En 1921, la Grèce et la Turquie sont en guerre. Deux ans plus tard à Lausanne, les deux pays signent un traité de paix et trouvent une solution durable au conflit par un échange de populations comprenant un million et demi de personnes. C’est dans ce contexte que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) envoie en mai 1921 un de ses délégués dans le cadre d’une mission de protection des réfugiés en Anatolie. Le CICR conserve dans ses archives des photographies témoignant du déchainement de violence et du déracinement subis par les populations concernées. L’article à suivre se propose de vous faire redécouvrir, par l’image, un conflit aujourd’hui trop méconnu.

Un million et demi, c’est l’estimation du nombre de réfugiés concernés par l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie en 1923.[1] Au fil des siècles, cette région du monde, qui s’étend de la Grèce au Caucase, a abrité certaines des plus grandes civilisations. Des Athéniens aux Ottomans, la présence et le transit de populations ont généré un mélange ethnique et religieux très diversifié, comprenant notamment chrétiens grecs-orthodoxes, orthodoxes arméniens, assyriens et musulmans.[2]

Après la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman est démembré et occupé par les Puissances alliées et les forces grecques. En 1919, les nationalistes turcs, refusant cette occupation, prennent les armes et une guerre d’indépendance éclate. En 1922, face à l’ampleur du conflit et à l’afflux de réfugiés qui arrivent en Grèce, le Haut Commissariat aux réfugiés, récemment créé par la Société des Nations, se saisit du dossier, et propose ce qui lui semble être une solution viable au conflit, à savoir un échange de populations entre les deux pays.[3]

L’action du CICR dans le cadre de la guerre gréco-turque survient dans un contexte qu’il faut appréhender sur plusieurs décennies. Dans une région en proie aux nationalismes, les populations ont été persécutées à cause de leur appartenance religieuse et font les frais de politiques d’homogénéisation ethnique.

C’est ainsi que, sur appel du Croissant Rouge ottoman, le CICR envoie un délégué, dénommé Maurice Gehri, du 12 au 26 mai 1921 en Asie Mineure. Il est intégré à une commission d’enquête interalliée, chargée de vérifier des faits d’atrocités et de massacres de populations autour de la péninsule de Samanli-Dagh, non loin de Constantinople. Par de multiples aspects, cette mission est singulière : sa courte durée, la nature de ses enquêtes, et les imprévus auxquels elle fait face. Mais plus encore, le journal de bord qu’a laissé le délégué nous communique de précieuses informations sur son déroulement. Le fonds des archives photographiques du CICR contient des clichés uniques pris par Maurice Gehri lui-même lors de son séjour dans la région. Cent ans après la fin de cette guerre, nous vous proposons de (re-) découvrir cette mission à la lumière des documents issus des archives générales publiques et des archives photographiques du CICR.

Aux origines du conflit

Durant son existence, l’Empire ottoman a conquis de vastes territoires, allant de l’Afrique du Nord à la péninsule arabique et l’Europe du Sud-Est. L’Empire a compté en son sein de nombreuses populations et communautés, différentes par leur ethnie mais aussi par leur religion. Depuis trois millénaires, les hellénophones sont présents en Grèce et en Anatolie, des côtes de la mer Egée jusqu’à celles de la mer Noire. La cohabitation entre les différentes populations de l’Empire a longtemps reposé sur le système du millet, qui conférait une certaine autonomie aux minorités religieuses non-musulmanes, contre le paiement d’une taxe. Ce système comprenait trois grandes catégories de minorités : les Juifs, les chrétiens orthodoxes dont faisaient partie les Grecs, et les Arméniens.[4]

Cependant, face à la montée des velléités indépendantistes dans les Balkans, le système du millet ne suffit plus et l’Empire perd ses territoires en Europe au cours du XIXe siècle : la Grèce obtient son indépendance en 1831, la Bulgarie, la Serbie, la Roumanie et le Monténégro en 1878 à la suite de la guerre russo-turque. Durant la guerre russo-turque, le président du CICR, Gustave Moynier, entretient des contacts avec des officiels ottomans, leur notifiant la nécessité de se doter d’une société de secours aux blessés. Les Ottomans demandent alors de remplacer l’emblème de la croix rouge par un croissant, plus représentatif pour le personnel de secours musulman. En 1877 est créé le Croissant-Rouge ottoman.[5]

Alors que l’Empire ottoman, en décrépitude, est considéré comme un « homme malade », les puissances européennes se questionnent sur l’avenir de l’Orient et ambitionnent de récupérer ses territoires.[6] Les Européens soutiennent stratégiquement les minorités religieuses chrétiennes et leurs causes séparatistes afin d’interférer dans les affaires intérieures de l’Empire en vue de l’affaiblir.[7] La France, par exemple, déjà impliquée au XVIe siècle avec le système des capitulations,[8] se déclare nation protectrice des chrétiens maronites du Mont-Liban et de la Syrie. La Russie se proclame protectrice des chrétiens orthodoxes et des Arméniens ; les Autrichiens et les Italiens se rapprochent des chrétiens rattachés à l’Eglise de Rome ; et les Britanniques, quant à eux, entretiennent des relations avec les coptes d’Egypte et les assyriens d’Irak.

Face à la perte de leurs territoires, les dirigeants ottomans arrivent à la conclusion que c’est la proximité entre les chrétiens de l’Empire et les puissances européennes qui en est la cause principale. Dans ce jeu de rivalités et de pouvoir qui se jouent entre elles, les puissances européennes ont interféré à de multiples reprises dans les affaires internes de l’Empire. Cette ingérence a pesé dans la décision des Turcs de procéder au « nettoyage » de leur population.

À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, on observe un revirement identitaire au sein de cet empire multiethnique et multireligieux dans lequel un système comme celui des millets a prévalu durant des décennies. Ce revirement se traduit par une radicalisation identitaire, d’abord panislamique[9] sous le sultanat d’Abdülhamid II, puis panturque[10] sous l’égide du mouvement nationaliste des Jeunes-Turcs. Une politique d’homogénéisation ethnique devient alors un instrument afin que l’Empire mette fin aux tensions internes en se débarrassant des minorités soutenues par les puissances européennes.[11]

Plusieurs massacres de populations traduisent ce sentiment de haine envers les chrétiens de l’Empire. À partir des années 1890, les persécutions ciblent d’abord les Arméniens ottomans, lors des massacres hamidiens,[12] puis l’ensemble des chrétiens de la région d’Adana en 1909.[13] La perte de la Libye lors de la guerre italo-turque en 1911, puis la perte des territoires ottomans européens au cours des guerres balkaniques de 1912-1913, ont été un traumatisme pour l’Empire. Au sommet de l’armée turque, on commence alors à évoquer des projets de nettoyage ethnique des populations chrétiennes en Anatolie, poussés par un sentiment de vengeance exacerbé par le nationalisme des Jeunes-Turcs.[14] Les dirigeants ottomans saisissent l’opportunité offerte par la Première Guerre mondiale et procèdent dès 1915 à l’élimination et la déportation des populations chrétiennes qui ne s’insèrent plus dans l’unité nationale turque. Les Arméniens en paient le plus lourd tribut, aux côtés des Grecs-orthodoxes et des Assyriens.[15]

En 1918, après quatre ans de guerre, l’Empire ottoman s’incline face aux puissances alliées et signe l’armistice de Moudros. Lors de la conférence de paix de Paris, les Alliées imposent aux Ottomans le traité de Sèvres, très sévère,[16] et se partagent les territoires de l’Empire. Les détroits sont occupés et démilitarisés, le partage des territoires au Moyen-Orient se fait selon les accords secrets de Sykes-Picot conclus en 1916 entre la France et la Grande Bretagne. À partir de mai 1919, la Grèce occupe militairement Smyrne et une partie de la côte égéenne de l’Anatolie. Athènes, qui a des visées expansionnistes sur l’Anatolie, notamment portées par le premier ministre grec Elefthérios Venizélos, semble alors près de réaliser son ambition, la Megáli Idéa,[17] un nationalisme irrédentiste. L’occupation militaire grecque retourne rapidement l’opinion publique musulmane ottomane contre les Alliés et déclenche une résistance nationaliste autour du personnage de Mustapha Kemal qui refuse les termes du traité de Sèvres.[18] La guerre gréco-turque éclate alors à l’été 1919 et Mustapha Kemal poursuit la politique d’homogénéisation ethnique amorcée par ses prédécesseurs;[19] dans le camp adverse, des massacres de populations musulmanes par les forces grecques dans les territoires occupés ont également lieu.

C’est dans ce contexte que le Croissant-Rouge ottoman fait appel au CICR, qui charge son délégué Maurice Gehri de partir sur le terrain avec une commission interalliée afin de constater les faits et porter secours aux populations musulmanes.[20]

La mission Gehri, 12-26 mai 1921: témoignage d’une occupation violente

Comme une grande partie de l’Anatolie, la péninsule de Samanli-Dagh est, avant la guerre, peuplée en majorité de musulmans, mais aussi d’un nombre important de minorités chrétiennes, notamment grecques orthodoxes et arméniennes. Lors de l’occupation grecque, la péninsule passe sous le contrôle des forces armées helléniques en 1919, dans l’idée d’une annexion permanente de ce territoire à la Grèce. L’occupation est difficile car l’armée grecque manque d’hommes et de moyens financiers pour contrôler pleinement ce territoire. Elle se repose donc sur des bandes paramilitaires, composées de civils grecs-orthodoxes ou arméniens, ayant survécu aux déportations et aux massacres de masse commis pendant la Grande Guerre par les forces armées ottomanes. Dans un climat déjà très tendu, alors que les différents groupes religieux se regardent d’un œil hostile, les actions de ces bandes paramilitaires déclenchent une série de vendettas et d’exactions entre civils musulmans et grecs.[21]

En 1920, la couverture médiatique du conflit porte principalement sur le sort des chrétiens d’Asie Mineure, établissant un lien entre leurs souffrances et celles des Arméniens, au détriment des victimes de confession musulmane. Cependant, un journaliste anglais du Manchester Guardian, qui deviendra le célèbre historien Arnold J. Toynbee, alerte déjà l’opinion publique sur plusieurs massacres et exactions contre les musulmans et sur des cas de villages incendiés impunément dans la péninsule, profitant du laxisme des forces grecques dans le maintien de l’ordre.[22] Le Croissant-Rouge ottoman décide alors d’alerter le CICR, dès avril 1921, sur l’existence des massacres et des déportations de populations musulmanes dans la péninsule par les forces grecques dans un but « d’extermination ».[23] Les citoyens musulmans ne sont pas autorisés à quitter la région pour trouver refuge ailleurs.

À la lumière des faits rapportés, les autorités alliées basées à Constantinople, et notamment le Haut-Commissaire britannique, Sir Horace Rumbold, se décident à dépêcher une mission d’enquête. Composée de membres des puissances alliées, le CICR est convié à se joindre à la mission car le gouvernement ottoman juge l’institution genevoise digne de confiance. Genève envoie alors son délégué Maurice Gehri, citoyen suisse, chargé de rencontrer les populations persécutées. Pendant une dizaine de jours, d’escale en escale, la mission rend visite aux différents villages de la péninsule de Samanli-Dagh à bord du HMS Bryony. Le délégué du CICR a tenu un journal de bord[24] tout au long de sa mission, qui rend compte de précieuses informations sur son déroulement.

Presqu’île de Samanli-Dagh, itinéraire de la mission d’enquête en Anatolie, 12-22 mai 1921, Revue Internationale de la Croix Rouge.

 

© Archives CICR (DR), 05 /1921. Le torpilleur anglais H.M.S. Bryony à bord duquel la mission d’enquête en Anatolie a fait son voyage. V-P-HIST-E-07061

 

© CR Turquie / s.n., 05/1921. La mission à bord du Gul Nihal. De gauche à droite : Lieutenant Holland (GB), Capitaine Lucas (Fr), Lieutenant Bonaccorsi (It) et Maurice Gehri représentant du CICR. V-P-HIST-E-07087

 

Dès son arrivée à bord du Bryony, le 12 mai 1921, Maurice Gehri est mis à l’écart et confie dans son journal se sentir comme un intrus. En effet, le général Franks, représentant de l’armée britannique, exprime sa surprise lorsqu’il apprend que le délégué se joint à la mission d’enquête, le capitaine du bateau et le personnel de bord n’étant pas non plus au courant de sa venue. Le délégué du CICR ne dispose pas d’une cabine individuelle, l’obligeant à dormir sur le pont du bateau ; il n’est pas non plus invité à manger avec les officiers de la mission. Tout au long du séjour, il n’est pas convié au compte-rendu journalier des officiers de la mission et ne reçoit que quelques bribes d’informations de la part du général britannique. Cependant, Maurice Gehri ne se laisse pas abattre et, conscient de l’importance de sa mission, s’adapte rapidement aux difficultés qui se présentent à lui.

© CR Turquie / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Vue de Ghemlik depuis la mer. V-P-HIST-E-07062

 

Arrivé dans l’après-midi du 12 mai, le bateau jette l’ancre au large de Ghemlik. La mission d’enquête commence la visite des villages dès le lendemain. Le 13 mai, souhaitant suivre la mission, le délégué suisse est empêché d’accompagner les officiers par le général Franks, qui lui explique qu’il ne fait pas officiellement partie de la mission d’enquête et ne peut donc se joindre à eux. Maurice Gehri, déçu, décide cependant de mener sa propre enquête, en commençant par la ville de Ghemlik. Tout au long de son séjour, il est accompagné d’interprètes locaux parlant le grec et le turc. Une fois à terre, le délégué est rapidement approché par les notables grecs et arméniens de la ville. On lui rapporte des faits d’islamisation forcée et de massacres commis l’année précédente, notamment à Iznik (anciennement Nicée) et Lekfe, ayant coûté la vie à 2000 personnes. Grecs orthodoxes, arméniens et Juifs, ont été massacrés par des musulmans après que le Mufti de Moudania les y a incité. D’après eux, l’occupation grecque n’est là que pour reprendre ce qui appartient au peuple grec, dans une région où ils forment la majorité de la population et se considèrent comme l’ « élément actif, riche et commerçant ».[25] L’un d’eux confie même que les Grecs « y apportent la civilisation, en chassant vers l’intérieur de l’Asie cette race maudite qui depuis des siècles n’a pas fait un progrès et en est incapable, et qui pour le bien de la civilisation doit être à jamais extirpée d’Europe et du littoral asiatique ».

Cette déclaration traduit bien les tensions intercommunautaires auxquelles est confronté le délégué du CICR.

© CICR / s.n., 05/1921. Mosquée de Ghemlik où se trouvait le groupe le plus important de réfugiés turcs. V-P-HIST-E-07066

 

La même matinée, Maurice Gehri souhaite s’entretenir avec les réfugiés musulmans, confinés dans la mosquée de Ghemlik, seul endroit pour les abriter. Il se rend rapidement compte du fait que la présence de militaires grecs empêche le dialogue avec les réfugiés musulmans. L’après-midi, en l’absence de ces derniers, les langues se délient et les réfugiés confient au délégué avoir été chassés par les forces d’occupation grecques de leur village de Bazar Keuï, le village que la mission est allée visiter quelques heures plus tôt. Ils expliquent n’avoir eu qu’une heure pour se préparer, après quoi le village a été incendié et leurs maisons brûlées. En chemin, en quête d’un lieu pour s’abriter, des militaires réguliers grecs, mais aussi des femmes grecques et arméniennes les ont dévalisés. Contrairement aux réfugiés grecs et arméniens, recevant des denrées alimentaires de la part de l’armée hellénique, les réfugiés turcs sont exclus des distributions de secours et sont nourris par les habitants musulmans des villages environnants qui ont encore quelques réserves alimentaires. Leurs conditions de vie sont déplorables, certains étant déjà morts de faim. Le délégué suisse comprend que si rien n’est fait, c’est l’ensemble de ces réfugiés qui mourra d’inanition.

© CICR / s.n., 05/1921. Trois des cinq Turcs à bord du « Bryony ». Photo prise au retour à bord, après l’échauffourée où les femmes grecques de Ghemlik ont failli écharper le lieutenant de gendarmerie. V-P-HIST-E-07068

 

La mission alliée, de retour de sa journée d’enquête, arrive à Ghemlik en voiture. Avant même de descendre de l’automobile, une foule de femmes grecques se jette sur un des lieutenants de gendarmerie turcs qui accompagne la mission pour l’écharper. Son bonnet et ses épaulettes sont arrachés, mais la mission parvient tant bien que mal à le faire embarquer à bord du Bryony. Peu de temps avant cet incident, un réfugié grec du village voisin de Foulardjik, avait expliqué au délégué suisse que ce gendarme aurait torturé puis tué le prêtre de son village, ce qui expliquerait une telle échauffourée.

Le lendemain, le délégué suisse continue sa visite de Ghemlik et rencontre ses habitants. Chukri Bey, un Albanais qui y est installé depuis une vingtaine d’années, confie au délégué du CICR que les populations grecques pillent et brûlent les villages musulmans, cela en toute impunité, au vu et au su des militaires grecs.

Après cette rencontre, Maurice Gehri est abordé par des Grecs qui l’informent qu’une cérémonie funéraire a lieu dans l’église orthodoxe voisine et lui demandent d’y assister. Le délégué en profite pour prendre une photo et immortaliser ce moment. Il s’agit de deux jeunes Grecs de Ghemlik, tués dans le village de Koumla-Iskele trois jours auparavant, lors de l’arrivée du Bryony. Les corps sont mutilés, témoignant d’un crime odieux. Après la cérémonie, le délégué du CICR s’entretient avec Monseigneur Vassilios, archevêque de Nicée, qui lui parle également du massacre de Nicée commis l’année précédente par les Turcs. Selon l’archevêque « L’armée grecque a été beaucoup trop douce dans la répression. Moi qui ne suis pas un militaire, mais un ecclésiastique, j’aurais voulu qu’on extermine tous les Turcs, sans en laisser un seul. »

© Archives CICR (DR), 05/1921. Anatolie, Ghemlik, église orthodoxe. Messe de sépulture de deux jeunes Grecs de Ghemlik tués à Koumla-Iskele le 12 mai. Dans la chaire à droite, Mgr Vasslios, archevêque de Nicée. V-P-HIST-E-07069

Le lendemain, Maurice Gehri revient à quai à Ghemlik afin de rencontrer les parents des deux jeunes Grecs tués. Les parents l’informent que les deux jeunes, partis pour visiter un proche dans le village voisin, ont été retrouvés morts sur la plage. Un autre témoin vient compléter le récit, d’après lui au moment des faits les deux jeunes portaient un fez et auraient été pris pour des Turcs. Le délégué se demande qui croire…

Le 15 mai, dès la matinée, ce ne sont pas moins de trois villages qui brûlent, dont on aperçoit la fumée depuis Ghemlik. Maurice Gehri documente ces incendies. La Commission, qui souhaite débarquer depuis le Bryony à Karadja-Ali, ne peut le faire à cause de la chaleur des flammes.

© CICR / s.n., 15/05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Incendie du village de Karadja-Ali. V-P-HIST-E-07072

© CICR / s.n., 15/05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Incendie du village de Narli. V-P-HIST-E-07073

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mission interalliée décide alors d’aller visiter le village musulman de Koutchouk-Koumla. En arrivant au village, la mission est attendue par les réfugiés, quelque 1000 âmes, qui implorent qu’on les transporte en lieu sûr. Leurs maisons ont été pillées et brûlées, certains de leurs proches ont été tués ou violés. Les réfugiés, terrorisés, décident alors de suivre la Commission dont ils souhaitent la protection et s’installent sur la plage, près du débarcadère, autour de feux qu’ils ont allumés pour y passer la nuit. Le Bryony mouille au large et, durant toute la nuit, éclaire de ses projecteurs la plage et les collines avoisinantes pour rassurer les réfugiés.

Le lundi 16 mai, après avoir reçu confirmation de son supérieur, le Haut-Commissaire britannique, le général Franks, autorise enfin le délégué suisse Maurice Gehri à accompagner la mission interalliée pour visiter le village de Kapakli. Une fois sur place, le village est encore fumant de l’incendie de la veille et ses habitants ont fui dans la montagne. L’armée grecque est venue piller, tuer, incendier. L’officier d’état-major grec qui accompagne la mission conteste les dires des survivants et, apercevant une petite fille, demande qu’on l’interroge, car « la vérité sort de la bouche des enfants ». L’enfant déclare catégoriquement, que les malfaiteurs étaient des Grecs. Les quelques survivants demandent à la mission d’être évacués dans un endroit tranquille. On leur répond de prévenir ceux qui se cachent dans la montagne et de les rassembler sur la plage, d’où ils seront transportés à Koutchouk-Koumla le lendemain.

© CICR / s.n., 15/05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Incendie du village de Kapakli. V-P-HIST-E-07074

© CICR / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Un coin du village de Kapakli, incendié le dimanche 15 mai. V-P-HIST-E-07075

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Maurice Gehri confie dans son journal : « Les villages incendiés sous nos yeux, les cadavres par dizaines, l’épouvante des gens… Tout montre que le danger est imminent, terrible, et nous fait un devoir de sauver ces réfugiés immédiatement ». Utilisant les bonnes relations qu’entretient le CICR avec le Croissant-Rouge ottoman, le délégué suisse décide de leur envoyer un message afin de leur demander de l’aide pour évacuer les réfugiés vers Constantinople. La mission d’enquête dont Maurice Gehri a été chargé entre alors dans une seconde phase : il ne s’agît plus d’enquêter sur des faits d’exactions, mais bien de se concentrer sur l’évacuation des réfugiés.

Cependant, le délégué suisse fait face à l’« opposition opiniâtre » du Haut-Commissaire britannique à Constantinople, qui refuse le transfert des réfugiés dans la capitale, évoquant des problèmes de surpopulation face à l’afflux des réfugiés d’autres régions en Anatolie et de ceux de la guerre civile russe. Il avance que la crise du charbon en Angleterre empêcherait les navires de venir jusqu’à la péninsule, à quatre heures de Constantinople. Cela semble être une excuse de plus.

Le lendemain, le délégué suisse manque d’être pris dans une fusillade. Alors qu’il visite Koumla-Iskele avec le caporal Costas, un sous-officier grec responsable d’une bande armée composée de militaires et de civils, une vieille femme rentrant de la brousse approche le délégué et lui explique qu’un soldat grec vient de la menacer avec une baïonnette. Le délégué suisse raconte dans son journal :

« Au loin, on aperçoit en effet des uniformes grecs se mouvoir. (…) Impossible de préciser leur nombre. Un seul d’entre eux sort de la brousse sur le chemin, suivi d’un civil armé que les gens de la plage reconnaissent aussitôt pour un bandit qui accompagnait le détachement Costas. Un enfant est avec eux. À leur vue, les gens de la plage rentrent dans leur hameau. Le bandit, armé d’un fusil et d’un poignard, est littéralement cuirassé de cartouches. Le jeune garçon, de 14-15 ans, a un revolver et un poignard. Le soldat, son fusil et sa cartouchière. Nous nous préparons Costas et moi à la défense. Il a son fusil, dont il me montre le maniement ; j’ai un Browning et trois chargeurs. Le village tout entier est rassemblé sur la place et attend les événements, dans un grand silence. Au bout de quelques minutes d’un conciliabule animé, le bandit et l’enfant s’avancent seuls vers le village. Nous allons à leur rencontre et je leur fais poser les questions : d’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Tout en causant, le bandit entre dans le village avec l’enfant, va s’asseoir sur un tas de briques, déballe des vivres et se met à manger, les armes posées devant eux. Tandis que Costas cause avec lui, je fais le tour du village pour voir si on ne le cerne pas. Je ne vois personne. Les uniformes grecs se dissimulent toujours sous les mûriers. Le soldat détaché toujours en vue, sur le chemin à la même distance du hameau que précédemment. Je reviens m’asseoir auprès du groupe, qui cause toujours. Le bandit envoie l’enfant chercher le soldat grec qui dit-il, a perdu et cherche son portefeuille. Le soldat vient avec l’enfant, s’assoit à côté du bandit et casse aussi une croûte. Au bout de cinq minutes, ayant mangé et bu à la fontaine, ils partent dans la direction de Koutchouk-Koumla, volant en passant derrière le village trois chevaux des réfugiés. »

Le bandit, originaire de Ghemlik, déclare que « c’est toute la même race ». Il se vante de « leur en avoir fait voir de toutes les couleurs et notamment d’avoir mis le feu aux villages voisins, cela pour venger le mal fait aux chrétiens et particulièrement le meurtre des deux jeunes Grecs assassinés mercredi dernier, lesquels n’avaient fait aucun mal. »

Les jours suivants, Maurice Gehri enchaîne les rencontres avec les réfugiés. Un médecin turc de Ghemlik lui confie que les autorités grecques ne font rien pour les réfugiés musulmans. Il prend l’exemple de cette jeune fille blessée par une grenade lors du saccage de son village par les forces grecques. Ayant la moitié de la mâchoire arrachée, les militaires lui interdisent d’être transportée à Brousse pour y obtenir des soins. Le médecin turc confirme au délégué qu’il manque cruellement d’articles de soin, qu’on ne lui accorde pas le droit d’aller à Constantinople pour en obtenir. Selon lui, « la destruction est méthodique, et c’est maintenant au tour de Ghemlik ».

© Archives CICR (DR), 05/1921. Anatolie, mosquée de Ghemlik. Enfant ayant eu la mâchoire emportée par un éclat de grenade jetée dans la maison où les femmes du village avaient été rassemblées. V-P-HIST-03403-22

 

Maurice Gehri s’entretient ensuite avec un lieutenant médecin grec et son adjoint. Les militaires sont convaincus que ce sont les Turcs qui mettent le feu aux villages, dans le but de fournir à la mission interalliée un échantillon des « prétendues atrocités grecques ». Selon eux, Moustapha Kemal aurait été prévenu de l’arrivée de la mission d’enquête et aurait chargé une garnison d’hommes stationnée à quelques heures de Ghemlik, d’incendier les villages turcs. D’après leur raisonnement, « quelques dizaines de diables turcs tués » serait un faible prix à payer au regard du gain moral et politique que la Turquie pourrait tirer d’un rapport d’enquête lui étant favorable. Cependant, selon le délégué suisse, ce raisonnement ne tient pas la route. Les forces grecques sont présentes dans la région depuis quelques mois et auraient eu tout le loisir de mettre le feu à ces villages si elles l’avaient voulu. Le délégué semble se convaincre que les forces de Kemal ne seraient pas assez audacieuses pour mettre le feu à ces villages le jour même où une mission composée d’officiers alliés se trouve dans les environs. Le doute plane.

Répondant à l’appel lancé par le délégué du CICR, à partir du 18 mai, un premier bateau du Croissant-Rouge ottoman, l’Ineboli, arrive à Koutchouk-Koumla avec 850 personnes à son bord qu’il évacue en direction de Constantinople. Le 20 mai, deux autres bateaux viennent aider à l’évacuation de ces réfugiés, le Gayret et le Galata. Pendant l’embarquement à Ghemlik, les militaires grecs retiennent tous les hommes valides, âgés de 20 à 40 ans. Seuls les réfugiés, et non les habitants de Ghemlik sont autorisés à embarquer ; on sépare les hommes de leur famille, donnant lieu à des scènes pénibles. Au total, 2660 civils sont évacués grâce à l’action du délégué du CICR et du Croissant-Rouge ottoman.

© Archives CICR (DR), 05/1921. Presqu’île de Samanli-Dagh. Groupe de réfugiés à bord du Galata en route pour Constantinople. V-P-HIST-02493-13A

© Archives CICR (DR), 05/1921. Presqu’île de Samanli-Dagh. Embarquement d’un groupe de réfugiés à bord des bateaux, sous la direction du Croissant-Rouge turc. V-P-HIST-02493-12A

© CR Turquie / s.n., 05/1921, guerre gréco-turque. Presqu’île de Samanli-Dagh. Une vieille femme, la seule survivante d’une famille composée de douze membres, prise à bord du Gayret. V-P-HIST-E-07114

 

© CR Turquie / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Le Gayret quittant Ghemlik avec 250 réfugiés à bord. V-P-HIST-E-07082

Après avoir évacué une partie des réfugiés de Ghemlik, ceux que les militaires grecs ont bien voulu laisser partir, la mission prend le large à bord du Bryony pour faire halte à Yalova, de l’autre côté de la péninsule. Le Croissant-Rouge ottoman rejoint la ville avec le bateau Gul Nihal, au pavillon ottoman, avec une équipe dirigée par Ali Maadjid Bey, professeur à l’université de Stamboul.

© CR Turquie / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Route maritime Constantinople-Yalova. La mission à bord du Gul Nihal. De gauche à droite : Lieutenant Holland (GB), Lieutenant. Bonaccorsi (It), Capitaine Lucas (Fr), Ali Maadjid Bey, secrétaire du Croissant-Rouge ottoman, M. Gehri, représentant du C.I.C.R., Mme Ali Maadjid Bey, Mme et M. Toynbee, correspondant du Manchester Guardian. V-P-HIST-E-07088

Arrivée à Yalova le 21 mai, la mission interalliée visite la ville et les villages environnants. Le 22 mai, la Commission estime avoir terminé son enquête et repart en direction de Constantinople. Maurice Gehri, quant à lui, estime que sa mission doit se poursuivre et accompagne les délégués du Croissant-Rouge ottoman afin de continuer l’évacuation des réfugiés de Yalova.

©CICR / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh, Yalova. Les trois femmes grecques tuées près de Samanli et exposées devant le konak de Yalova. V-P-HIST-E-07092

Le 24 mai, on informe le délégué suisse qu’une procession funéraire a lieu dans la ville en hommage à trois femmes grecques assassinées quelques jours auparavant dans le village voisin de Samanli. Le général des forces grecques, un certain Leonardopoulos, explique à Maurice Gehri que ces femmes ont été tuées par des Turcs, membres des forces kémalistes. Cependant, le délégué suisse confie dans son journal de bord avoir de sérieux doutes quant aux circonstances de ces assassinats. Le journaliste Arnold J. Toynbee, observe la procession funéraire et conclut à une mise en scène. La procession n’a en effet rien d’un convoi funèbre, il n’y a pas de parents, pas de cierges allumés et les corps au lieu d’être portés à bras comme c’est la coutume sont conduits au cimetière dans un char de campagne. Maurice Gehri écrit dans son journal : « Ces femmes sont-elles vraiment grecques ? Ont-elles été tuées par des Turcs ? A-t-on arrêté les assassins ? Tout ce que nous parvenons à apprendre c’est qu’elles habitaient le village arménien voisin. Il plane sur toute cette affaire un mystère que nous n’avons aucun moyen d’approfondir. Le prêtre de la cérémonie n’est pas de Yalova, mais un envoyé du patriarcat grec de Constantinople. » Les suspicions que le délégué suisse évoque traduisent bien les difficultés auxquelles il est confronté. Qui peut-il encore croire ?

Les visites dans les villages de la péninsule se poursuivent. À Ak-Keuï, les villageois et les réfugiés musulmans sont terrifiés par les bandes de brigands grecs ; ils sont prêts à abandonner leurs maisons et leurs biens pour survivre.

© CR Turquie / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh, village d’Ak-Keuï. Groupe de réfugiés, empêchés d’embarquer par les autorités grecques, avec le Lt. Bonaccorsi (It), membre de la mission d’enquête. V-P-HIST-E-07095

Sur accord des Hauts-Commissaires alliés, le délégué suisse organise en coopération avec le Croissant-Rouge ottoman l’évacuation des réfugiés musulmans de Yalova et des villages environnants. Au moment d’embarquer sur le Gul-Nihal, le capitaine grec de la garnison de Yalova ne veut laisser partir que les réfugiés des villages brûlés, qui selon lui sont au nombre de six, alors que Maurice Gehri en compte entre quatorze et seize.

© CICR / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh, Yalova. Le capitaine grec Grigoriou, l’un des plus fameux défenseurs et amis des bandits irréguliers grecs de Yalova. V-P-HIST-03403-23

Gehri écrit dans son journal que le CICR n’a jamais été confronté à tant de difficultés et d’obstination à l’égard de femmes et d’enfants sans défense, l’obligeant, à regret, à demander au siège de l’organisation genevoise de protester auprès de la Croix-Rouge hellénique et la presse, qui considèrent encore la Grèce comme une nation civilisée. Qu’un délégué suggère de contacter la presse est bien loin du principe de neutralité, pierre angulaire de l’action du CICR. On ne peut qu’imaginer le sentiment de révolte qui anime Maurice Gehri face à tant d’atrocités et d’injustices. Il écrit à ce propos dans son journal : « Les réfugiés, tous, nous demandent de partir. Les femmes nous embrassent les genoux. Nous promettons d’intervenir cet après-midi en leur faveur, mais sans leur laisser un grand espoir. »

© Archives CICR (DR), 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh, Yalova. Le gouverneur turc Fuad et le capitaine grec Goulas. La légende de Maurice Gehri est complétée par l’information suivante : « Cette photo m’a été remise par le gouverneur de Yalova le 21 mai comme preuve des bons rapports entre Turcs et Grecs avant l’introduction récente du régime de terreur et d’extermination. » V-P-HIST-E-07083

Un triste constat saisit le délégué suisse, qu’il confie dans son journal : les puissances alliées ont donné à l’armée grecque un mandat civilisateur en Asie Mineure et cette dernière devrait donc protéger la population musulmane. À l’inverse, elle les extermine systématiquement. Selon lui, il devient impérieux d’évacuer toute la population musulmane de la région vers Constantinople.

Son constat est confirmé quand des réfugiés turcs du village de Kodja-Déré lui rapportent que les habitants auraient été expulsés de leurs maisons, puis entassés dans des chalutiers arrosés de pétrole et coulés à la grenade.

Dans ce climat de tensions, l’embarquement des réfugiés a tout de même lieu, non sans difficulté. Les autorités militaires grecques refusent toujours de faire monter les hommes âgés de 20 à 40 ans, de même que les habitants de Yalova et les réfugiés venant d’autres régions plus éloignées de la péninsule de Samanli-Dagh. Seuls les réfugiés des villages brûlés sont autorisés à monter. Tenace, Maurice Gehri parvient tout même à faire embarquer des villageois d’autres localités sur le bateau. Le délégué se demande pourquoi les autorités militaires refusent de faire monter les réfugiés : « Redoutent-elles leurs témoignages une fois hors d’atteinte, ou est-ce une vengeance ? » 

© CICR / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh, Yalova. Groupe de réfugiés attendant l’embarquement sur la plage. V-P-HIST-E-07101

 

© CICR / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh, Yalova. Le tri des réfugiés « bons » pour l’embarquement. Un groupe où l’on se dispute une vie humaine. On distingue la casquette du capitaine et le chapeau du prêtre grec. V-P-HIST-E-07108

 

© Archives CICR (DR), 05/1921. Presqu’île de Samanli-Dagh. Groupe de réfugiés attendant leur embarquement à bord du bateau Gul Nihal, sous la direction du Croissant-Rouge ottoman. V-P-HIST-03403-25

 

© Archives CICR (DR), 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh. Groupe de réfugiés attendant leur embarquement à bord du bateau Gul Nihal, sous la direction du Croissant-Rouge ottoman. V-P-HIST-03403-27

 

© Archives CICR (DR), 05/1921. Presqu’île de Samanli-Dagh. Groupe de réfugiés attendant leur embarquement à bord du bateau Gul Nihal, sous la direction du Croissant-Rouge ottoman. V-P-HIST-03404-02

 

© Archives CICR (DR), 05/1921. Presqu’île de Samanli-Dagh. Groupe de réfugiés attendant leur embarquement à bord du bateau Gul Nihal, sous la direction du Croissant-Rouge ottoman. V-P-HIST-03403-28

 

© CICR / s.n., 05/1921. Anatolie, presqu’île de Samanli-Dagh, Yalova. Le Gul Nihal. V-P-HIST-E-07089

 

La mission du délégué suisse prend fin le 26 mai 1921 et elle aura permis de sauver 2935 réfugiés, dont 1250 enfants, tous évacués à Constantinople. Maurice Gehri fait part de son ressenti dans les notes confidentielles qu’il envoie au CICR à Genève. Selon lui, l’enquête a été initiée par le Haut-Commissaire britannique avant tout dans l’espoir de blanchir les Grecs des atrocités qu’on leur impute. Cette opinion est fondée sur l’attitude du général britannique de la mission à son égard durant les premiers jours, mais aussi sur l’opposition acharnée du Haut Commissaire quant au transfert des réfugiés à Constantinople. Ce sentiment est étayé par ce que le délégué suisse voit tout au long de son enquête : la sympathie des membres de la mission envers les Grecs et leur rejet des Turcs.

Au terme de sa mission, Maurice Gehri conclut dans son rapport présenté au CICR le 22 juin 1921 que des éléments de l’armée grecque d’occupation poursuivent depuis deux mois l’extermination systématique de la population musulmane de la presqu’île. Les incendies des villages, les massacres, la terreur des habitants, ne laissent pas de place au doute. Ces atrocités sont le fait de bandes irrégulières de civils armés et d’unités encadrées de l’armée régulière et n’ont pas, à sa connaissance, été empêchées ou punies par le commandement militaire. Les bandes, au lieu d’être désarmées et dissoutes, sont secondées et soutenues dans leurs actions et collaborent, la main dans la main, avec les unités régulières encadrées.

Il ajoute que dans un coin de pays relativement tranquille où la guerre n’a jamais eu cours jusqu’à fin mars 1921, le général grec Leonardopoulos, qui avait le devoir de protéger cette région, a laissé commettre des crimes révoltants contre la population civile musulmane. Maurice Gehri se demande alors quelle est la raison de son indifférence : faire payer le prix à la population musulmane de la seconde bataille d’Inönü (appelée défaite d’Eski-Chérir par le délégué), première défaite majeure des forces militaires grecques, à laquelle le général a participé ? Ou bien s’agit-il d’éliminer la population musulmane de la péninsule afin d’avoir une majorité grecque pour organiser un plébiscite, très en vogue à cette période, et rattacher le territoire à la Grèce ?

Maurice Gehri affirme que 25 000 musulmans vivaient sur la presqu’île avant l’arrivée de Leonardopoulos. Deux mois plus tard, les 3/5 de cette population ont disparu ou se sont enfuis.

Après le départ de la mission d’enquête, le Croissant-Rouge ottoman, d’entente avec les Hauts-Commissaires alliés à Constantinople, décide d’évacuer le reste de la population musulmane de la presqu’île, soit 7 000 âmes.[26]

Une mission singulière ?

La mission d’enquête interalliée à laquelle a été rattaché Maurice Gehri a présenté bien des complications : après un accueil des plus froids et le sentiment d’être considéré comme un intrus, le délégué récolte des témoignages dont il est difficile de discerner le vrai du faux. Les événements décrits par le délégué suisse apportent un nouvel éclairage à des faits que l’historiographie a souvent négligés, s’apparentant à ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’épuration ethnique. Dans un contexte opérationnel difficile, dans le cadre d’une mission très courte, le journal de bord du délégué suisse est certes le fruit de sa propre expérience, mais un notable effort d’objectivité s’en dégage.

Maurice Gehri a produit un rapport de mission bien différent du rapport officiel des commissaires alliés. Pour des raisons politiques, ces derniers utilisent dans leur rapport une terminologie qui lénifie les actions des forces grecques tout en condamnant les Turcs. Ce rapport affirme que les kémalistes rodent dans toute la région, tandis que les forces d’occupation grecques assurent l’ordre dans les territoires effectivement occupés par leurs troupes.[27]

Dans la Revue internationale de la Croix-Rouge, le CICR publie une version du rapport de M. Gehri.[28] Ce faisant, l’institution genevoise ne retranche rien (ou presque) des conclusions de son délégué.

Une année après la mission Gehri, la population chrétienne d’Anatolie est toujours à la merci des forces kémalistes qui regagnent le territoire. La violence touche aussi la région du Pont, au Nord-Est de la Turquie, où l’on estime que 11 000 habitants auraient été tués.[29] En septembre 1922, les forces grecques en déroute quittent Smyrne, n’arrivant pas à tenir tête aux forces kémalistes qui mettent le feu à la ville. C’est la fin de la Mégali Idéa, et le début de la Grande Catastrophe (Mikrasiatiki Katastrofi), soit le retour en Grèce de centaine de milliers de réfugiés.

Face à l’afflux massif de réfugiés, le CICR est à nouveau appelé à intervenir afin de leur porter assistance et secours. D’une tout autre nature que la mission Gehri, le délégué Rodolphe de Reding-Biberegg coordonne la mission de secours, basée à Athènes, auprès des réfugiés grecs à partir de septembre 1922 à juillet 1923. La plupart des réfugiés ayant tout abandonné lors de leur départ, Rodolphe de Reding-Biberegg cherche à favoriser leur autonomie en créant des cuisines communautaires,[30] des initiatives d’entrepreneuriat ainsi que des villages d’accueil[30] construits par les réfugiés eux-mêmes.

En juillet 1923, un accord de paix entre la Grèce et la Turquie est signé à Lausanne, délimitant les territoires qui succèdent à l’Empire ottoman et instituant un échange de populations portant sur plus d’un million et demi de personnes. Encore aujourd’hui, des centaines de villages d’Anatolie, laissés à l’abandon, témoignent de la présence passée de populations grecques dans la région. Les photographies accessibles sur le portail en ligne des archives audiovisuelles depuis 2016 permettent de mettre des visages sur des noms et des images sur des lieux.

 

Bibliographie

Ouvrages 

  • Akçam, Taner, Un acte honteux, le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, traduit en français par Demange Odile, éd. Denoël, Folio Histoire, 2008.
  • Gingeras, Ryan, Sorrowful Shores: Violence, Ethnicity, and the End of the Ottoman Empire 1912-1923, Oxford University Press, 2009.
  • Rodogno, Davide, Night on Earth : A History of International Humanitarianism in the Near East, 1918-1930, Cambridge University Press, décembre 2021.

 

Articles de revues 

  • Alpan, Soner Aytek, “But the Memory Remains: History, Memory and the 1923 Greco-Turkish Population Exchange”, The Historical Review/La Revue Historique, vol. 9, Jan. 2013, pp. 199–232.
  • Altanian, Melanie, “Dealing with the Armenian Genocide.” Archives against Genocide Denialism? », Swisspeace, 2017, pp. 7–12.
  • Barkey, Karen & Gavrillis, George, “The Ottoman Millet System : Non-territorial autonomy and its Contemporary Legacy”, Ethnopolitics, Vol. 15, num. 1, 2016, pp. 24-42.
  • Comité international de la Croix-Rouge, « Bulletin international des Sociétés de secours aux militaires blessés », Genève, 1877.
  • Comité international de la Croix-Rouge, « L’expérience du Comité international de la Croix-Rouge en matière de secours internationaux », Genève, 1925.
  • Comité international de la Croix-Rouge, « Mission d’Enquête en Anatolie, 12-22 mai 1921 », Revue internationale de la Croix-Rouge, bulletin num. 31, vol. 3, 1921.
  • Corm Georges, « Géopolitique des minorités au Proche-Orient », Hommes et Migrations, num. 1172-1173, Janvier-février 1994, Minorités au Proche-Orient, pp. 7-17.
  • Gaunt, David, « The Complexity of the Assyrian Genocide », Genocide Studies International, vol. 9, num. 1, 2015, pp. 83-103.
  • Georgelin, Hervé, « Réunir tous les «Grecs» dans un État-nation, une «Grande Idée» catastrophique », Romantisme, vol. 131, num. 1, 2006, pp. 29-38.
  • Gerwarth, Robert, et Uğur, Ümit Üngör, “The Collapse of the Ottoman and Habsburg Empires and the Brutalisation of the Successor States”, Journal of Modern European History / Zeitschrift Für Moderne Europäische Geschichte / Revue d’histoire Européenne Contemporaine, vol. 13, num. 2, 2015, pp. 226-248.
  • Klapsis, Antonis, “Violent Uprooting and Forced Migration: A Demographic Analysis of the Greek Populations of Asia Minor, Pontus and Eastern Thrace”, Middle Eastern Studies, 50, num. 4, mai 2014, pp. 622-639.
  • Loucas, Ioannis,  » La question d’orient et la géopolitique de l’espace européen du sud-est « , Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 217, num. 1, 2005, pp. 17-28.
  • Meichanetsidis, Vasileios Th., “The Genocide of the Greeks of the Ottoman Empire, 1913–1923: A Comprehensive Overview”, Genocide Studies International, vol. 9, num. 1, 2015, pp. 104–173.

 

Archives

  • ACICR, B MIS. 055-5.03, Lettre de la Société du Croissant-Rouge Ottoman au Comité international de la Croix-Rouge, 22 avril 1921.
  • ACICR, B MIS. 055-5-014, Mission d’enquête en Anatolie, Maurice Gehri, journal de bord, 12-26 mai 1921.
  • ACIRC, B AG MIS 055-5.22, Lettre du vice-président du Croissant-Rouge ottoman au président du CICR, 15 juillet 1921.
  • Archives audiovisuelles du CICR, disponible en ligne, URL:
    paniers de photos du conflit gréco-turc

 

 

[1] Alpan, Soner Aytek, “But the Memory Remains: History, Memory and the 1923 Greco-Turkish Population Exchange”, The Historical Review/La Revue Historique, vol. 9, janvier 2013. pp. 199–232. Consulté en ligne le 24/01/22, URL : https://doi.org/10.12681/hr.295

[2] Klapsis, Antonis, “Violent Uprooting and Forced Migration: A Demographic Analysis of the Greek Populations of Asia Minor, Pontus and Eastern Thrace”, Middle Eastern Studies, vol. 50:4, mai 2014. pp. 622-639. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL: https://doi.org/10.1080/00263206.2014.901218

[3] Alpan, Soner Aytek, ibid.

[4] Pour plus d’informations sur le système du millet voir: Barkey, Karen & Gavrillis, George, “The Ottoman Millet System : Non-territorial autonomy and its Contemporary Legacy”, Ethnopolitics, Vol. 15, No. 1, 2016. pp. 24-42. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL: https://doi.org/10.1080/17449057.2015.1101845

[5] Comité international de la Croix-Rouge, Bulletin international des sociétés de secours aux militaires blessés, Genève 1877, p. 34. Disponible en ligne : https://international-review.icrc.org/sites/default/files/S1816967800027918a.pdf

[6] L’histoire diplomatique considère que la « question d’Orient » est le conflit entre les grandes puissances et les nations du Sud-Est européen pour le partage territorial de l’Empire ottoman. Voir : Loucas, Ioannis, « La question d’orient et la géopolitique de l’espace européen du sud-est », Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 217, num. 1, 2005. pp. 17-28. Consulté en ligne le 24/01/22, URL : https://doi.org/10.3917/gmcc.217.0017

[7] Corm, Georges, « Géopolitique des minorités au Proche-Orient », Hommes et Migrations, n°1172-1173, janvier-février 1994, Minorités au Proche-Orient. pp. 7-17. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL : https://doi.org/10.3406/homig.1994.2138

[8] Accords entre la monarchie française et le sultan ottoman qui concédaient des droits de commerce et d’établissement dans l’Empire aux sujets du roi de France. Voir : Corm, Georges, ibid.

[9] Le panislamisme est une idéologie politique appelant à l’union de toutes les communautés musulmanes, voir : Akçam, Taner, Un acte honteux, le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, traduit en français par Odile Demange, éd. Denoël, Folio Histoire, 2008, p. 55

[10] A l’instar du panislamisme, le panturquisme est une idéologie nationaliste cherchant à renforcer les liens entre les peuples turcophones, voir : Akçam Taner, ibid, p. 60

[11] Bloxham, Donald, The Great Game of Genocide : Imperialism, Nationalism, and the Destruction of the Ottomans Armenians, Oxford University Press, Oxford, 2005. Cité dans: Gaunt, David, « The Complexity of the Assyrian Genocide », Genocide Studies International, vol. 9, num. 1, 2015, pp. 83-103. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL: https://doi.org/10.3138/gsi.9.1.05

[12] Les massacres hamidiens sont une série de révoltes arméniennes durement réprimées par des milices locales musulmanes soutenues par le sultan Abdülhamid II. Voir : Akçam Taner, Un acte honteux, op. cit. p. 69
Voir aussi : Rodogno, Davide, Night on Earth : A History of International Humanitarianism in the Near East, 1918-1930, Cambridge University Press, décembre 2021, p. 55

[13] Il s’agit d’une série de massacres perpétrés par des Turcs à l’encontre des populations chrétiennes dans la région d’Adana. Ces massacres trouvent leur origine dans la montée du nationalisme turc et dans la croyance que les chrétiens étaient les plus riches et sous l’influence des puissances européennes. Voir : Akçam Taner, ibid.

[14] Akçam Taner, ibid.

[15] Meichanetsidis, Vasileios Th., “The Genocide of the Greeks of the Ottoman Empire, 1913–1923: A Comprehensive Overview”, Genocide Studies International, vol. 9, no. 1, 2015, pp. 104–173. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL: https://www.jstor.org/stable/26986016

[16] Le traité de Sèvres était perçu par les Turcs comme un plan des alliés pour diviser l’Empire ottoman. Il était de fait considéré comme une menace pour les objectifs nationalistes, puisqu’il s’agissait également de tracer de nouvelles frontières et d’accorder des régions autonomes aux Kurdes et aux Arméniens. Le traité prévoyait aussi de nombreuses dispositions pour les victimes des massacres et des déportations, incluant la responsabilité du gouvernement turc. Voir : Altanian, Melanie, “Dealing with the Armenian Genocide.” Archives against Genocide Denialism? », Swisspeace, 2017, pp. 7–12. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL : http://www.jstor.org/stable/resrep11066.5

[17] La Megáli Idea est une idéologie nationaliste qui vise à réunir tous les Grecs dans un seul Etat-nation, la Grèce. Voir : Georgelin, Hervé, « Réunir tous les «Grecs» dans un État-nation, une «Grande Idée» catastrophique », Romantisme, vol. 131 num. 1, 2006, pp. 29-38. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL : https://doi.org/10.3917/rom.131.0029

[18] Rodogno, Davide, Night on Earth, op. cit., p.56
Professeur d’histoire et de politique internationale à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID), Davide Rodogno publie en 2019 un ouvrage retraçant l’histoire de l’action humanitaire au Proche-Orient entre 1918 et 1930. Cet ouvrage participe grandement à lever le voile sur ce pan de l’histoire gréco-turque parfois négligé. Dans son travail, il a pu consulter les archives générales publiques du CICR et écrire un ouvrage abouti sur deux missions de l’institution genevoise, la mission Gehri de 1921 et la mission De Reding-Biberegg de 1922-1923, qui porte sur l’assistance et les secours aux réfugiés grecs arrivant d’Asie Mineure.

[19] Meichanetsidis, Vasileios Th., op. cit.

[20] Comité international de la Croix-Rouge, L’expérience du Comité international de la Croix-Rouge en matière de secours internationaux, 1925, Genève, p. 37

[21] Gingeras, Ryan, Sorrowful Shores: Violence, Ethnicity, and the End of the Ottoman Empire 1912-1923, Oxford University Press, 2009, cité dans: Rodogno, Davide, Night on Earth, op. cit., p. 200

[22] Rodogno, Davide, Night on Earth, op. cit., p. 202

[23] ACICR, B AG MIS. 055-5.03, Lettre de la Société du Croissant-Rouge ottoman au Comité international de la Croix-Rouge, 22 avril 1921.

[24] ACICR, B AG MIS. 055-5.014, Mission d’enquête en Anatolie, Maurice Gehri, journal de bord, 12-26 mai 1921.

[25] Ibid.

[26] ACIRC, B AG MIS 055-5.22, Lettre du vice-président du Croissant-Rouge ottoman au président du CICR, 15 juillet 1921.

[27] Rodogno, Davide, op. cit. p. 211

[28] Il s’agit d’un des plus anciens périodiques consacrés au droit, à l’action et aux politiques humanitaires. Depuis 1869, il est l’organe de communication officiel du CICR.

[29] Gerwarth, Robert, et Uğur, Ümit Üngör, “The Collapse of the Ottoman and Habsburg Empires and the Brutalisation of the Successor States”, Journal of Modern European History / Zeitschrift Für Moderne Europäische Geschichte / Revue d’histoire Européenne Contemporaine, vol 13, num. 2, 2015, p. 242. Consulté en ligne le 24/01/2022, URL: https://www.jstor.org/stable/26266180

[30] Deux films issus de la collection des archives audiovisuelles du CICR illustrent la mission De Reding-Biberegg.
https://avarchives.icrc.org/Film/5445
https://avarchives.icrc.org/Film/5447