À son apparition, à la fin des années 1920, le commentaire s’est immédiatement révélé être un outil précieux pour accompagner les images qui étaient projetées à l’écran. Pour autant, ce ne sera que des années plus tard que nous assimilerons son utilisation à un véritable élément complémentaire, présent avant tout pour venir enrichir ce que l’on voit à l’écran. C’est à travers divers exemples provenant des archives filmées du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) [1] que nous allons suivre l’évolution du commentaire et montrer qu’il a finalement toujours été le reflet de son époque.


Le son…

Trois types différents

Qu’il soit là pour retranscrire une ambiance, rendre une pensée plus accessible ou faire passer des émotions, le son a pour mission d’accompagner les images afin que le spectateur puisse profiter d’une expérience immersive, où l’audio et le visuel se confondent pour ne former plus qu’un. Avant d’analyser plus en détail le commentaire et son évolution sur plusieurs décennies dans les films du CICR, il convient de présenter le son dans son ensemble, en nous concentrant tout d’abord sur les différents types existants.

Dans le monde de l’audiovisuel, nous en distinguons trois :

  • La voix qui comprend, entre autres, le commentaire oral
  • La musique
  • Les bruits ou effets sonores en tout genre

La voix inclut toute parole audible à l’écran. Il peut s’agir d’une voix off, dont le commentaire oral fait partie, d’un voice-over (traduction en simultanée de propos tenus à l’écran) ou de paroles prononcées par un intervenant (témoignage, chanson).

La musique, comme son nom l’indique, se définit par toute « mélodie » jouée à l’aide d’instruments, qu’elle ait été enregistrée sur place le jour du tournage ou rajoutée plus tard en postproduction.

Enfin, les effets sonores regroupent tout bruit autre que la voix ou la musique. Ils peuvent être obtenus de plusieurs façons :

  • Pendant le tournage, directement sur la bande son ou sous la forme de sons seuls synchronisés ensuite au montage.
  • Pendant le montage, avec des fonds sonores venant d’une sonothèque.
  • En studio, sous la forme du bruitage.

Deux sources existantes

Alors que la distinction entre différents types de son ne pose généralement pas de problème, l’exercice peut se révéler bien plus délicat lorsque nous nous intéressons à leur origine. Pour ce faire, nous différencions un son dont la source d’enregistrement provient du jour même du tournage de la séquence d’un autre qui demeure externe au tournage. Pour les séparer, nous parlons de son diégétique ou extradiégétique.

« Un son diégétique est un son dont l’origine est présente physiquement dans les plans qui composent une séquence. Ce sont à la fois les dialogues en « in » ou en « off » tant qu’ils font partie de l’action filmée (y compris par exemple le son des appels téléphoniques reçus par les personnages), et tout ce qui peut être entendu par les personnages présents dans la séquence. » [2]

« Un son extradiégétique est un son dont l’origine est extérieure aux plans qui composent la séquence en question. Ce peut être une musique d’ambiance qui est composée et enregistrée avant ou après le tournage proprement dit, et qui fait partie de ce qu’on appelle la bande originale du film. Dans le cinéma muet, la musique jouée au pied de l’écran ou les bruitages divers, ainsi que les explications du bonimenteur faisaient partie de ce que la narratologie appelle aujourd’hui les sons extradiégétiques. » [2]

…et son histoire

Prisonnier du silence

Muet : période de l’histoire du cinéma durant laquelle les films, de façon majoritaire, ne comportaient ni bande sonore, ni son synchronisé (silence). Cette période s’étend des origines aux années 1927-1930. Les films muets donnaient souvent lieu à une sonorisation en direct (musique, bruitage…). [3]

À l’apparition des premiers films, aucun type de son ne pouvait accompagner les images projetées à l’écran… ou, tout du moins, pas à proprement parler… Bien que nous soyons dans l’ère du muet, les professionnels de l’audiovisuel ne manquent pas d’idées pour pallier les contraintes d’une image encore incapable d’émettre le moindre son. Ainsi, lors de la projection de films, un type de son fait tout de même son apparition : la musique. Jouée en direct, elle est là pour mettre en valeur les images à l’écran, à l’instar de ce qu’elle continuera à faire à l’arrivée du parlant. La grande différence ? Son caractère unique puisqu’elle est rejouée chaque soir.

Toujours à l’ère du muet, un type de commentaire fait également son apparition : visuel celui-ci. Grâce à des cartons filmés en plan fixe durant plusieurs secondes et sur lesquels sont généralement inscrites une ou plusieurs phrases, le film se voit agrémenter de commentaires « silencieux », le pendant de la voix off pour ainsi dire. Mais, contrairement au commentaire oral qui peut se manifester tout au long d’un film sans empiéter sur la fluidité des images projetées, l’affichage de textes écrits coupe à chaque fois le rythme de l’histoire qui est contée. Un trop grand nombre à l’écran et l’expérience peut vite devenir déplaisante pour le spectateur d’aujourd’hui. Pour illustrer ceci, nous prenons en exemple l’un des films des archives du CICR, Le Comité international de la Croix-Rouge à Genève : ses activités d’après-guerre (1923) [4] qui comprend onze plans fixes sur des cartons de commentaires bilingues. Dans ce film de trois minutes et quarante secondes, plus de la moitié est dédiée à l’affichage de textes, et seule une minute et quarante-cinq secondes aux images « en mouvement ».

Enfin, nous noterons que pour certains documentaires, un « bonimenteur » s’employait à introduire et commenter le film pendant la projection [5], afin d’offrir aux spectateurs une expérience qui se rapprochait déjà du commentaire oral tel qu’ils apprendront à le connaître avec le cinéma parlant.


Pour la suite de la lecture de cet article, il convient de préciser que la grande majorité des critiques sur la qualité des films sont émises a posteriori et ne prétendent en aucun cas refléter le ressenti d’un spectateur de l’époque.


En route vers le parlant

À partir des années 1930, avec l’apparition du cinéma parlant, le commentaire va connaître une véritable révolution. Immédiatement, les commentaires écrits sont remplacés par d’autres bien plus pratiques, car enregistrés oralement. C’est à partir de là que nous parlons de « voix off ».

Voix off : voix qui ne provient pas de la bouche d’un des interprètes présents dans la scène : monologue ou dialogue commentant l’action d’un point de vue extérieur (narration). [6]

Dès lors, le commentaire en voix off offre une toute autre dimension au contenu d’un film. En effet, il permet de donner aux spectateurs des informations à foison, de la première à la dernière image si besoin, le tout sans jamais interrompre la cadence des images projetées.

En plus du commentaire oral, la musique se démarque également des autres types de son, devenant très vite un élément essentiel de la production. Et comme pour la voix off, elle est enregistrée à la suite du tournage, directement sur la bande son.

Pour autant, nous sommes toujours au début de l’ère du cinéma parlant et sur la forme, plusieurs points liés à la production sont encore perfectibles. La prise de son directe n’étant pas encore une option à cette époque, la qualité du montage sonore de certains films reste souvent « imparfaite ». Musique, voix et effets sonores, tous trois venant de sources extradiégétiques, s’entremêlent avec une qualité variable selon leur origine.

Outre sa qualité d’enregistrement qui laisse parfois à désirer, le commentaire en voix off peut aussi vite devenir un élément « redondant » par rapport aux images projetées à l’écran. En décrivant oralement et de manière souvent didactique, aux spectateurs, ce que les images montrent déjà visuellement, la voix off finit par faire office de « doublon » dans de nombreux films. Et comme nous le verrons plus loin, le fait qu’elle soit généralement utilisée à profusion ne fait qu’accentuer ce sentiment de « trop-plein ».

Du son à emporter

Comme pour l’apparition du cinéma parlant à la fin des années 1920, le commentaire va connaître une nouvelle révolution dans les années 1960. Si l’on se réfère aux images, la lourdeur et l’usage complexe des premiers appareils de prise de vue obligeaient les personnes filmées à rester aussi statiques que possible. Avec le temps et les grandes avancées technologiques, cette contrainte s’est peu à peu dissipée jusqu’à finalement disparaître. De manière similaire, grâce à l’allègement du matériel sonore, la prise de son directe va, elle aussi, changer la manière de réaliser un documentaire. En enregistrant sur le vif les voix des intervenants, c’est tout le processus même de tournage qui se retrouve bouleversé. Le réalisateur peut à présent s’appuyer sur des entretiens filmés pour partager des informations, donner du relief à ce qui est dit et alléger de manière considérable une partie du travail de postproduction. Alors que jusque-là, il occupait un rôle « dominant » vis-à-vis des personnes interrogées (c’est la voix off qui rapportait leurs propos), le réalisateur se retrouve maintenant « parmi eux », à les questionner et à les écouter parler.

Plus besoin non plus de tout détailler à travers le commentaire puisque les images parlent littéralement d’elles-mêmes. Le travail à effectuer au niveau du son s’en voit redéfini : plutôt que de rapporter les propos de certains intervenants à l’écran, on peut les laisser raconter leur histoire lors d’une interview filmée ; plutôt que de rajouter des effets sonores et autres artifices, on peut « capturer » le son d’ambiance, puis le retravailler en postproduction si besoin est ; même la musique peut être enregistrée sur place et se substituer à celle que l’on rajouterait au montage.

De plus, alors que dans les années 1930, l’apparition du son avait permis au commentaire d’occuper tout l’espace, la prise de son directe va grandement diminuer le temps qui lui est alloué et ce, dès les années 1960. Fini donc le grand monologue de plusieurs minutes qui décrit tout ce que l’on voit à l’écran. À présent, le commentaire peut se mettre en retrait et permettre à l’image de « respirer ». Le spectateur n’est plus dépendant des dires de la voix off pour comprendre une situation, car il est renseigné en écoutant les intervenants interrogés sur place. De fait, cette évolution va également avoir un impact sur la manière de réaliser des films dans les années à venir.

 

L’évolution du commentaire

Le silence est rompu

Avec l’apparition du son, ce ne sont pas les options qui manquent pour chercher à mettre en valeur le film. Pour autant, le vaste choix qui se présente en salle de montage va avoir des répercussions sur la qualité globale d’énormément de productions. L’utilisation de plusieurs types de son, tous de source extradiégétique, crée une bande son de qualité variable. Outre des bruitages sonores qui peuvent laisser à désirer, comme le son d’une explosion, on note une distorsion au niveau du commentaire. Et contrairement aux images qui, avec le temps, acquièrent une valeur documentaire, le commentaire, lui, ne fait que prendre de l’âge sans aucune « plus-value ». Une fois montée et associée aux images, la bande son peine souvent à nous convaincre, spectateurs d’aujourd’hui, de la qualité de l’œuvre audiovisuelle et elle contribue même à réduire le côté immersif de certains documentaires.

Le commentaire est aussi dépendant de ce que l’image propose. Alors que leur relation se doit d’être complémentaire pour qu’elle fonctionne au mieux, elle a trop souvent tendance à virer au concurrentiel. En effet, les deux cherchent à partager un contenu presque identique et ce, de manière aussi synchronisée que possible. Le spectateur se retrouve alors à devoir traiter la même information délivrée de deux façons, une fois visible et une fois audible. Cela amène irrémédiablement à une forme de redondance. Dans Opération Congo [7], une production de 1960, ce type de problème est exacerbé dans cet extrait où le commentaire est initialement synchronisé avec les images avant qu’un décalage ne se crée. On nous parle alors de linges étendus dehors, de files d’attente interminables, de secouristes prêts à intervenir… toujours avec plusieurs secondes de retard sur le contenu visuel. Finalement, l’audio et le visuel se rejoignent à nouveau lorsque des mères et leurs enfants apparaissent à l’écran.


Opération Congo / © CICR, CR Suisse / KUHNE, Georges ; MOLTENI, Pierre ; BECH, Raymond / 1960 / V-F-CR-H-00114.

Puisque les images demeurent, elles aussi, grandement dépendantes du commentaire, il arrive parfois qu’une rupture se crée entre ce que nous voyons à l’écran et ce que le « produit final » cherche à nous raconter. Nous pensons, par exemple, aux films de propagande humanitaire, dans lesquels l’apparition du « héros » se doit de marquer les esprits au moins tout autant que ses actions sur le terrain. De fait, certains choix de réalisation peuvent nous paraître aujourd’hui de « mauvais goût ».

Si nous nous référons au film Aidez ceux qui aident (1948) [8], le ton employé pour introduire la guerre et les ruines qu’elle a laissées derrière elle dans d’innombrables pays peut porter à confusion. En effet, la voix off paraît comme enjouée et ne cesse de monter en intensité pour nous présenter sous un « feu d’artifice » les différents pays touchés par les bombardements. S’affiche alors en grandes lettres le nom de chacun des pays, le tout rythmé par les bruits d’explosions dans des villes en ruines. Un peu plus loin, au milieu des décombres, une petite fille se tient debout à côté de sa mère, atteinte de la tuberculose. Pendant que le commentateur s’interroge sur ce que l’avenir lui réserve, en particulier si sa mère venait à disparaître, la petite fille en pleurs regarde furtivement l’objectif de la caméra. C’est ce moment-là qui est choisi pour marquer l’arrivée en grande pompe des secours, sous une musique triomphante, avec le drapeau de la Croix-Rouge flottant dans le fond.

De manière similaire, on assiste également à ce type d’introduction dans …Car le sang coule encore ! [9] de 1958 lorsque des milliers de prisonniers reçoivent la visite d’un délégué du CICR au son d’une mélodie joviale qui tranche radicalement avec la situation tendue décrite jusque-là.


… Car le sang coule encore ! / © CICR / DUVANEL, Charles-Georges / 1958 / V-F-CR-H-00047.

Une autre limitation du commentaire de l’époque a souvent trait à la posture de supériorité du ton employé par la voix off vis-à-vis des victimes. Dans Les errants de Palestine : aspects d’une de ses actions [10] produit en 1950, nous nous retrouvons devant un film qui « s’inscrit dans les codes de l’époque en ce qui concerne son commentaire, qui peut paraître aujourd’hui daté du fait de son caractère quelque peu paternaliste voire colonialiste » [11]. Pour illustrer ces propos, le film en question nous présente, par exemple, des mères arabes prétendument ignorantes des notions élémentaires de la puériculture qu’elles n’acquerront qu’une fois en contact avec le personnel du CICR.

Dans le film Action Népal [12] de 1961, le commentaire va aussi, à plusieurs reprises, user d’un ton que nous pouvons qualifier de « supérieur », en allant jusqu’à infantiliser des femmes filmées à l’écran. On vante ainsi les mérites d’une « toilette approfondie, à la mode helvétique » [13] et on fait remarquer qu’il « est [aussi] possible de se faire belle, même sans ondulations permanentes » [14]. De plus, bien que « [les Népalais soient] très différents de nous autres, Européens, [..] ils sont dignes de notre sympathie et doivent être secourus dans leur malheur » [15]. Malgré tout, le film se termine sur une note bien plus juste et pertinente, faisant remarquer que « [si] leur comportement peut nous paraître étrange, […] notre genre de vie, notre agitation artificielle, nos mœurs modernes et notre amour de la technique doivent [leur] paraître également étonnants ». [16]

Finalement, avant la généralisation du son synchrone, nous noterons également une absence de personnalisation des victimes comme des délégués dans la plupart des productions de l’époque. Une pratique courante qui s’explique en partie par les limites techniques du temps. En effet, puisque la prise de son directe n’est pas possible, les personnes filmées n’ont que rarement voix au chapitre. Sans interviews ni témoignages filmés, elles restent dépendantes du commentaire pour faire connaître leur histoire, au risque de voir leur présence à l’écran réduite au strict minimum.

La voix des oubliés

Pour autant, dès le début des années 1960, en raison de l’évolution des techniques d’enregistrement sonore, le commentaire connaît un bouleversement. Lui qui, jusque-là, profitait d’une position dominante sur un contenu visuel silencieux, se voit maintenant dans l’obligation de se mettre au service d’images qui parlent et cela se traduit, entre autres, par une réduction de son temps à l’écran.

Dans S.O.S. Congo (1960) [17], avec une interview donnée en prise de son directe, nous assistons aux prémices du changement qui se profile pour le commentaire. Jusque-là, ce dernier avait pour habitude de rapporter les paroles qui étaient prononcées par les intervenants visibles à l’écran. Mais, puisque ces propos peuvent maintenant être enregistrés sur place puis synchronisés en postproduction avec les images tournées le même jour, le commentaire devient obsolète pour une bonne partie des séquences. Tout naturellement, le temps qui lui est généralement alloué est réduit à son strict minimum même si dans certains cas, il peut encore se muer en « voice-over » afin de traduire des propos qui seraient tenus dans une langue étrangère.


S.O.S. Congo / © CICR, CR Suisse / KUHNE, Georges ; MOLTENI, Pierre ; BECH, Raymond / 1960 / V-F-CR-H-00115.

Alors que plus tôt, nous pointions aussi le manque de personnalité des intervenants (civils, militaires, délégués…) dans la plupart des productions de l’époque, un virage plus réaliste est amorcé en donnant la parole aux principaux concernés. Lors du tournage, le réalisateur n’hésite plus à enregistrer les propos d’un civil directement visé par le conflit qui touche son village ou ceux d’un expert sur un sujet particulièrement technique qui est traité dans le film. Tout comme pour le commentaire, il s’agit de voix qui bénéficient d’un certain statut, du fait de leurs connaissances souvent poussées des thèmes abordés. Mais, contrairement à une voix off typique, celles-ci prononcent des paroles qui ne sont, en principe, pas écrites à l’avance. De plus, elles peuvent être directement associées aux intervenants visibles à l’écran, ce qui n’est pas le cas avec un commentaire « anonyme » qui ne fait que rapporter les dires d’autrui. Le film Deux ans après au Nigéria [18] de 1969 présente ainsi les différentes activités qui sont menées dans le pays en laissant la parole aux experts du CICR présents sur le terrain. Responsable du service de recherches, contrôleur des stocks, chef de support des véhicules ou superviseur de camp de réfugiés, tous expliquent directement, aux spectateurs, leur rôle pour venir en aide à la population. En plus de fournir des informations précises sur leur fonction, ce procédé permet aussi de donner une voix aux acteurs humanitaires sur le terrain.

Pour finir, nous noterons que dès les années 1920, les films du CICR avaient une ambition cinématographique. Pour autant, un commentaire plus « flexible » ouvre naturellement la voie à une mise en scène encore plus ambitieuse. En substituant à la voix off traditionnelle une voix plus intérieure, plusieurs productions datant des années 1980 empruntent un virage que nous pourrions presque qualifier de paradoxal. En effet, sur le fond, ce type de procédés accentue le côté réaliste du documentaire. Sur la forme, en revanche, cela renforce aussi son aspect fictionnel. Mais ce choix est parfaitement voulu et assumé par les réalisateurs de films tels que Lettre du Liban (1984) [19], La stratégie de l’urgence (1985) [20] ou L’histoire d’Omer Khan (1988) [21]. Dans chacune de ces productions, l’intervenant partage avec le spectateur ses pensées profondes sans même être nécessairement visible à l’écran. La voix off traditionnelle se fait ainsi plus discrète pour laisser place à une voix intérieure d’autant plus fascinante qu’elle est personnelle. Dans l’extrait qui suit, la voix d’Omer permet non seulement de partager avec nous ses doutes et ses peurs, mais aussi de donner plus d’importance aux visages des blessés et des proches qui sont à leurs côtés, en marquant un temps d’arrêt après chacune des questions lourdes de sens qu’il se pose.


L’histoire d’Omer Khan / © CICR / WINIGER, Edouard / 1988 / V-F-CR-H-00169.

 

Deux films… deux époques…

Afin d’illustrer au mieux l’évolution du commentaire oral, nous allons analyser deux films produits à deux époques différentes, en nous focalisant tant sur la forme que sur le fond. Le premier, S.O.S. Congo [22], est une production datant de 1960, lorsque la prise de son directe commençait tout juste à se généraliser. Ce film présente plusieurs des limites de l’époque introduites plus haut, mais il contient aussi des choix de mise en scène plus modernes que nous retrouverons dans les productions qui suivront. D’ailleurs, l’une d’entre elles correspond au second film que nous analyserons. Tourné entre le Cambodge et la Thaïlande en 1979, A question of relief (1980) [23] expose les difficultés rencontrées par les civils khmers grâce à une réalisation que nous qualifierons d’épurée, comme dépouillée de tout superflu. Ici, l’accent est mis sur les populations civiles, leur souffrance, mais aussi sur le travail des délégués du CICR. Et lorsque cela est nécessaire, le commentaire sait aussi se mettre en retrait afin de laisser les images parler d’elles-mêmes.

Dans S.O.S. Congo, ce qui marque peut-être le plus à première vue est l’attitude pour le moins « décontractée » que la voix off adopte à de nombreuses reprises alors même que le sujet du film ne s’y prête guère. En effet, nous sommes en 1960, le Congo vient de proclamer son indépendance et le pays est en proie à une crise qui durera plus de cinq ans. Cette année-là, le CICR déploie une aide médicale d’une envergure encore inédite et accomplit son action dans des conditions particulièrement difficiles. [24] Et pourtant, que ce soit au niveau de sa prononciation, du vocabulaire employé ou de la pertinence toute relative de certaines de ses remarques, Georges Kuhne [25] commente ce documentaire en suivant du début à la fin une ligne directrice qui en étonnera plus d’un aujourd’hui.


S.O.S. Congo / © CICR, CR Suisse / KUHNE, Georges ; MOLTENI, Pierre ; BECH, Raymond / 1960 / V-F-CR-H-00115.

Sur ce point, le contraste avec A question of relief, produit vingt ans plus tard, est significatif. En plus de laisser la parole aux civils khmers directement touchés par le conflit dans leur pays, le commentaire reste sobre et ne se permet aucun écart qui pourrait être mal interprété. Bien aidé par une réalisation en adéquation avec les images, ce documentaire se veut plus « réaliste », en restant proche des victimes et des humanitaires filmés. Dans l’extrait qui suit, nous constatons la mise en retrait de la voix off de plusieurs façons. Tout d’abord, il y a le témoignage d’un réfugié ayant besoin d’assistance. Puis cette dernière qui se fait attendre sans que le commentaire nous en donne la raison de façon explicite. Finalement, on devine la bonne réception des secours grâce aux sacs de nourritures transportés par les civils, sans en avoir la confirmation oralement.


A question of relief / © Derek Hart Productions, CICR / HART, Derek / 1980 / V-F-CR-H-00147.

Plus haut, nous parlions aussi de la « concurrence » qui pouvait parfois exister entre les images et le commentaire. Dans les deux premières minutes de S.O.S. Congo où l’on nous présente un pays rongé de l’intérieur par les conflits, ce problème est illustré de diverses manières. Tout d’abord, il existe cette « double information » qui nous est donnée en continu, une fois à l’oral et une fois à l’image. Puisque l’audio et le visuel ont du mal à rester synchronisés, un décalage se crée rapidement entre les deux. Un temps d’arrêt est alors marqué par la voix off qui ne reprendra qu’une fois l’image à nouveau raccord avec les propos qu’elle s’apprête à tenir. De plus, dans cet extrait, nous remarquerons que le commentaire « omet » de parler de l’évacuation des ressortissants européens par avion, quand bien même celle-ci est visible à l’écran et reste un moment important de la crise qui secoue le pays. Et puisque dans cet extrait, toutes les actions visibles à l’écran ont droit à une mention orale, cet « oubli » est surprenant.


S.O.S. Congo / © CICR, CR Suisse / KUHNE, Georges ; MOLTENI, Pierre ; BECH, Raymond / 1960 / V-F-CR-H-00115.

Par ailleurs, contrairement à ce que nous pouvions anticiper, A question of relief accorde au commentaire un temps plus ou moins similaire à celui qu’il a dans S.O.S. Congo mais son utilisation est plus efficiente. Lorsqu’elle prend la parole, la voix off le fait en accompagnant les images, en offrant des informations supplémentaires sur une situation historique par exemple, afin de renforcer le contenu visuel. Et lorsqu’elle marque un temps d’arrêt, c’est toujours par choix et non plus par nécessité, que ce soit pour entendre les cris d’un enfant en pleurs ou laisser place au thème musical qui ne cessera de revenir nous « hanter » tout au long du film.


A question of relief / © Derek Hart Productions, CICR / HART, Derek / 1980 / V-F-CR-H-0014.

Pour autant, comme nous l’avions déjà fait remarquer, le film sur l’action menée au Congo propose aussi des choix de réalisation plus en phase avec ce que nous pourrons retrouver plus tard dans d’autres productions comme A question of relief.

La prise de son directe tout d’abord, enregistrée pendant le tournage et qui modifie la place du commentaire dans les films. En plus de l’interview du futur médecin congolais mentionnée plus tôt, la voix off du documentaire fait référence au son « capturé » en direct en nous parlant de la signification des chants enregistrés sur le lieu du tournage [26].

De plus, lorsque l’on cherche à définir le commentaire comme un véritable outil complémentaire aux images, la dernière minute de ce film est un bel exemple. Alors que nous voyons s’en aller sur un brancard un accidenté de la route mal en point, en une phrase, la voix off permet d’offrir une conclusion à son histoire, même si elle est amère : « Cet homme […] sera mort avant d’arriver dans la salle d’opération. » [27]. Simple et efficace, comme le commentaire qui marque un temps d’arrêt lorsqu’une femme congolaise donne naissance à son premier enfant et que sa douleur est mise en parallèle avec celle de son pays. Laissant à la musique le soin d’accompagner l’accouchement, la voix off réapparaît quelques secondes plus tard pour conclure sur une note positive : « Mais l’enfant est né et sa venue vaut bien un sourire et un espoir. » [28]

En conclusion…

Nous voyons que S.O.S. Congo et A question of relief restent avant tout des productions fidèles aux habitudes et aux contraintes de leur époque respective. Plus généralement, que ce soit du muet au parlant ou de l’apparition du commentaire à la prise de son directe, tous les films du CICR ont su évoluer au rythme des innovations technologiques. C’est aussi grâce à ces avancées que le commentaire est passé d’un procédé pouvant faire de l’ombre aux images à un véritable élément complémentaire, utilisé pour accompagner et surtout enrichir ce que nous voyons à l’écran. Mais avec le recul, et tandis que les images continuent de prendre une valeur documentaire, on peut légitimement s’interroger sur l’absence d’une réelle « plus-value » du commentaire qui les accompagne.


[1] Par souci de concision, le Comité international de la Croix-Rouge sera désigné dans cet article par le sigle CICR.

[2] « Son diégétique et extradiégétique, » Wikipédia, l’encyclopédie libre, https://fr.wikipedia.org/wiki/Son_diégétique_et_extradiégétique (Page consultée le 28 octobre 2021).

[3] Pinel Vincent, Vocabulaire technique du cinéma, Paris : Nathan Université, 1996, p.262.

[4] Le Comité international de la Croix-Rouge à Genève : ses activités d’après-guerre ; Brocher, Jean ; 1923 ; V-F-CR-H-00013-A.

[5] Natale Enrico, Quand l’humanitaire commençait à faire son cinéma : les films du CICR des années 20, Revue internationale de la Croix-Rouge, Vol.86, no 854, juin 2004, p.431.

[6] Pinel Vincent, Vocabulaire technique du cinéma, Paris : Nathan Université, 1996, p.435.

[7] Opération Congo ; Kuhne, Georges ; 1960 ; V-F-CR-H-00114.

[8] Aidez ceux qui aident ; Barany, Carl von ; 1948 ; V-F-CR-H-00004.

[9] … Car le sang coule encore ! ; Duvanel, Charles-Georges ; 1958 ; V-F-CR-H-00047.

[10] Les errants de Palestine : aspects d’une de ses actions ; Duvanel, Charles-Georges ; 1950 ; V-F-CR-H-00049.

[11] Crenn Sonia, Les errants de Palestine, Genève : CICR, 2015. (Page consultée le 28 octobre 2021).

[12] Action Népal ; Baer, Jürg ; 1961 ; V-F-CR-H-00140.

[13] Ibid., 00:07:29 – 00:07:32.

[14] Ibid., 00:07:55 – 00:07:59.

[15] Ibid., 00:03:53 – 00:04:02.

[16] Ibid., 00:19:45 – 00:19:55.

[17] S.O.S. Congo ; Kuhne, Georges ; Molteni, Pierre ; Bech, Raymond ; 1960 ; V-F-CR-H-00115.

[18] Deux ans après au Nigéria ; Santandrea, Jérôme ; 1969 ; V-F-CR-H-00110.

[19] Lettre du Liban ; Ash, John ; 1984 ; V-F-CR-H-00165.

Pour plus d’information sur Lettre du Liban, voir : Romagnoli Patrizia, Vous avez du courrier : Lettre du Liban, un film de John Ash (1), Genève : CICR, 2020.

[20] La stratégie de l’urgence ; Bloesch, Jean-Daniel ; 1985 ; V-F-CR-H-00139.

[21] L’histoire d’Omer Khan ; Winiger, Edouard ; 1988 ; V-F-CR-H-00169.

[22] S.O.S. Congo ; Kuhne, Georges ; Molteni, Pierre ; Bech, Raymond ; 1960 ; V-F-CR-H-00115.

[23] A question of relief ; Hart, Derek ; 1980 ; V-F-CR-H-00147.

[24] Rapport d’activité 1960, Genève : CICR, 1961, p.13.

[25] Homme de radio et de télévision suisse célèbre. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Hardy)

[26] Ibid., 00:19:10 – 00:19:17.

[27] Ibid., 00:22:03 – 00:22:08.

[28] Ibid., 00:22:49 – 00:22:55.