Tourné en 1983, alors que la guerre civile s’est installée dans le pays depuis huit ans déjà [1], Lettre du Liban de John Ash se révèle un document sensible et engagé sur l’action du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans cet état du Moyen-Orient. Ce court-métrage d’un peu moins de 30 minutes constitue sans doute l’une des réalisations les plus achevées produites par le CICR sur la guerre du Liban et demeure une contribution originale dans la production cinématographique de l’institution dans les années 80.

John Ash, réalisateur à la DICA

Lorsque, vers la fin de l’année 1983, John Ash est recruté par le CICR pour produire un film sur le Liban [2], les activités audiovisuelles de l’organisation sortent à peine d’un profond changement. Une nouvelle unité, intégrée au Département de l’Information – la Division de la Communication audiovisuelle (DICA) –, est venue remplacer le Centre audiovisuel de la Croix-Rouge internationale, un service qui était géré conjointement par le CICR et la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (selon la dénomination de l’époque), et qui, à la demande de cette dernière, avait cessé ses activités le 1er février 1983 [3].

De la nouvelle unité, structurée d’après les préconisations d’un expert extérieur, on attend qu’elle parvienne à garder le difficile équilibre entre « les besoins futurs en matière de communication audiovisuelle (formation, information, diffusion, etc.) et les moyens à mettre en œuvre pour les couvrir », du moment que, si le domaine connaît une évolution technologique « extrêmement rapide », les possibilités financières de l’institution restent « limitées » [4].

Citoyen britannique âgé de 36 ans, polyglotte [5], John Ash avait accompli depuis 1976 de nombreuses missions pour la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en Afrique australe, en Asie et aux Caraïbes. Son expérience riche et variée, sa connaissance de l’approche humanitaire du CICR laissent supposer qu’il était en mesure de relever le défi de concilier la qualité des réalisations avec des bas coûts de production, en accord avec les exigences de la toute nouvelle DICA.

Les documents sur Ash et la Lettre du Liban conservés aux archives du CICR sont avares d’informations sur les circonstances et le déroulement du tournage. Il est certain que le réalisateur a effectué deux séjours à Beyrouth. Il s’est rendu une première fois dans la capitale libanaise du 13 novembre au 3 décembre 1983 et il y a passé ensuite deux semaines à partir du 4 juin 1984 [6]. Son premier séjour à Beyrouth a été suivi de deux semaines de post-production à Genève, du 4 au 14 décembre 1983 exactement.

Il est certain en tout cas que ces deux courtes périodes de tournage ne couvrent que partiellement la fourchette temporelle pendant laquelle se sont produits les événements reportés dans le film. Il est donc exclu que Ash ait pu personnellement filmer ou diriger le tournage dans son intégralité, ce qui implique qu’il ait été obligé de puiser dans du matériau déjà existant pour le montage.

L’existence de photos et de prises de vue pour les événements qui nous intéressent est d’ailleurs mentionnée dans la section « L’information sur le terrain » du Rapport d’activité 1983, sans que pourtant personne ne soit nommément cité :

« Des équipes spéciales de reportage (film et photo) ont en outre complété l’action du responsable de l’information à Beyrouth, en particulier pour la couverture des actions en faveur des populations du Sud-Liban, de Deir el-Kamar et de Tripoli, de même que lors de la libération simultanée des prisonniers en mains des autorités israéliennes et de l’OLP. »[7]

Comme on aura l’occasion de le constater plus avant dans le détail de l’analyse, c’est exactement la matière du film de Ash qui est évoquée ici. C’est à ces « équipes spéciales de reportage » qu’on doit les prises de vue de l’arrivée du bateau Appia à Tripoli le 17 décembre, tout comme celles de l’évacuation des déplacés de Deir el-Kamar vers Beyrouth qui s’est déroulée du 15 au 22 décembre, et non pas à Ash qui, on l’a vu, avait quitté le pays le 3 décembre. Le groupe était composé de Laure Speziali [8]– responsable de l’information à Beyrouth – accompagnée par Edouard Winniger et Bernard Robert-Charrue [9]. En revanche, Ash a pu filmer la libération des prisonniers retenus dans le camp d’internement israélien d’Insar, qui a eu lieu pendant son séjour au Liban au cours du mois de novembre.

Une autre source d’images possible pour un « Film sur le West Bank (implantations) et Sud Liban » est mentionnée dans une lettre adressée de la délégation de Tel Aviv à Genève en mai 1984 : il s’agirait de tournages, d’une durée de projection de huit heures, centrés sur la vie quotidienne dans ces régions, filmés par les Mennonites de Jérusalem et qu’on n’exclut pas de « cannibaliser », pour les inclure, si opportun, dans un film CICR. Il est difficile de savoir si ce matériel, si sommairement décrit, a été utilisé ou non par Ash, qui d’ailleurs, comme on l’a vu, devait retourner au Liban en juin de la même année.

Au bout de cette brève recherche sur les circonstances du tournage, ce qu’il vaut surtout la peine de retenir c’est que, tout en partant d’un ensemble de matériaux hétéroclites, le réalisateur a malgré tout été capable, comme on verra par la suite, de conférer à son montage une cohérence stylistique certaine et d’y laisser la marque d’une signature personnelle.

À signaler enfin ce qui demeure probablement la lacune la plus importante dans la documentation qui nous est parvenue : le projet du film tel que son auteur avait choisi de le présenter au CICR. En effet, s’il est sûr qu’au moins une copie du projet de Ash a circulé – celle-ci est mentionnée en annexe d’une lettre du 18 avril 1984 adressée de Genève à Michel Amiguet à Beyrouth –, fort malheureusement, la trace de cet exemplaire semble perdue.

Au vu de la rareté d’éléments d’information extérieurs sur la fabrication du court-métrage, il apparaît clairement que c’est la lecture serrée du scénario et du montage qui fera ressortir l’apport personnel du réalisateur à la présentation des activités du CICR au Liban en 1983 telle que son film les décrit.

La réalisation du film Lettre du Liban et les enjeux du « genre »

Il est légitime de se demander quels pourraient être les buts et les attentes d’un film comme Lettre du Liban. Sans doute, informer le mieux possible le spectateur sur ce qui se passe « réellement » dans ce pays tout en produisant la preuve de l’utilité et de l’absolue nécessité des interventions du CICR. Le médium filmique, par l’éloquence même des images choisies, peut constituer un puissant outil de justification de l’action du CICR et de sa capacité à soulager les difficultés et les souffrances de la population par l’entremise de ses délégués sur le terrain.

Il y a pourtant un obstacle auquel tous les reportages sur les guerres et sur les adversités de l’humanité se heurtent pour réussir à atteindre et à surtout retenir l’attention de leurs publics : c’est que le spectacle des souffrances humaines à l’échelle mondiale est aussi permanent que les divers malheurs qui en sont la cause, et qu’il finit inévitablement par épuiser son spectateur. On le sait, à force d’être intolérable, la souffrance se rend « invisible » car elle devient insoutenable, elle cesse d’être, à proprement parler, regardable.

En 1984, au moment où ce court-métrage a été produit, le peuple libanais endure les terribles effets de la guerre depuis neuf ans déjà, neuf longues années pendant lesquelles les recrudescences des hostilités n’ont jamais manqué de faire les gros titres de l’actualité. Le sujet est donc bien loin d’être nouveau et, pour que le message à livrer puisse réveiller l’attention du public émoussée par la longue durée du conflit, il est plus que souhaitable de réussir à produire une œuvre originale et percutante.

Lettre du Liban : place des Martyrs à Beyrouth (© CICR / ASH, John / 1984 / V-F-CR-H-00165) : 00:03:09

 

Dans le cas plus spécifique des productions CICR, il est possible en outre de considérer qu’une autre contrainte se greffe sur ce premier facteur de lassitude que nous venons d’évoquer, qui entrave quelque peu le surgissement d’une approche personnelle des sujets et engendre une difficulté supplémentaire. Car les diverses entités et actions du CICR – l’Agence centrale de recherches (ACR) et les messages Croix-Rouge, le rétablissement des liens familiaux, l’assistance médicale, la visite des prisonniers, etc. –, constituent un ensemble thématique fermé et obligatoirement amené à se répéter au fil des reportages, des pays et des années, jusqu’à constituer une sorte de topique de l’action humanitaire du CICR, dont, soit dit en passant, il serait fort intéressant de suivre les variations et les développements dans nos collections.

Dans la conception de Lettre du Liban, la gageure pour John Ash – et ce d’autant plus que, fraîchement engagé, il doit faire ses preuves au CICR et qu’il lui revient de valoriser les débuts de la DICA – consistera donc à mettre à profit son expérience et son talent de réalisateur afin de rendre à nouveau réceptif le spectateur à un sujet – une guerre civile et internationale qui s’éternise – tout aussi bien qu’à des modalités d’intervention de l’institution, qui ont déjà été filmées maintes et maintes fois par le passé.

Or, que ce soit au niveau du scénario, du montage, de la façon dont les différentes actions et interventions du CICR sont présentées et les divers témoins introduits et portraiturés, ou du choix et de l’usage de la bande son, il ne fait aucun doute que les solutions offertes par Ash apparaissent tout aussi ingénieuses que cohérentes et qu’elles attestent d’une maîtrise certaine des moyens d’expression du médium filmique. C’est l’analyse de ces divers éléments que la suite de cet article s’efforcera de présenter.

Lire la deuxième partie.


[1] Parmi la multitude de documents disponibles sur l’action du CICR et de la Croix-Rouge libanaise depuis le début de la guerre, voir, par exemple, « ICRC and Lebanese Red Cross action in Lebanon, 1975-2015 », disponible à l’adresse : https://www.icrc.org/en/document/lebanon-icrc-and-lebanese-red-cross-action-during-periods-war-lebanon-1975-2015#gs.kfv2jr (Consulté le 12 décembre 2019).
[2] Cette étude a été en partie établie sur la base de sources encore fermées à la consultation publique. N’ont donc été retenues que des informations d’ordre général et uniquement lorsque celles-ci entretenaient un lien direct avec la réalisation du court-métrage Lettre du Liban. Après un engagement temporaire fin 1983, John Ash a travaillé pour le CICR pendant une année environ à partir du premier février 1984. Avant de quitter l’organisation, Ash a réalisé un autre film, d’un peu moins d’une demi-heure : A message from Aaland. Avec Stockholm, l’île finlandaise d’Aaland avait accueilli la Seconde Conférence mondiale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge sur la paix qui s’était déroulée du 2 au 7 septembre 1984.
[3] CICR, Rapport d’activité 1983, Genève, 1984, p. 108.
[4] Ibid. Le rapport détaille la production audiovisuelle de la DICA en 1983 pour le CICR, les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et la Ligue, et précise, entre autres, que, « pour la première fois, le CICR a tenté de résumer par l’image l’essentiel des activités déployées en 1982 ». Intitulé Rétrospective 1982, ce documentaire consiste dans un « montage vidéo d’extraits de films et de photos retraçant les principaux événements vécus par l’institution sur le terrain et à Genève durant ces années-là », Ibid. C’est la naissance du « genre » CICR du « Panorama ».
[5] Il maîtrise les principales langues européennes plus quelques langues parlées en Inde et aux Philippines (l’hindi, le gondi et le tagalog).
[6] Ont été conservées deux « Commandes de mission » pour un séjour du réalisateur à Beyrouth : l’une pour « préparation brochure ‘‘info’’ sur Liban », datée du 11 novembre 1983, l’autre, datée du 4 novembre 1983 afin de « préparer film Liban » du 13 au 28 novembre 1983. Bruno Hubschmid, photographe CICR, arrive à Beyrouth en même temps que Ash ; plus tard, le 21 novembre, arrivent Pio Corradi et Bernard Robert-Charrue, respectivement cameraman et preneur de son du CICR, mais ils ne resteront que deux jours ; le 16 novembre, c’est une équipe TV Suisse Romande qui part. Le départ du Liban de John Ash le 3 décembre 1983 est attesté par la délégation à Beyrouth.
[7] CICR, Rapport d’activité 1983, Genève, 1984, p. 106-7.
[8] Après avoir été déléguée du CICR en Pologne et au Liban et avoir participé au lancement de Radio Cité à Genève, Speziali est engagée par la TSR fin 1985 où elle travaille encore actuellement. Cf. Ma RTS, disponible à l’adresse : https://pages.rts.ch/emissions/religion/dieu-sait-quoi/emission/1756679-laure-speziali.html (Consulté le 12 décembre 2019).
[9] Nous savons que la déléguée information s’est rendue à Tripoli le 17 décembre avec l’équipe de film du CICR – Edouard Winniger et Bernard Robert-Charrue – afin de suivre l’opération d’évacuation des blessés palestiniens. Ensuite, du 18 au 22 décembre, la déléguée s’est rendue à Deir el-Kamar avec la même équipe. Pour leur part, Edouard Winniger et Bernard Robert-Charrue étaient arrivées à Beyrouth via Tel Aviv le 15 décembre et ils en repartiront le 24 du mois.