Vincent Cassard

Peut-on utiliser Facebook, Twitter ou Instagram pour interagir avec les personnes affectées par des conflits armés ? Le monde humanitaire ne peut pas échapper au tournant digital, mais il doit prendre en compte les risques spécifiques relatifs aux données des millions de personnes qu’il assiste ou protège : victimes de conflit, détenus, déplacés, migrants, etc. À l’occasion de la Journée européenne de la protection des données, Vincent Cassard, chef adjoint du bureau de la protection des données du CICR, explique l’état actuel des réflexions de l’organisation sur l’utilisation des réseaux sociaux à des fins humanitaires.

Est-ce que le monde humanitaire peut se passer de l’usage des réseaux sociaux ?

Ce n’est pas un choix, l’humanitaire est connecté. L’une des premières questions posées par une personne déplacée qui arrive dans un lieu où il se sent en sécurité est la possibilité de charger son téléphone et l’accès au wifi. La question qui se pose est : comment garantir l’efficacité de notre action auprès des personnes affectées, tout les protégeant. Comment maintenir une présence et une disponibilité auprès des bénéficiaires ? Comment informer des personnes déplacées qui cherchent des informations fiables pour organiser leurs déplacements ou avoir accès à des soins dans un pays qui n’est pas le leur ? Est-il possible d’aborder des questions sur la sécurité des personnes, ou les menaces auxquelles ils font face sur un réseau social, comme Facebook ou Twitter ?

Dans le monde actuel, la connectivité est une forme d’assistance car elle permet de trouver des informations indispensables à la survie dans de nombreux contextes. De fait, les médias sociaux sont devenus un élément moteur de l’autonomie et de la résilience des populations affectées par les crises ou les violences. Du côté des humanitaires, l’analyse des médias sociaux fait partie des outils qui nous permettent une meilleure compréhension des besoins et des enjeux dans un contexte donné.

La pandémie du Covid-19 a donné un coup d’accélérateur avec les restrictions imposées aux déplacements et limitant le contact et le dialogue direct avec les personnes affectées. La pandémie a eu un effet dévastateur sur des systèmes de santé ou des services essentiels fragilisés par la violence ou les conflits. Afin d’y répondre, l’humanitaire a accéléré sa transformation technologique afin de répondre aux besoins croissants.

Quels sont les risques de l’utilisation de tels outils ?

Cette rapide intégration des nouvelles technologies et des réseaux sociaux pose clairement la question des risques. En matière de technologie, nous connaissons les pièges des médias sociaux, et leurs influences jusqu’au processus démocratique comme l’a illustré l’affaire Cambridge Analytica. Dans le domaine humanitaire, les risques sont largement amplifiés. Les personnes affectées peuvent être issues de groupes persécutés dans leur pays ou leur région, ils vivent dans des conditions précaires dans des environnements de conflit et de violence.

Lorsque les personnes affectées consultent les messages publics ou privés que les organisations humanitaires publient, elles partagent de nombreuses données personnelles consciemment comme en publiant une photo, ou inconsciemment, en laissant une trace digitale de leur activité. Au-delà des risques d’utilisation commerciale par les plateformes, existe le risque que les gouvernements qui y ont légalement accès peuvent facilement localiser les membres d’un groupe soumis à des persécutions ou les membres de l’opposition et leurs familles. Dans d’autres scénarios, les autorités accèdent aux données à des fins de contrôle de l’immigration. Il existe également des risques d’accès aux données par des moyens illégaux par des groupes armés etc.

L’accès aux données personnelles peut rapidement devenir une question de vie ou de mort dans les contextes de conflits armés, et conduire à des actes de persécution, d’intimidation ou discrimination.

Par ailleurs, l’usage des réseaux sociaux peut changer la relation de confiance avec les bénéficiaires. Cette confiance est le socle de l’action du CICR comme de son dialogue avec les autorités et groupes armés. Elle repose sur les principes d’impartialité, d’indépendance et de neutralité qui guident l’institution. Or, l’utilisation des médias sociaux complique cette relation de confiance car ces plateformes commerciales ne sont régies ni par des principes humanitaires, ni protégées par un mandat légal pour résister aux pressions des gouvernements ou groupes hostiles.

Entretien avec des détenus. Les données sensibles sur les conditions de détentions doivent toujours être protégées. Somalie, 2015. Photo : Pedram Yazdi – CICR

Comment garantir la sécurité des personnes affectées en utilisant les réseaux sociaux ?

Les principes et les normes légales relatifs à la protection des données personnelles offre une gouvernance particulièrement adaptée. C’est un droit fondamental de la personne et la protection des données personnelles fait partie intégrante du mandat de protection du CICR. A ce titre le CICR s’est doté d’un cadre indépendant : les Règles du CICR en matière de protections des données personnelles (2015).

En pratique, nous procédons à une ‘analyse d’impact relatifs aux données personnelles’:

  • Quels types de données sont prélevée et analysées?
  • Sur quelle base juridique veut-on traiter ces données? Pour quelle finalité ?
  • Pour quelle durée les données sont-elles stockées?
  • Qui peut avoir accès aux données?
  • Quels sont les risques spécifiques des populations?
  • Comment informer les utilisateurs et leur offrir des solutions alternatives ?

Cette analyse nécessite une compréhension du conflit et des violences qui pourraient les affecter. Les organisations humanitaires n’ont bien sûr pas le contrôle sur les plateformes et leurs pratiques, mais nous pouvons adapter ou limiter notre usage, et informer les utilisateurs.

Un élément fondamental est le contrôle que les utilisateurs peuvent avoir sur leurs données. Il est difficile dans une situation d’urgence de laisser un choix aux personnes affectées qui vont utiliser les médias sociaux pour des besoins fondamentaux. Mais la protection des données personnelles prévoit notamment que les individus puissent comprendre comment, par qui, et où leurs données sont traitées ; et ils doivent avoir la possibilité de les corriger ou de les effacer.

L’usage responsables des médias sociaux dans l’action humanitaire représente un défi particulièrement complexe, et seul un dialogue avec les parties prenantes permettra de développer de bonnes pratiques et des outils qui prennent en compte les risques inhérents aux contextes humanitaires. C’est pourquoi le CICR a développé un Manuel sur la Protection des Données dans l’Action Humanitaire (en anglais, 2ème édition publiée en Juin 2020) qui analyse l’usage des nouvelles technologies à travers le prisme de la protection des données. Il a été développé sur la base de dialogues avec les autorités de protection des données, le milieu académiques, des représentants de la société civile, des humanitaires et le secteur de la Tech.

En parallèle, le CICR développe un dialogue avec le secteur de la Tech afin d’assurer que notre travail s’adapte en mettant la sécurité et la protection des personnes au centre du débat. Nous abordons la rapide évolution des programmes humanitaires mis en œuvre, et également les attentes et les besoins de populations. Nous souhaitons avoir un impact sur les risques, qu’ils soient liés à la protection des données personnelles ou à la désinformation et aux appels à la violence et à la haine. Et malgré le défi, nous progressons en terme de réduction des messages en lignes et de leur impact.

Enfin le dialogue avec les personnes affectées et leur besoin doit rester au centre du débat. C’est avec eux que se définissent les besoins et les priorités ; et c’est en développant une culture digitale et une compréhension des enjeux que les individus pourront faire les meilleurs choix. Sans oublier ceux qui ne bénéficient pas de connectivité ou d’accès.