Les archives audiovisuelles du CICR, dont font partie les archives filmées, contiennent des milliers d’images qui représentent et révèlent certaines des activités entreprises par l’institution sur le terrain. Cela permet de dévoiler les opérations mises en place par le CICR afin de porter secours aux victimes de conflits armés et d’autres situations de violence. La richesse extraordinaire de ces images nous permet de retracer la mémoire visuelle du CICR de la fin du XIXe siècle, pour les photos, et aussi tôt que 1921 pour les films. Ces derniers, nombreux, couvrent ainsi déjà les actions de secours organisées par le CICR durant la guerre gréco-turque (1919-1922). Ainsi, les archives audiovisuelles, et les archives filmées dont il sera question ici, incarnent la vitrine par le biais de laquelle chacun peut accéder aux documents, historiques ou plus récents; et ainsi prendre connaissance des problématiques prises en charge par le CICR dans le cadre de son mandat.

Les riches fonds d’archives institutionnels ont déjà permis l’étude de plusieurs sujets. Alors que la détermination du thème de cet article était en cours, il est apparu qu’un l’un deux n’avait étonnamment pas encore été abordé, du moins, pas sous l’angle proposé ici. Nous avons donc décidé de nous plonger dans le corpus des films contenant des images des trois derniers présidents du CICR, et de nous pencher plus précisément sur la question des visites présidentielles sur le terrain.
Nous traiterons – en l’absence de témoignages antérieurs filmés sur le terrain – dans cet article seulement trois profils présidentiels, les trois plus récents. Le premier est Cornelio Sommaruga (1987-1999), vient ensuite Jakob Kellenberger (1999-2012) et enfin, Peter Maurer (2012-aujourd’hui). Nous tenterons de définir quels sont les comportements communicationnels adoptés par ces personnalités lors de leurs visites sur le terrain, mais aussi de déterminer de quelle manière l’image présidentielle du CICR a changé, sinon évolué, au cours de ces trente années. Nous nous pencherons sur la nature de leurs discours et de leurs prises de position lors des visites sélectionnées, en analysant des films et vidéos issus d’un corpus défini par la thématique.[1] Le résultat s’est construit sur la base du visionnage de ce matériel et n’engage, par conséquent, que des conclusions personnelles.

Les profils des trois présidents du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dont il sera question au fil de cet article ne sont pas sans points communs. Tous ont, en effet, dans un premier temps, embrassé une carrière diplomatique au sein des plus hautes sphères politiques helvétiques. Ainsi, après l’obtention de leur doctorat, tous trois sont, entre autres, passés par le point névralgique de la diplomatie suisse, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), où ils ont occupé l’un des postes les plus convoités, celui de secrétaire d’État.

Leur habileté à négocier et à évoluer au centre des registres complexes qui régissent les rapports entre les acteurs internationaux majeurs a été reconnue. C’est ainsi que, comme tend à le vouloir une certaine forme de tradition, ils ont été désignés pour se succéder à la tête du CICR, qui, pourtant, se distancie de la politique extérieure menée par la Confédération. Une fois nommé, le président du CICR oublie alors ses liens avec sa mission diplomatique antérieure, comme le certifie Cornelio Sommaruga en répondant à la question de Massimo Lorenzi concernant une éventuelle influence de la Suisse sur l’institution :

Massimo Lorenzi : « Je vous pose la question sans détours : La Suisse influence-t-elle le CICR ?
Cornelio Sommaruga : « Et je vous réponds sans détours en m’appuyant sur mes dix ans d’expérience : non ! Ce point est essentiel et je veux être très clair : le CICR n’est pas la Suisse. Le CICR n’est pas au service de la diplomatie suisse, ni au service du marketing de la Confédération ! »[2]

Durant ses douze années à la présidence du CICR, Cornelio Sommaruga a dû faire face à des situations sécuritaires particulièrement difficiles, comme cela a été le cas à Sarajevo en 1992, ou encore, en Tchétchénie quelques quatre ans plus tard. Il sera le premier président de l’institution à être filmé durant ses missions sur le terrain opérationnel, pratique poursuivie par son successeur Jakob Kellenberger, ainsi que par le président actuel, Peter Maurer.
Jakob Kellenberger, peut-être la plus discrète des trois personnalités dont il est ici question, a vu son mandat ponctué par la guerre en Irak, le conflit israélo-libanais de 2006 ou encore la quête d’indépendance du Soudan du Sud, obtenue en 2011. Déjà présent sur les lieux en raison du conflit armé du Nord-Ouest du Pakistan, le CICR est aussi intervenu dans le cadre du tremblement de terre qui a secoué le Cachemire en 2005.

L’actuel président, Peter Maurer, a, quant à lui, en seulement six ans, déjà effectué un nombre de visites considérable. Le recul historique est, dans ce dernier cas, moins évident, mais l’on peut imaginer que les situations instables et de violence en République démocratique du Congo (RDC), en Syrie, au Soudan du Sud ou encore, au Yémen, pour ne citer qu’elles, compteront parmi les épisodes les plus marquants à avoir échelonné le mandat de ce dernier président.

Cette brève énumération de quelques jalons qui font l’histoire du CICR depuis 1987 n’est, bien sûr, en aucun cas exhaustive, mais elle trouve son sens en ce qu’ils font partie de l’histoire visuelle de la présidence du CICR et constituent, en partie, notre corpus.

Nous allons donc tenter, en nous basant sur les images dont nous disposons – toutes les visites présidentielles sur le terrain n’ont pas été filmées – d’analyser la manière qu’ont les trois personnalités précitées d’exploiter leur image. Quel rôle les présidents jouent-ils, eux qui malgré des parcours analogues, paraissent en définitive très différents, dans l’élaboration de ce mode communicationnel ? Y a-t-il eu, au cours de ces trente dernières années des évolutions de l’image présidentielle et, si tel est le cas, comment cela est-il visible lors de ce type de visites ? Quels enjeux en découlent ?

 

Entre personnalité et communication

Attitude sur le terrain

Dans le cadre de cette étude, nous considérons la visite de Cornelio Sommaruga à Sarajevo, les 19 et 20 novembre 1993, comme étant la première.[3] Ce déplacement marque le début d’une série de quatre autres visites – dont nous possédons la trace filmée – entre avril 1995 et janvier 1997, à nouveau à Sarajevo. En avril et août 1995, c’est en Azerbaïdjan, puis en Bosnie et en Croatie que le président se déplace. Enfin, en octobre de la même année, il se rend au Rwanda.
Durant les treize ans qu’a duré son mandat, huit visites sur le terrain de Jakob Kellenberger ont été filmées. La première a eu lieu à la fin de l’an 2000, en Algérie et au Maroc. Elles se sont ensuite succédées entre 2003 et 2009. Parmi les visites les plus marquantes, nous retiendrons celles qui ont eu lieu en Irak, au Soudan, au Liban, en Géorgie et à Gaza.
L’actuel président, Peter Maurer, comptabilise un nombre de visites nettement supérieur à celui de ses prédécesseurs. Ainsi, en seulement six ans, il compte déjà seize visites filmées à son actif.
Si des raisons évidentes d’accès facilité aux technologies peuvent être invoquées pour expliquer la hausse de la documentation de ces déplacements, il apparait toutefois légitime de s’interroger pour savoir si d’autres facteurs sont à prendre en considération. Il s’agira donc de définir de quelle nature sont les comportements, les attitudes, adoptés par ces trois présidents, ainsi que d’identifier les rencontres ou les interactions qui ont pu avoir lieu dans le cadre de ces visites.
La vidéo comprenant les images de Cornelio Sommaruga à Sarajevo le 20 novembre 1993 présente les différentes activités du président durant sa visite. Il se rend, entre autres, dans un hôpital lieu récurrent des visites présidentielles sur le terrain. En effet, tant Jakob Kellenberger, que Peter Maurer se rendront, eux aussi, à plusieurs reprises dans les hôpitaux afin de rendre visite aux blessé∙e∙s. C’est ainsi un thème qui a, sur les trois mandats en question, été filmé plus de onze fois.
Le président Sommaruga se renseigne sur les conditions du personnel hospitalier avant d’aller à la rencontre des personnes alitées dont il s’enquiert de l’état de santé. En août 1995, lors de sa visite en Croatie et en Bosnie, il se rend aussi dans un hôpital venant principalement en aide à des personnes déplacées attaquées, revêtant un équipement stérile. A la fin de sa visite, le président ne cache pas son émotion face à ces civils blessés par des parties du conflit ne respectant pas les principes du droit international humanitaire en déclarant : « C’est pour moi très dur de sortir d’un hôpital où je retrouve des déplacés qui ont été attaqués par des avions et qui sont blessés ici ».


Le président du CICR en visite à Sarajevo, les 19 et 20 novembre 1993 (©CICR / 11.1993 / V-F-CR-F-00288 / 00:01:33-00:02:23)

Quelques années plus tard, en 2004, nous retrouvons le successeur de Cornelio Sommaruga au Soudan, où Jakob Kellenberger rend lui aussi visite aux personnes blessées. Puis, en 2009, il se rend à Gaza où il visite un hôpital dans lequel il est confronté à un jeune enfant gravement touché, seul survivant d’une famille de huit personnes. Il ne dissimule pas son désarroi face à la situation. La même année, à Peshawar, il se rend au ICRC surgical hospital for weapon wounded, qu’il inaugure le 29 avril 2009.

Gaza : le prix à payer(©CICR / DOOLE, Claire ; GRAENISCHER, Laurent / 06.2009 / V-F-CR-F-01016-V / 00:02:01-00:02:08)

Peter Maurer, quant à lui, se rend en République démocratique du Congo en 2013. Là, il visite un hôpital de blessé∙e∙s de guerre, atteints par des mines antipersonnel ou des bombes.

Si les images que nous avons à disposition pour ses deux prédécesseurs ne reflètent pas particulièrement d’interaction avec les patients, il en va différemment pour Peter Maurer. Ce dernier se montre en effet plus proche d’eux, leur pose des questions sous une forme qui incite davantage au dialogue. C’est alors que l’on peut s’interroger sur la raison d’être de ces différences et noter que ses prédécesseurs n’ont peut-être pas été filmés dans ces conditions, ou peu.

Violence rising to unprecedented levels in Democratic Republic of the Congo(©CICR / FELL, Nicola Eva ; CARLIEZ, Sébastien / 2013 / V-F-CR-F-01175-A / 00:00:30-00:00:40)


 
Evolution de l’image présidentielle

Si les images du président sur le terrain opérationnel attestent de sa présence et de son engagement dans les zones les plus affectées par les conflits, elles témoignent aussi de la manière dont a pu, au cours de ces vingt-cinq dernières années, « évoluer » l’image renvoyée par le président et participent ainsi à la constitution de la mémoire institutionnelle.
Nous pouvons dans un premier temps bien sûr avancer des particularités ayant trait à la personnalité et au caractère de chacun. Toutefois, il semble qu’il ne faille pas se contenter de cette seule réponse et qu’il soit légitime de s’interroger dans le but de déterminer si d’autres facteurs ont pu participer à un changement, une modernisation, de l’image présidentielle.
Pour tenter de démontrer cela, nous nous pencherons particulièrement sur des éléments tels que la manière de communiquer, d’interagir, de se présenter, des trois présidents dont il est ici question.

Lors de sa visite en Azerbaïdjan en avril 1995, Cornelio Sommaruga est filmé dans plusieurs situations : rencontres avec des personnalités politiques, des délégués, sans oublier les populations locales. Alors que dans cette vidéo, entre autres, nous entrons, pour ainsi dire dans l’intimité des entrevues présidentielles, cette pratique s’effacera sous les présidences à venir. Nous voyons en effet ici, et ce à plusieurs reprises, le président attablé avec délégués et membres du Croissant-Rouge azéri, auxquels il remet un écu à l’effigie d’Henry Dunant. Ces images s’appliquent à mettre en exergue la collaboration entre le CICR et la société nationale. Plus tard, il remet une autre pièce, « frappée à Genève, à l’occasion du 125e anniversaire du CICR » au Croissant-Rouge azéri. Nous voyons le président du CICR rencontrer le président de la République d’Azerbaïdjan. Ce genre de scène, de même que les dîners, ne seront, sous les deux mandats suivants, guère montrés.


Visite du Président Cornelio Sommaruga en Azerbaïdjan, avril 1995(©CICR / 11.1993 / V-F-CR-F-00288 / 00:06:03-00:06:59 / 00:12:10-00:12:38)

Peter Maurer renouera pourtant avec cette tradition de manière ponctuelle lors de sa visite en Colombie en 2013. Nous le voyons en effet se restaurer avec d’autres membres du CICR, dont Patricia Danzi – alors cheffe des opérations pour l’Amérique latine et les Caraïbes – et des délégués. Toutefois, la situation est bien différente. Il ne s’agit pas, dans ce dernier cas, d’une rencontre officielle, mais plutôt d’un repas partagé avec des collaborateurs. Cela dénote d’une stratégie de communication fondamentalement différente, également destinée à l’interne, qui rappelle davantage l’interaction de Cornelio Sommaruga avec des délégués lors de sa visite en Azerbaïdjan, mais aussi d’une attitude plus décontractée et moins une posture de « patriarche », adoptée par le prédécesseur de Jakob Kellenberger.

Colombie : visite du Président Peter Maurer(©CICR / 2013 / V-F-CR-F-01162-N / 00:01:25-00:01:34)

A l’analyse des films mettant en scène les présidents, un autre élément frappe le spectateur. Celui de la liberté d’action prise, ou non, par les uns et les autres. Ainsi, lors de sa visite à Sarajevo en 1993 , le président Sommaruga n’hésite pas à s’installer spontanément au volant de l’un des véhicules tout terrain emblématiques du CICR. Un changement de plan a lieu à ce moment-là, ce qui peut poser la question d’une éventuelle mise en scène. Nous ne pouvons, prenant cela en considération, déterminer avec certitude quelle a pu être la genèse, ni l’issue de cette initiative, l’identification de la personne au volant à l’arrivée du véhicule étant malaisée. Pour des raisons évidentes de sécurité, nous pouvons imaginer que, si l’on n’en voit pas davantage, c’est peut-être que le président aura été freiné dans son initiative. Pourtant, si nous prenons en compte la personnalité du président, il est plus que probable que cela n’ait pas été le cas, l’indépendance d’esprit de Cornelio Sommaruga étant, de son propre aveu, connue et reconnue.[4]


Le président du CICR en visite à Sarajevo, les 19 et 20 novembre 1993 (©CICR /11.1993 / V-F-CR-F-00288)

Au nombre de ce que nous nommerons des « initiatives présidentielles » figurent aussi les épisodes durant lesquels le président revêt un rôle actif. A plusieurs reprises, il arrive, par exemple, que nous le voyions porter des cartons aux côtés des délégués. Ces épisodes apparaissent en effet chez deux de nos trois protagonistes. Le premier à s’illustrer dans ce rôle est naturellement Cornelio Sommaruga, toujours lors de sa visite en Azerbaïdjan. Puis, Jakob Kellenberger sera encore plus entreprenant lors de sa visite au Liban et en Israël, durant le conflit de 2006. On le voit en effet traverser le fleuve Litani[5] dans le but de rallier Tyr en traversant sur un tronc d’arbre faisant office de jonction entre les deux rives, tous les ponts ayant été détruits. Cet acte audacieux, alors que chaque contrevenant à l’interdiction de passage était menacé d’être bombardé,[6] avait été annoncé par le protagoniste en personne dès son arrivée sur les lieux, alors qu’il déclarait au micro de la radio RTL (Radio Télé Luxembourg) : « De toute façon, je vais passer, quelle que soit la forme ». Cela laisse donc peu de doutes quant à ses intentions : et son action ne s’arrête pas là, puisque, à l’image de son prédécesseur, il s’engage, lui aussi, à prêter main forte à ses collaborateurs présents, en les aidant à acheminer des cartons d’aide humanitaire.


ICRC activities during and after the Lebanon / Israel conflict (©CICR / VERVAEKE, Aurore / 08.2006 / V-F-CR-F-00928-P / 00:05:17-00:05:43)

Cet acte n’apparait donc pas être né d’un élan de spontanéité de la part de Jakob Kellenberger, mais plutôt d’une décision politique et réfléchie. Non seulement, parce que les enjeux sécuritaires auraient été trop grands à titre personnel, mais aussi parce que le CICR et son action auraient pu subir les conséquences d’une telle initiative. D’un point de vue communicationnel, ce genre de démarche joue un rôle de grande importance. Les faits ont en effet été largement relayés dans la presse. Ceci a donc permis d’attirer l’attention sur le conflit, mais aussi de faire paraître l’image d’un président engagé et dynamique, et de renvoyer l’image d’un président proche des problématiques de son institution, connecté aux difficultés rencontrées par ses collaborateurs sur le terrain. Que l’instance suprême du CICR agisse de cette manière renvoie donc une image forte, aussi bien quant à son engagement personnel, qu’à celui de l’institution, et fidèle à plusieurs des principes fondamentaux portés par le Mouvement et en accord avec la doctrine,[7] que sont l’humanité, l’impartialité, la neutralité et l’indépendance. Comme le rappelle Yves Daccord: « la communication publique vise principalement à informer et sensibiliser les audiences prioritaires du CICR. Elle cherche à renforcer le soutien au droit international humanitaire, à l’action et aux positions du CICR et à projeter une identité cohérente de l’organisation ».[8]
Peter Maurer, lors de sa visite en Colombie, s’est, lui aussi, retrouvé dans une situation risquée. On le suit en effet évoluer en terrain miné, alors que le délégué qui l’accompagne explique que des mines ont explosé à quelques mètres de là quelques jours auparavant. Dans ce cas aussi, la prise de risque est bien sûr mesurée, un sentier sécurisé ayant été tracé. Cependant, l’action entreprise, comme dans le cas de son prédécesseur, n’est pas à minimiser pour autant, puisqu’elle illustre, aussi bien professionnellement que personnellement, l’investissement de Peter Maurer dans l’action de l’institution.

Colombie : visite du Président Peter Maurer (©CICR /2013 / V-F-CR-F-01162-N / 00:48-01:00)

Les films documentant les visites de Sommaruga semblent donc, d’un point de vue général, plus complets que ceux de ses successeurs ; et il ne faut pas oublier que la durée des films était évidemment plus longue. Si, aujourd’hui, les visites présidentielles sont présentées sous formes de vidéos très « montées », cela n’était auparavant pas le cas. Bien sûr, l’émergence des réseaux sociaux tient une part importante dans ce glissement représentationnel. Nous pouvons toutefois nous interroger sur le contenu de ces images au niveau communicationnel. Le nombre de films produits par le CICR en général, mais aussi ceux qui traitent des visites présidentielles, augmente d’année en année. En plus de l’ère des médias immédiats actuelle, peut-être faut-il aussi y voir une volonté différente concernant les enjeux de transmission du message porté par ces images.

 

Discours et prises de position

Enjeux communicationnels

La production de vidéos a, dès 2013, régulièrement augmenté, ce jusqu’à aujourd’hui, accentuant une tendance qui a débuté au tournant des années 2000.
Il est donc intéressant de tenter de déterminer si cela a joué un rôle dans la manière de communiquer du président. Nous pouvons tout d’abord noter un élément plutôt évident, à savoir que, en vertu de la durée des vidéos désormais réduite à quelques minutes ou secondes seulement, le discours présidentiel a inexorablement suivi la même tendance.

Si Cornelio Sommaruga présentait, incarnait et diffusait le discours humanitaire du CICR, il faisait aussi la promotion de l’institution auprès des autorités politiques, comme cela est manifeste lors de l’épisode de la médaille cité plus haut, par exemple. Il n’hésite pas à parler en son nom et pas uniquement en celui de l’institution qu’il représente. Lors des visites de Sommaruga, la parole n’est que peu donnée aux personnes victimes de conflits ou d’autres situations de violence. Le président, que ce soit Sommaruga ou Kellenberger, n’hésite pas à parler à la première personne, telle une incarnation de l’institution. Nous pouvons toutefois soulever un glissement à la fois discursif et comportemental important quant à leurs interactions avec les civils. Cornelio Sommaruga revêt la posture de président et ses visites prennent d’ailleurs des allures analogues à celles que ferait le président d’un état en visite officielle. Le spectateur le voit saluer d’un geste de la main les blessés réunis dans une chambre d’hôpital ou des enfants en classe.

Au Soudan en 2004, soit neuf ans après l’exemple de Sommaruga, Jakob Kellenberger visite lui aussi un hôpital. Toutefois, les images que nous possédons ne contiennent que peu de points communs. En effet, le second est montré en train de s’enquérir de l’état de santé des patients, puis est interviewé dans la pièce qui accueille les blessés. Il explique ses préoccupations, sans jamais citer le CICR et n’en porte pas l’emblème. De ces images transparaissent une promiscuité non seulement avec les personnes auxquelles il rend visite, mais aussi avec ceux∙elles qui seraient susceptibles d’être sensibilisé∙e∙s derrière leur écran. Les différences entre les deux hommes sont assez marquées et ont laissé une empreinte visuelle divergente. Kellenberger apparait comme un homme qui se soucie du bien être des autres, qui ou quel∙le∙s qu’il∙elle∙s soient. Sommaruga, d’une posture plus distante, incarne sa génération. Jakob Kellenberger a, d’une certaine manière renouvelé le rôle présidentiel, se rendant plus disponible, moins inaccessible que son prédécesseur. Il apparaît davantage en qualité de témoin face à la situation.


Surgeons save lives in conflict-torn Darfur (©CICR / BOND, Catherine / 11.2004 / V-F-CR-F-00850-A / 00:02:43-00:03:12)

Lors de la première visite filmée de Peter Maurer qui a pris place au Niger et au Mali en 2012, nous assistons à nouveau à un glissement de nature discursive. Ici, le président est non seulement témoin de la situation, mais il incarne aussi un rôle qui tend vers celui du journaliste, commentant le contexte dans lequel il se trouve. Il décrit la situation des personnes déplacées, ainsi que leurs besoins, et rappelle que le CICR en appelle aux donateurs pour financer les opérations dans le Sahel. Il détient donc la tâche de sensibiliser les spectateurs, donateurs potentiels, aux difficultés rencontrées dans les zones de conflit. Le président interroge aussi les personnes déplacées qui vivent dans le camp et les incite à raconter leur histoire.


Mali – Niger : ICRC ready to help more people in case of worsening of humanitarian situation(©CICR / BAUMGARTNER, Pascal / 10.2012 / V-F-CR-F-01139-B / 00:00:45-00:01:09)

Ceci, dans le but de soutenir ses propos, mais aussi de donner un visage à ces personnes, de les individualiser afin de sensibiliser davantage. Cela se vérifie par ailleurs dans les films suivants, comme en République Démocratique du Congo en 2013, où, lors de sa visite d’un hôpital, il s’enquiert de la situation d’un enfant victime d’une bombe, auprès de la mère du garçon. A la suite de cela, toujours sur les lieux, il explique la situation face à la caméra.
En Centrafrique en janvier 2018, Peter Maurer s’adresse directement à la communauté internationale, afin que des mesures soient prises et dénoncent « les violences contre les travailleurs humanitaires ».


République centrafricaine : la violence exacerbe une « tragédie humanitaire oubliée » (©CICR / FELL, Nicola Eva / 01.2018 / V-F-CR-F-02268-N / 00:03:48-00:05:25)

Ainsi, le message transmis par la voix présidentielle s’est modifié au fil des années, des acteurs et des politiques de communication publique. De Cornelio Sommaruga, figure de patriarche inébranlable et quelque peu distante, à la personnalité plus discrète, en apparence du moins, de Jakob Kellenberger, à Peter Maurer, la stratégie de communication semble donc avoir subi quelques modifications. Si les thématiques transmises à travers eux demeurent les mêmes et reflètent le mandat du CICR, la manière de les délivrer a quant à elle passablement changé. Le discours s’est en effet décentré de la personne « président » pour être rapproché des personnes qui se trouvent au cœur de conflits ou d’autres situations de violence et auxquelles le CICR porte secours. La prise de parole, si elle est toujours portée par le protagoniste principal objet de ce texte, a de plus en plus été partagée avec les personnes qui se trouvent dans le champ d’action de l’institution. Le président se pose ainsi comme le lien entre les différentes parties de la chaîne humanitaire, entre donateurs et civils atteints par les conflits.

Vers un discours plus personnel ?

Il est à présent intéressant de questionner les impacts éventuels de ce changement discursif sur l’image renvoyée par le président. Sa manière de s’adresser à la caméra a-t-elle changé et si oui, comment ?
Si les images que nous possédons de Cornelio Sommaruga en visite sur le terrain rendent souvent compte de ses rencontres avec des personnalités politiques, cette tendance a, semble-t-il, commencé à diminuer lors du mandat de Jakob Kellenberger pour ne devenir plus qu’une rareté sous le mandat présidentiel actuel. Nous pouvons donc observer que les images diffusées ne cherchent pas à communiquer avec le spectateur de la même manière. Sans doute cela est-il, en partie du moins, dû à l’évolution technologique. Les films connaissent en effet un espace de diffusion nettement plus large depuis l’apparition et l’utilisation d’internet. Les images n’étaient donc pas nécessairement destinées à se suffire à elles-mêmes, mais à illustrer et appuyer un discours journalistique. Aujourd’hui, ce n’est souvent plus le cas. Elles portent un message et se suffisent souvent à elles-mêmes. En effet, depuis une quinzaine d’années, le CICR produit des messages d’actualité destinés à être diffusés par les chaînes de télévision.

Lors de ses visites sur le terrain, le discours de Cornelio Sommaruga rappelle généralement le mandat du CICR et le devoir des parties au conflit. Le président ne laisse que peu transparaître un message plus personnel quant aux situations auxquelles il est confronté. Il parle de l’action du CICR, des délégués, des Etats, du droit, mais peu des personnes affectées par les conflits. Jakob Kellenberger est, selon les images dont nous disposons, le premier président à exprimer son ressenti en son nom propre. Lorsqu’il se trouve au Soudan en 2004, il ne parle pas du CICR, mais de son implication pour que la situation s’apaise :

« My main concern, just now and in the weeks to come is […] that the people who are still living in their villages in the whole areas that they are not forced to leave these villages and to go to the cities and to the IDP (internally displaced persons) camps ».

Deux ans plus tard, au Liban, il s’exprime à nouveau à la première personne, non seulement au nom du CICR, mais aussi des personnes victimes du conflit :
« Je veux améliorer l’accès le plus rapidement possible pour le CICR, pour les gens qui ont besoin d’assistance ; et je suis extrêmement préoccupé par les problèmes d’accès, notamment pour des gens blessés dans certains villages, n’est-ce pas ».


Lebanon / Israel : civilians pay the price of conflict(©CICR / VERVAEKE, Aurore / 08.2006 / V-F-CR-F-00928-A / 00:08:57-00:09:12)

Peter Maurer ne s’est semble-t-il pas exprimé en son nom dès ses débuts à la tête de l’insitution, mais lors de sa visite au Yemen en 2015, il s’exprime, lui aussi, à la première personne :

« I see a lot of seriously wounded people. This a very serious and catastrophic situation which unfolds here in Aden and much more needs to be done in order to support those victims who suffer each and every day from this conflict».


ICRC President : world must wake up to suffering(©CICR / 05.2015 / V-F-CR-F-01353-B / 00:00:20-00:00:34)

Cette déclaration n’est pas sans rappeler celle de son prédécesseur. En effet, leur discours est dans le deux cas dirigé vers les personnes victimes des conflits des contextes où ils se rendent. Les témoins présidentiels, par leur présence au sein des zones de conflit, occupent une place de premier rang en tant que relais des informations factuelles, mais aussi des besoins nécessaires sur place. Ils sont là, et cela les rend d’autant plus légitimes aux yeux du spectateur. Ce mode de communication permet d’atteindre plusieurs buts. La notoriété du président encourage davantage les médias à relayer les images à parler du conflit en question. Cela entraîne donc une croissance de la visibilité de l’institution pour le grand public, mais également pour les donateurs importants. Cela permet aussi de sensibiliser le monde à grande échelle. Ainsi, tant la société civile que les milieux politiques sont interpellés grâce à cette démarche.
Nous assistons à la fusion entre le président et le CICR, ce qui participe à créer le discours porteur de la plus grande force. Cette union entre l’individu et l’institution offre un visage et une image concrets face au caractère abstrait que peut avoir le CICR pris en tant qu’organisation. Ceci crée donc une entité unique, porteuse des mêmes valeurs et également impliquée dans le mandat, qui amenuisent la distance entre le président et le CICR et se fond pour défendre une mission commune. Comme l’écrit Yves Daccord au sujet de la politique de communication publique du CICR et de son identité :

« Pour maximiser la cohérence entre l’impact de sa communication publique, le CICR cherche à développer en permanence une voix distincte, qui lui est propre, reflétant les attributs spécifiques de son identité à savoir une institution humanitaire ancrée dans la réalité des conflits, indépendante, neutre, impartiale, cherchant à protéger et assister les personnes affectées par les conflits armés, la violence interne et œuvrant pour le respect du droit international humanitaire ».[9]

L’analyse chronologique des modes de communication mis en œuvre durant ces trois mandats présidentiels laisse donc entrevoir des similarités, mais aussi des changements significatifs, non seulement dans leurs modalités discursives, mais également dans leurs attitudes face à la caméra. Si le discours dépend plus des stratégies de communication, la personnalité joue sans doute un rôle important dans le second point. Les évolutions technologiques du médium sont bien sûr, elles aussi, à prendre en considération pour expliquer les choix communicationnels de la présidence.
Jakob Kellenberger s’est fait plus rare que son successeur, mais sans pour autant avoir été absent des situations où sa présence était fondamentale et permettait de mettre en lumière des zones de conflits et d’autres situations de violence. Cornelio Sommaruga a certainement, malgré leur écart générationnel, quelques points communs avec Peter Maurer, dans le domaine abordé ici. Tous deux partagent, en effet, un talent oratoire notable et se montrent particulièrement à l’aise face à la caméra.
Tout comme ses prédécesseurs, l’actuel président incarne le CICR et son mandat, tout en étant nettement plus présent et en abordant son rôle d’une manière proche de celle du président d’un Etat.
La rupture est toutefois certainement plus marquée entre Peter Maurer et ceux qui ont occupés son siège avant lui. Il a, non seulement été davantage filmé, mais s’est aussi sans doute plus exprimé.
Cela est dû, non seulement à des questions d’évolution technologique, mais découle aussi sans doute d’une volonté de communiquer de manière plus active, la concurrence entre les organes humanitaires, de plus en plus nombreux,[10] étant de plus en plus difficile et complexe. Il faut donc suivre cette tendance afin que le CICR obtienne la plus grande visibilité possible.
Il serait à cet effet intéressant d’étudier en parallèle le fonctionnement d’autres organisations humanitaires en matière de communication, afin d’établir dans quelle mesure des stratégies similaires s’appliquent ou non, et d’ainsi dresser une étude de leurs divergences et de leurs similitudes.

 


[1] Nous préférerons, ici, en principe le terme de « film » pour qualifier films et vidéos.

[2] LORENZI Massimo,Entretiens avec Cornelio Sommaruga : Le CICR, le cœur et la raison, Lausanne, Editions Favre, 1998, p. 102.

[3] Le président du CICR en visite à Sarajevo, les 19 et 20 novembre 1993 (©CICR/11.1993/V-F-CR-F-00288).

[4] Plans fixes, « Cornelio Sommaruga-Au service de la diplomatie humanitaire », n°1265, tourné le 18.03.2011, Genève.

[5] KELLENBERGER Jakob, ERNY Hansjörg, Jakob Kellenberberger : Diplomat und KRK-Präsident, Oberhogen am Thunersee, Zytglogge, 2006, p. 25.

[6] http://www.leparisien.fr/politique/le-litani-frontiere-de-l-enfer-09-08-2006-2007231063.php

[7] Doctrine du CICR en matière de communication externe (Doctrine 7), 2015, p. 6-19.

[8] DACCORD Yves, « La communication du CICR : générer du soutien pour son action d’aujourd’hui et de demain », dans Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 87, 2005, p. 246.

[9] DACCORD Yves, « La communication du CICR : générer du soutien pour son action d’aujourd’hui et de demain », dans Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 87, 2005, p. 256.

[10] DACCORD Yves, La communication du CICR : générer du soutien pour son action d’aujourd’hui et de demain », dans Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 87, 2005, p. 246.