Depuis de nombreux mois, le terme fake news ne cesse d’occuper le champ médiatique. La propagation volontaire d’informations fausses semble être devenue l’un des grands périls de notre temps. Le phénomène n’est pourtant pas nouveau. En effet, tous les conflits donnent lieu à de multiples entreprises de propagande où les fausses nouvelles côtoient les rumeurs, où l’information devient une véritable arme de guerre et où les faits donnent faussement l’impression de n’être que relatifs. La Première Guerre mondiale ne constitue aucunement une exception ; de nombreux historiens se sont intéressés à la propagation de rumeurs sur les atrocités perpétrées par l’ennemi, au fameux « bourrage de crâne » et à la réception de la propagande par les populations civiles.

Les prisonniers de guerre victimes des fausses nouvelles Une telle guerre de l’information n’épargne pas le champ humanitaire. La radicalisation du conflit et des représentations de l’ennemi auprès de la population exerce une influence négative sur le traitement des prisonniers de guerre. Des cycles de représailles de plus en plus durs à l’encontre de ces millions d’homme privés de liberté sont soutenus par une propagande qui les légitimise.  Pourtant, alors que tous les belligérants sont responsables à des degrés divers de la dégradation des conditions d’internement, ils n’hésitent pas à se plaindre ouvertement lorsque leurs propres ressortissants en sont victimes. Au moins trois types de propagandes se juxtaposent alors : la première déshumanise les prisonniers ennemis ; la seconde dénonce les mauvais traitements infligés aux prisonniers détenus dans le camp d’en face ; la troisième défend au contraire la qualité des conditions d’internement chez soi. Des centaines de brochures, rapports et autres articles de presse affirment établir ou rétablir une certaine vérité, celle d’un pays affrontant des ennemis forcément considérés comme barbares et menteurs. Naturellement, ces publications sont systématiquement dénoncées par la partie adverse dès leur parution.

Au milieu de ce tumulte, il devient dès lors quasiment impossible de démêler le vrai du faux, d’évaluer objectivement les conditions d’internement. Un tel flou plonge les familles des prisonniers dans une grande inquiétude. L’être chéri est-il en bonne santé, suffisamment nourri, internés dans des conditions d’hygiène suffisantes ? Les réponses sont contradictoires et la véracité du discours des gouvernements ou de la presse est rapidement remise en doute.

Guerre 1914-1918. Camp de Beni-Amar. Visite aux prisonniers de guerre allemands par un délégué du CICR.
World War I. Beni-Amar camp. ICRC delegate visiting German prisoners of war.
A la demande du gouvernement allemand, le CICR a envoyé 3 missions parallèles au Maroc (Dr. Blanchod et Dr. Speiser), en Tunisie (Dr. Vernet et Dr. R. de Muralt), en Algérie (M. P. Schatzmann et Dr. O.L. Cramer).

La réponse du CICR Conscient de la souffrance qu’engendrent ces feux croisés rhétoriques et pressé par les demandes des familles, le CICR ne peut pas rester indifférent. Il décide de contrer la guerre de propagande en diffusant ses propres observations. Ce partage se fait tout d’abord par le biais d’une diplomatie humanitaire discrète mais soutenue auprès des gouvernements. Il y présente patiemment ses points de vue, ses constatations et ses propositions pour améliorer le sort des prisonniers.

Mais pour rassurer les familles, le CICR doit aussi et surtout partager publiquement ses observations. Tous les moyens à sa disposition sont alors mobilisés. Le Bulletin (devenu depuis lors la Revue internationale de la Croix-Rouge) et les Nouvelles de l’Agence internationale des prisonniers de guerre lui offrent une première tribune. Les Nouvelles de l’Agence sont distribuées largement auprès des gouvernements belligérants, des sociétés nationales de la Croix-Rouge et de la presse. Ces publications lui donnent l’occasion de mettre en avant les conditions réelles dans les camps, de présenter des données factuelles et même d’y publier des photos.

La photographie constitue en effet un moyen de « contre-propagande » très efficace, car elle est présentée comme indiscutable. Les photographies prises par les délégués du CICR connaissent un grand succès. Publiées dans les Nouvelles de l’Agence, elles sont également revendues sous forme de cartes postales. En janvier 1916, le catalogue contient plus de 140 cartes différentes illustrant la vie dans les camps. Après des négociations difficiles, le CICR parvient même à convaincre les belligérants de lui envoyer des images qu’il pourra ensuite distribuer.

Guerre 1914-1918. Prusse. Camp de Dantzig-Troyl. Les délégués du CICR visitent le camp.
War 1914-1918. Prusse. Camp de Dantzig-Troyl. ICRC delegates visiting the camp.

Enfin, le CICR peut s’appuyer sur les rapports que ses délégués rédigent à leur retour de mission. Contrairement aux périodes postérieures où la confidentialité est devenue une véritable marque de fabrique de l’institution, les rapports de la Première Guerre mondiale sont bel et bien publiés afin d’être consultables par le plus grand nombre. Pourquoi ? Parce qu’ils n’étaient pas seulement destinés aux gouvernements, mais aussi à la société civile. Parce que leur contenu présenté comme objectif et dépassionné devait contrer la guerre de l’information. Parce qu’ils devaient rassurer les familles sur les conditions réelles d’internement.

Page de couverture de l’un des rapports publiés par le CICR

 

Une communication objective ? Comment le CICR peut-il garantir que les informations qu’il partage sont vraies ? Plusieurs éléments donnent du poids et de la légitimité à son discours. Contrairement à la plupart des agents de propagande et propagateurs de rumeurs, le CICR est présent sur le terrain grâce à ses délégués qui visitent les camps, comparent les conditions d’un camp à l’autre et mettent en perspective leurs observations. Ces délégués précisent d’ailleurs systématiquement qu’ils témoignent en connaissance de cause, qu’ils ont vu ce qu’ils écrivent. Leurs rapports ne sont pas le fait de rumeurs, mais bien d’observations minutieuses et d’informations recueillies avec méthodologie : « Dégager la vérité dans la masse des allégations intéressées ou passionnées est une entreprise impossible. Il faut voir et observer soi-même, recueillir des faits, noter des données sûres, vérifier les assertions et tenir compte surtout du témoignage de ses propres yeux »[1].

Les délégués ne manquent également pas de rappeler que leur travail est intrinsèquement objectif. Ils se considèrent comme neutres à double-titre : en tant que citoyens suisses et en tant que représentant d’une Croix-Rouge internationale transcendant les camps en présence. Leur nationalité et leur idéal impliquent donc qu’ils agissent avec neutralité et impartialité. Dès 1915, les délégués vont d’ailleurs évoluer dans des binômes où Suisses francophones et alémaniques se complètent et apportent un gage supplémentaire de pondération et d’objectivité.

Cette entreprise de rétablissement des faits et de la vérité connaît un accueil contrasté. La réception des observations du CICR par les belligérants est conditionnée par l’utilisation qu’ils peuvent en faire. Les propos de l’institution sont remis en cause, lorsqu’ils ne sont pas assez critiques envers le traitement des prisonniers chez l’ennemi, ou utilisés lorsqu’ils permettent de défendre leur propre propagande. La réception de ces informations auprès des proches des prisonniers n’a guère laissé de traces dans les archives, mais plusieurs éléments semblent indiquer que le CICR est considéré comme une source d’information fiable.

Photographie des volumes de rapports de visites de la Première Guerre mondiale

 

Evidemment, les observations du CICR ne reflètent pas totalement la réalité. Déjà à l’époque, on critique les rapports, vus comme édulcorés. La volonté de rassurer les familles n’est peut-être pas totalement compatible avec celle de décrire le plus objectivement possible les conditions dans les camps. Les belligérants cadrent le plus possible les visites, cachant les aspects moins reluisants. Il est également possible que les délégués, enfants de leurs temps et parfois un peu naïfs, aient été réellement convaincus par ce qu’ils affirmaient. Enfin, de nombreux camps et détachements de travail n’ont jamais été visités, tout simplement car ils étaient trop nombreux. Mais quels que soient leurs défauts, les entreprises de « rétablissement de la vérité » du CICR ont indéniablement contribué à contrer les fausses nouvelles générées par la guerre de propagande.

Après-guerre 1914-1918. Salonique, camp anglais de Dudular. Délégué CICR et prisonniers de guerre russes et bulgares.
Post-war 1914-1918. Salonica, British camp of Dudular. ICRC delegate with Russian and Bulgarian prisoners of war.
Mission de M. Schatzman, délégué CICR.

Conclusion Si entre 1914 et 1918 on ne parlait pas encore de fake news, le phénomène était déjà bien présent. Le contrôle de l’information a toujours été une arme de guerre. Mais en un siècle, sa propagation a beaucoup évolué. Pendant la Première Guerre mondiale, les belligérants avaient une emprise totale sur la presse et la propagande. Ils pouvaient exercer une censure relativement efficace. De nos jours, le contrôle de l’information est beaucoup plus difficile. Le développement des réseaux sociaux a pris une importance de plus en plus grande et permet à tout un chacun de se découvrir une vocation de journaliste. Tandis que les fake news sont toujours le fruit de stratégies de propagande très élaborées, il est devenu facile de partager ces fausses nouvelles sans se soucier de leur véracité, parfois involontairement ; tout comme il est devenu plus difficile de les contrer.

Depuis 1918, la communication du CICR a aussi beaucoup évolué. L’improvisation de la Grande Guerre a laissé la place à de véritables stratégies de communication où les informations partagées publiquement sont soigneusement sélectionnées. Les rapports des délégués sont désormais confidentiels tandis que de nombreux collaborateurs travaillent spécifiquement pour la communication publique, y compris sur les réseaux sociaux.

Le monde et le CICR évoluent, mais les défis restent. En 2018 comme en 1918, les délégués du CICR doivent toujours formuler leurs constatations à partir de ce qu’ils ont réellement vu, en accord avec les principes de neutralité et d’impartialité qui guident leur travail. Les propos du CICR sont toujours scrutés avec attention et font autorité car l’institution est présente sur le terrain, au plus près des victimes et de leurs souffrances. Les velléités de manipuler les propos de l’institution n’ont pas cessé. Enfin, en 2018 comme en 1918, le CICR ne fait pas qu’apporter protection et assistance aux victimes de la guerre. Il a aussi le devoir de partager le plus objectivement possible ses observations sur les conséquences des conflits armés.

[1] Rapport de MM. F. Thormeyer et Dr F. Ferrière junr. sur leurs visites aux camps de prisonniers en Russie, octobre 1915 à février 1916, Huitième série, Genève, Librairie Georg & Cie, Paris, Librairie Fischbacher, mars 1916, p. 6.

Pour en savoir plus :

Cédric Cotter. (s’)Aider pour survivre: Action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale. https://www.georg.ch/s-aider-pour-survivre