivée signifie, discrète confirmation d’une avancée des efforts humanitaires sur la barbarie. [00:07:56-00:11:06]
4. Présentation détaillée des activités de l’ACR dans ses bureaux et à l’extérieur, dans la ville de Beyrouth. C’est l’occasion d’insérer deux portraits : celui de Christiane, déléguée genevoise, et celui de Hussein, collaborateur local qui assure les liens avec les hôpitaux et la population arabes. Les divers types de messages Croix-Rouge sont présentés et leur fonctionnement expliqué par Christiane, qui en même temps témoigne, par moments en voix-off, de sa propre expérience [4]. [00:11:32- 00:15:34]
5. À Insar, camp d’internement établi par les forces israéliennes au Sud-Liban, illustration, par la voix-off narratrice, de l’activité ordinaire de visite du CICR « dans son rôle unique d’intermédiaire neutre et impartial », mais, surtout, cette fois-ci, de l’extraordinaire, d’une opération de grande envergure : « la libération par les autorités israéliennes le 24 novembre 1983, de plus de 4000 détenus d’Insar simultanément à la libération de six de leurs soldats prisonniers de l’OLP. »[5] Malheureusement, ce succès considérable, fruit de négociations longues et secrètes, n’est pas entier car certains de ces prisonniers « n’allaient pas être effectivement libérés en contradiction avec l’esprit et la lettre de l’accord. »[6] Ainsi le reportage apporte lui-même la preuve qu’un accord stipulé par écrit ne constitue pas pour autant une garantie de succès, tout en offrant un écho amer à l’exclamation d’Amiguet au sujet des Conventions de Genève de 1949 citée précédemment : « C’est écrit ! » [7] [00:15:35-00:19:53] La voix-off ajoutera même : « D’autres, plus tard, se sont retrouvés de nouveau à Insar ». Oui, l’action humanitaire ressemble souvent au travail de Sisyphe. Il n’en demeure pas moins que, dans son ensemble, l’opération est un succès et, pour mieux le souligner, la séquence se termine par un gros plan de l’apposition du timbre portant le mot « libéré » sur la fiche d’un prisonnier d’Insar.
6. Le dernier épisode et le plus long, qualifié d’« opération d’envergure et imprévue », concerne Deir el-Kamar, ville assiégée où ont trouvé refuge des « milliers de civils chrétiens » suite à des affrontements qui avaient eu lieu dans le Chouf en automne 1983[8] [00:19:54- 00:27:56]. Cette longue opération connaîtra deux phases : d’abord, pour assurer la survie des assiégés, des convois de secours traversant la ligne de front seront régulièrement organisés ; plus tard, grâce à un accord conclu avec les différentes parties, c’est l’évacuation vers Beyrouth des familles refugiées à Deir el-Kamar qui enfin pourra se réaliser. Ainsi, l’épisode final non seulement valorise la capacité des délégués à traiter avec davantage que deux parties – réponse à l’insuffisance de la lettre des Conventions soulevée au début par Amiguet[9] –, mais également met en avant leur capacité à instaurer un rapport de confiance. C’est uniquement parce que ce rapport a pu être établi, que, au passage de la ligne de front, les autocars sont accueillis par des fleurs plutôt que par des fusils : « Geste d’humanité remarquable dans une guerre aussi longue et amère » [00:27:02]. Ensuite, la voie est libre jusqu’à Beyrouth, dont on aperçoit les contours à l’horizon. On voit un drapeau du CICR flotter à l’arrière d’un véhicule du convoi. Une fois la destination finale atteinte, les retrouvailles avec les familles commencent dès la descente des déplacés des autocars.
Lettre du Liban (© CICR / ASH, John / 1984 / V-F-CR-H-00165) : 00:26:12 – 00:28:10
Le thème de Schéhérazade accompagne la séquence. La musique ne hante plus maintenant des immeubles réduits en ruines, mais elle célèbre la joie des vivants qui se retrouvent, les foyers qui se reconstituent, elle salue le retour de l’espoir. Et l’effet de la musique est d’autant plus intense que son utilisation dans le film a été parcimonieuse. Elle s’efface d’ailleurs rapidement pour laisser la place aux mots et au son des baisers échangés dans la joie des retrouvailles.
Le dernier volet du récit enchâssé n’est pas seulement le plus important par l’envergure de l’opération qu’il décrit, il est aussi le plus complexe au niveau de sa structure narrative, en particulier pour ce qui concerne le traitement de la figure du témoin. Par le retour de Christiane en premier lieu, dont le portrait s’enrichira d’autres détails et, surtout, par l’introduction de la figure de Nadjila, appelée dans le récit par le désir formulé par Christiane de savoir ce que cette femme déplacée – dont elle s’était occupée – est devenue. À partir de sa première apparition, Nadjila ne sortira plus entièrement de l’histoire des déplacés de Deir el-Kamar, que son visage – miroir des espoirs et des affres du déplacement vers Beyrouth – apparaisse en évidence parmi le groupe de déplacés, dans l’autocar ou à l’arrivée dans la capitale libanaise, ou que son témoignage en arabe soit recueilli et doublé d’une voix française distincte de celle de la voix narratrice[10].
Lettre du Liban (© CICR / ASH, John / 1984 / V-F-CR-H-00165) : 00:23:20 – 00:25:26
Tout en aspirant à l’objectivité du reportage, Lettre du Liban ne renonce pas pour autant à faire de ses témoins des êtres singuliers et attachants dont les paroles font place au souvenir douloureux des souffrances passées, à la nostalgie de ceux qu’on a connus et perdus de vue. Tous, il est important de le souligner, apparaissent sur un pied d’égalité. L’étroite collaboration de la Croix-Rouge libanaise, ainsi que de celle, dans une moindre mesure, du « Croissant rouge palestinien » avec le CICR tout au long de l’année, le propos de diffuser le film aussi en arabe, constituent des facteurs qui ont probablement joué en faveur de ce traitement équitable à une époque où les bénéficiaires étaient facilement relégués au second plan dans les productions CICR[11].
Maintenant que les diverses actions et opérations organisées au Liban par les délégués et les collaborateurs locaux sous l’égide du CICR ont suffisamment montré leur capacité à faire face aux divers difficultés et défis posés par un conflit extrêmement complexe, la rédaction de la lettre entamée par Amiguet peut enfin reprendre et conduire le film à sa conclusion. La présentation des enjeux soulevés par l’achèvement de cette missive constituera la quatrième et dernière partie de cet article.
Lire la quatrième partie.
[1] Ash utilisera le même procédé plus avant avec le portrait d’Henry Dunant [00:07:35].
[2] Cf. exemples de « neutralisation » d’hôpitaux et d’immeubles privées à Tripoli, CICR, Rapport d’activité 1983, Genève, 1984, p. 65.
[3] Ibid.
[4] « Pendant les onze premiers mois de l’année, c’est près d’un million de messages Croix-Rouge qui ont été échangés entre les prisonniers et leurs familles, par l’intermédiaire du CICR », Ibid., p. 63.
[5] Pour tous les détails, cf. Ibid., pp. 63-64.
[6] « Malgré toutes les précautions prises, le CICR a dû constater, à l’issue de l’opération, qu’au moins 218 prisonniers qui auraient dû être libérés par les autorités israéliennes ne l’avaient pas été. (…) Le Président du CICR [Alexandre Hay (1976-1987)] a envoyé un message personnel au Premier ministre, M. Shamir, faisant appel au gouvernement israélien afin qu’il libère ces prisonniers et respecte ainsi les termes de l’accord passé », Ibid., p. 64. Un comportement comparable est à blâmer du côté palestinien, Ibid., pp. 64-65.
[7] Voir le deuxième épisode de cette série.
[8] CICR, Rapport d’activité 1983, op. cit., p. 63. « En second lieu, le CICR a organisé le départ de Deir el-Kamar de toutes les personnes non combattantes qui désiraient quitter le village, après que toutes les parties au conflit ont donné l’accord à ce propos. C’est ainsi que qu’entre le 15 et le 22 décembre, huit convois ont gagné Saïda et Beyrouth, permettant le transfert de 5’130 personnes. Sept convois étaient formés de douze autobus chacun et le dernier comprenait 485 voitures privées. Les personnes amenées à Beyrouth ont ensuite été prises en charge par leurs familles ou par un comité d’accueil », Ibid.
[9] « Le CICR a négocié sans cesse, en coulisse, avec les parties au conflit, afin d’organiser l’évacuation des personnes déplacées hors de la ville assiégée » [00:23:04-00:23.13].
[10] Julie Farine, dans la quatrième partie de son article « Filmer l’exode : entre permanence et évolution » (CROSS-files, 18 janvier 2018), mentionne Lettre du Liban pour avoir laissé entendre la voix originale de la bénéficiaire ; disponible à l’adresse : https://blogs.icrc.org/cross-files/fr/filmer-l-exode-entre-permanence-et-evolution-4/ (Consulté le 10 décembre 2019).
[11] Rapport d’activité 1983, op. cit., p. 62-67, en part. p. 65.
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