« C’est avec angoisse qu’on voit [la torture] renaître, plus ou moins clandestinement, parfois sous le couvert de lois d’exception qui ont pour objet de réprimer le terrorisme. Ce serait, nous paraît-il, une abdication désastreuse de l’humanité que de chercher à combattre le terrorisme par ses propres armes. » – Mémorandum du CICR d’octobre 1962 (ACICR, BAG 202 000-003.07)
S’inscrivant dans une série de guerres de libération nationale, la guerre d’Algérie est le théâtre d’affrontements violents entre le Front de libération national (FLN) algérien – un mouvement insurrectionnel – et les forces armées régulières françaises. Le conflit est marqué par un cycle d’attaques meurtrières, de répressions violentes, de représailles et de torture, contexte dans lequel le CICR rencontre des défis spécifiques qui rendent son action humanitaire plus difficile.
Pendant les deux premières années de la guerre, le gouvernement français refuse de reconnaître la présence d’un conflit armé en Algérie, ne qualifiant la situation de conflit armé interne qu’à contrecœur en juin 1956. L’Algérie faisant alors toujours partie de la France, et le conflit étant considéré comme interne, le CICR ne peut fonder son action que sur l’obligation des parties de respecter les dispositions minimales incluses dans l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949[1]. C’est donc en sa qualité d’organisation humanitaire impartiale qu’il offre ses services aux deux parties. Son action dans le pays est cependant contrainte par la nécessité d’obtenir des autorisations spéciales au cas par cas, entraînant d’importants délais dans sa réponse humanitaire.
C’est en 1955, à la suite de nombreuses arrestations et emprisonnements pour subversion et activités terroristes, que le CICR offre pour la première fois d’envoyer des délégués pour examiner les conditions dans les camps de détention et les prisons en Algérie. Cette première mission atterrit dans le pays le 28 février 1955. Neuf autres suivront jusqu’à la fin du conflit. L’autorisation de visiter les lieux de détention est donnée par le gouvernement français sous la forme d’un accord à renouveler pour chaque mission du CICR dans le pays. Une fois sur place, les autorités demandent aux délégués CICR de ne se préoccuper que des conditions de détention, et non des raisons de l’emprisonnement. Bien qu’à l’époque le gouvernement français n’admet pas encore la présence d’un conflit armé en Algérie, en autorisant le CICR à visiter les camps de détention, il reconnaît implicitement l’applicabilité de l’article 3 commun aux Conventions de Genève.
À partir de 1958, cet accord est étendu aux centres de détention en France, où les délégués effectuent également des visites et distribuent des secours aux détenus. Au début de l’année 1956, le CICR établit une communication avec les représentants du Front de libération national algérien (FLN) au Caire, amenant deux délégués du CICR, Jean de Preux et Georg Hoffmann, à visiter[2] quatre prisonniers français détenus par les insurgés.
Torture et mauvais traitements en détention
Pendant le conflit, les détenus ne sont pas reconnus comme des prisonniers de guerre (PG) mais seulement qualifiés comme ayant été « pris les armes à la main. » Ils ne bénéficient donc pas des protections juridiques que le statut de PG leur aurait accordé. Liés à cette absence de statut juridique, de nombreux cas de détentions arbitraires et des violations flagrantes du droit international humanitaire sont à déplorer durant le conflit. En effet, à partir du moment où les délégués du CICR sont autorisés à rendre visite aux détenus sous la garde des autorités françaises, il n’y a aucun doute sur le fait que les mauvais traitements sont la norme dans certains camps, en particulier lors des interrogatoires. Les rapports soumis aux autorités françaises dressent un tableau clair : la torture est utilisée dans les camps de détention français.
Suite à l’action continue du CICR en faveur des détenus, les conditions de détention se seraient légèrement améliorées. Les autorités françaises affirment que les détenus politiques ont obtenu des droits tels que celui de pratiquer leur religion, de lire certains journaux, de recevoir des sommes d’argent par l’intermédiaire du CICR ainsi que le droit à un porte-parole. En outre, des centres d’internement militaire sont mis en place et le traitement des détenus est dit avoir évolué pour se rapprocher de celui des prisonniers de guerre. Ces améliorations des conditions de détention restent faibles par rapport à l’ampleur des mauvais traitements encore signalés.
En 1960, l’existence de la torture en Algérie est déjà largement documentée, mais, le 5 janvier, la publication de rapports confidentiels du CICR par le journal français Le Monde donne une nouvelle légitimité à ces accusations. Le CICR réagit en publiant le communiqué de presse n°694 (8 janvier 1960) et, bien qu’il soit clair que le CICR n’ait joué aucun rôle dans cette fuite, il faudra attendre un an avant que l’organisation puisse reprendre ses activités en Algérie.
Les détenus ne sont pas les seuls à souffrir du conflit. En partenariat avec différentes Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge telles que les Sociétés du Croissant Rouge marocain et tunisien, le CICR délivre des secours aux réfugiés ayant fui pour le Maroc ou la Tunisie ainsi qu’aux nombreuses personnes déplacées à l’intérieur de l’Algérie. Plus tard, le Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR) et la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge se joignent à l’effort et aident au rapatriement des réfugiés vers l’Algérie. Dans le pays, des fournitures médicales, du savon, des vêtements et des denrées alimentaires sont distribués aux populations déplacées. Le comité local de la Croix-Rouge française mobilise également ses équipes d’infirmiers mobiles.
À la suite des accords d’Évian, un cessez-le-feu est proclamé le 19 mars 1962. La violence continue alors que l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) – une organisation française ayant pris position contre l’indépendance de l’Algérie – coordonne de multiples attaques à travers le pays. Face à cette flambée de violence, le CICR met en œuvre un plan d’urgence : soins médicaux pour les civils, secours pour les internés, visites aux prisonniers et recherche des personnes disparues.
Les massacres d’Oran de 1962
Des expatriés européens vivant en Algérie sont exécutés par l’Armée de libération nationale algérienne (ALN, branche armée du FLN) lors d’une vague de violence qui débute le 5 juillet 1962 et se termine deux jours plus tard. Dans cet enregistrement audio, un délégué du CICR s’entretient avec une jeune fille, témoin directe de la vague de violence qui s’empare d’Oran en juillet 1962.
Signés le 18 mars 1962, les accords d’Évian prévoient un délai de 20 jours pour que les parties au conflit informent le CICR des mesures prises pour libérer les prisonniers qu’elles détiennent ainsi que du lieu où ils se trouvent. La libération des combattants du FLN entraîne de nouvelles violences ; les vengeances contre les harkis, les Algériens ayant combattu pour la France, se multiplient. De nombreux harkis sont arrêtés et, avec les expatriés européens restés dans le pays, beaucoup disparaissent. Le CICR s’efforce de rendre visite aux personnes arrêtées après le cessez-le-feu et réussit à en faire libérer certaines. Les visites aux harkis emprisonnés et les activités de recherche se poursuivent en 1963, alors que le CICR tente de localiser les dernières personnes disparues. Jusqu’à la fin de sa mission en septembre 1963, le CICR n’obtient que le droit de visiter les harkis détenus dans des prisons, et non ceux détenus sur des bases militaires. Après avoir reçu de nombreuses lettres de familles affirmant que des harkis étaient toujours détenus en Algérie, le CICR obtient le droit d’accès et envoie un délégué visiter trois bases militaires en janvier 1964. Le délégué du CICR ne constate pas la présence de harkis sur place et des responsables lui expliquent que le gouvernement algérien ne considère plus les harkis comme un problème. Se heurtant à des réponses vagues lorsqu’il presse le gouvernement algérien à ce sujet, le CICR envoie une lettre pour demander l’accès aux personnes encore détenues en relation avec le conflit, mais la réponse n’arrive jamais et l’organisation n’est pas en mesure d’intervenir.
SOS Algérie
Ce court-métrage, probablement réalisé dans les mois suivant l’indépendance de l’Algérie, présente les activités de la Croix-Rouge dans le pays.
Conçue comme un point d’entrée aux riches collections de la Bibliothèque et des Archives du CICR, cette page vise à fournir un aperçu aussi complet que possible des principales ressources documentaires publiques disponibles sur les activités du CICR pendant la guerre d’Algérie[3].
Sources primaires
Rapports annuels 1954-1962 / CICR
Les rapports annuels recensent les activités générales du Comité international de la Croix-Rouge. Ces volumes présentent, année par année, l’action du CICR en Algérie pendant le conflit.
Communiqués de presse du CICR 1954-1962
Les communiqués de presse du CICR sont numérisés et peuvent tous être consultés en ligne, ils témoignent de la communication publique du CICR pendant le conflit.
Mémorandums du CICR
En mai 1958, le CICR adresse au FLN et au gouvernement français un mémorandum les exhortant à respecter les principes fondamentaux du droit international humanitaire. Le texte intégral de ce mémorandum est retranscrit dans l’article suivant.
Ci-dessous, la transcription d’un appel radiophonique du CICR de juin 1962 suscité par la flambée de violence consécutive aux accords d’Évian du 18 mars 1962. Document remarquable parmi les nombreux communiqués de presse de l’époque, l’appel est retranscrit et publié dans les notes d’information du CICR de 1962.
Le 16 juin 1962, le CICR diffuse l’appel suivant par radio :
Profondément ému par la poignante cruauté des circonstances en Algérie et par les violences qu’elles entraînent, le Comité international de la Croix-Rouge à Genève lance le plus grave et pressant appel en faveur au moins des blessés et malades. Ils doivent à tout prix être épargnés. Les Conventions de Genève et, au-delà même de celles-ci les principes élémentaires d’humanité confèrent aux hôpitaux comme à tout lieu de cet ordre un caractère inviolable et sacré. Y porter atteinte, c’est condamner à des souffrances accrues et même à la mort des êtres sans défense. Le Comité international de la Croix-Rouge adjure donc quiconque en Algérie recourt à la force de s’interdire rigoureusement de telles attaques. Elles sont sans excuse.
L’appel radio du CICR en faveur des blessés et des malades est disponible sur le portail des Archives audiovisuelles du CICR.
Dans un autre plaidoyer contre les violences consécutives aux accords d’Évian, le CICR publie le mémorandum suivant en octobre 1962 :
ACICR, BAG 202 000-003.07
Bien que l’Algérie ne soit pas explicitement mentionnée dans le mémorandum, ce plaidoyer fait écho aux rapports des délégués du CICR faisant état de torture et de mauvais traitements dans les centres de détention qu’ils ont été autorisés à visiter.
Le CICR et le conflit Algérien / CICR (1962)
Ce rapport sur l’action du CICR en Algérie de 1955 à 1962 couvre les détails des opérations de secours du CICR telles que l’assistance aux détenus et aux autres victimes du conflit comme les réfugiés et les personnes déplacées.
Revue Internationale de la Croix-Rouge 1954-1962
Numérisées et consultables en ligne, les éditions 1954-1963 de la Revue comprennent des articles sur les activités du CICR pendant la guerre d’Algérie.
Guerre d’Algérie : mémoires d’un délégué CICR
Dans cette interview réalisée en 2010 pour le magazine Al-Insani, Pierre Gaillard raconte son expérience de délégué pendant la guerre d’Algérie. Il explique d’abord comment le CICR parvint à obtenir le droit de visiter les prisons en Algérie ainsi que les difficultés administratives rencontrées lors des missions. Pierre Gaillard détaille ensuite les différentes catégories de lieux de détention et de détenus, telles que les personnes « arrêtées à la suite des événements » internées dans des prisons ordinaires, les détenus des « centres d’hébergement » et ceux des camps locaux administrés par l’armée française (« centres de tri et de triage »). Il souligne que, compte tenu du caractère « interne » du conflit et de l’absence de statut officiel pour les personnes détenues en relation avec les hostilités, il y avait autant de catégories de prisonniers que de lieux de détention, et que le CICR s’est efforcé de toutes les couvrir.
Pierre Gaillard – ainsi que l’historien François Bugnion – sont aussi interviewés au sujet du conflit dans ce film disponible sur le portail des Archives audiovisuelles du CICR.
Plus de ressources sur l’Algérie entre 1954 et 1962 sur le portail des Archives audiovisuelles du CICR
Littérature secondaire
L’action du Comité International de la Croix-Rouge pendant la guerre d’Algérie / Françoise Perret (Revue Internationale de la Croix-Rouge 2004)
Cet article de Françoise Perret résume l’action du CICR pendant le conflit.
La substance de l’article se retrouve dans les pages consacrées à la guerre d’Algérie dans le quatrième volume de l’Histoire du Comité International de la Croix-Rouge (de Budapest à Saigon 1956-1965)[4] ainsi que dans ce livre de Françoise Perret et François Bugnion.
Entre insurrection et gouvernement : l’action du Comité International de la Croix-Rouge durant la guerre d’Algérie (1954-1962)
Explorant les difficultés de l’aide humanitaire dans les conflits asymétriques, cet article détaille l’action du CICR face à un triple défi : offrir ses services à un gouvernement refusant de reconnaitre l’existence d’un conflit armé, établir le contact avec un mouvement de libération national, et fournir de l’aide humanitaire dans le contexte d’une guerre insurrectionnelle.
Pour en savoir davantage :
- En savoir plus sur le CICR en Algérie
- En savoir plus sur la guerre d’Algérie
- Les recherches des historiennes françaises Fatima Besnaci-Lancou et Raphaëlle Branche sur les conditions de détention et les réfugiés pendant la guerre d’Algérie.
[1] L’article 3 commun contient les règles essentielles des Conventions de Genève dans un format condensé et les rend applicables aux conflits ne présentant pas un caractère international. Il dispose de normes minimales de protection en faveur des personnes qui ne participent pas activement aux hostilités, y compris les membres des forces armées dans certaines situations spécifiquement énoncées dans l’article.
[2] Pour en savoir plus sur cette visite très peu conventionnelle, lisez le portrait de Jean de Preux sur le blog CROSS-files.
[3] Toutes les publications présentées ici sont disponibles pour consultation à la Bibliothèque du CICR. Certaines ont également été numérisées et sont disponibles en ligne en texte intégral (voir les liens fournis pour plus de détails). Les documents d’archives datant de 1863 à 1975 peuvent être consultés sur rendez-vous au siège de l’institution à Genève ; voir la page du service pour plus d’informations. Pour toute question concernant les Archives générales publiques du CICR (contenu, salle de lecture, modalités de consultation, etc.) veuillez écrire à publicarchives@icrc.org. Cette page contient des liens vers les photos et les films disponibles en ligne sur le portail des Archives audiovisuelles du CICR. Questions et suggestions pour améliorer cette page peuvent être envoyées à library@icrc.org.
[4] L’histoire du CICR est une série de 5 volumes, présentés dans ce guide de recherche sur le blog CROSS-files.
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