Si l’on a pour habitude de dire d’une image qu’elle vaut mille mots, il est des concepts qui sont plus difficiles à illustrer que d’autres. Les personnes disparues, qui font l’objet de cet article, en sont un bon exemple.

Selon le CICR, les personnes disparues sont les personnes dont la famille est sans nouvelles et/ou qui, sur la base d’informations fiables, sont portées disparues à la suite d’un conflit armé (international ou non international), d’une situation de violence interne, d’une catastrophe naturelle ou de toute autre crise humanitaire[i]. Elles laissent derrières elles des parents, des époux, des enfants ou des amis, qui vivent dans l’incertitude. Ces proches sont dans l’incapacité de faire leur deuil, car ils continuent d’espérer le retour des personnes disparues. Comme le disent de nombreuses personnes qui font appel au CICR pour retrouver des personnes disparues, le plus difficile est de ne pas savoir. Elles témoignent régulièrement préférer n’importe quelle réponse à l’incertitude, que ce soit obtenir des nouvelles de leurs proches ou l’annonce de leur décès, qui leur permettrait enfin de faire le deuil.

Lorsqu’une personne disparue fait l’objet d’une photographie, toute la difficulté réside dans la manière de la représenter, car il s’agit de rendre visible une personne qui est absente. Lors de l’enregistrement des archives photographiques, une partie du travail de l’archiviste consiste à ajouter des mots-clés correspondant aux éléments visibles sur l’image. Cela permet par la suite de faciliter la recherche par les utilisateurs. Le cas des personnes disparues est donc particulier, car celles-ci n’apparaissent pas à l’image.

Dans cet article, nous allons présenter un aperçu de différentes manière de représenter ces absents, et parfois l’absence elle-même. Nous nous basons sur les archives photographiques disponibles sur le portail des archives audiovisuelles du CICR. Une sélection a été effectuée afin d’illustrer nos propos, elle a vocation à servir d’exemple et n’est pas exhaustive des représentations existantes.

Évolution des représentations, du général au particulier

Le mot-clé personne disparue apparaît dans les archives photographiques du CICR pendant la guerre 1914-1918, il sert à illustrer le travail de l’agence internationale des prisonniers de guerre, qui crée des listes et des fiches de prisonniers de guerre afin d’apporter une réponse aux proches qui recherchent des personnes disparues pendant le conflit.

Guerre 1914-1918. Genève, Musée Rath, Agence internationale des prisonniers de guerre. Service de recherches des disparus. (CICR V-P-HIST-00577-17)

 

Jusqu’au début des années 1980, il est principalement utilisé pour mettre en avant le travail de collecte de données que les délégués du CICR effectuent auprès des proches de personnes disparues. Si les personnes disparues apparaissent parfois, c’est sous la forme de liste de noms et de photos. Ces listes permettent aux personnes à la recherche d’un proche disparu de l’identifier et de connaître son sort.

Site B. Réfugié consultant les panneaux d’avis de recherche. (CICR / Thierry Gassmann, 1988, V-P-TH-D-00088)

 

À partir du milieu des années 1980, la représentation des personnes disparues évolue. D’un nom ou une photo noyée dans une masse, elle devient singulière. Les représentations les plus courantes, c’est encore le cas de nos jours, sont celles d’un proche de personne disparue – le plus souvent une femme – face à l’objectif, un portrait de personne disparue à la main.

Pul-I-Charki. Mère montrant la photographie de son fils disparu. (CICR / Roland Sidler, 1989 V-P-AF-D-00015)

 

C’est à partir des années 2000 que l’on voit apparaître une diversification des représentations, qui va de pair avec l’explosion du nombre de photos associées au mot-clé personne disparue.

Cet article ne s’attardera pas sur l’évolution chronologique de la représentation des personnes disparues dans nos archives photographiques qui suit la même tendance que celle présentée dans la série d’articles Filmer l’exode : entre permanence et évolution. Le travail du CICR et de ses délégués laisse peu à peu la place centrale aux bénéficiaires, et à leurs histoires personnelles.

Rendre l’absence visible

Comme mentionné ci-dessus, la représentation privilégiée des photographes est celle d’un proche tenant le portait de la personne disparue, celle-ci permet en effet de faire apparaître sur la même image le bénéficiaire qui fait appel au CICR ainsi que la personne dont il espère avoir des nouvelles. Ces représentations offrent une certaine lisibilité, il est facile de comprendre qu’il s’agit du portrait d’une personne qui a perdu un proche. Il est cependant impossible de savoir en ne regardant que la photo si ce proche a disparu ou s’il est décédé. Pour rendre cette information au public, la légende de la photo s’avère nécessaire.

La personne absente peut être représentée également par un objet qui lui appartient, ce peut être un objet qui est important pour elle, mais également parfois le seul objet qu’elle a laissé derrière elle.

Donetsk. Le CICR aide les familles à retrouver leurs proches. Elena tient le sac de frappe sur lequel son époux, Sergey, porté disparu depuis l’hiver 2015, s’entraînait. (CICR / Brendan Hoffman, 2016, V-P-UA-E-00535)

 

Des lieux de recueillement ont également été créés pour les proches, comme des cimetières dans lesquels on peut trouver des tombes anonymes ou des mémoriaux, que ceux-ci soient mis en place à l’initiative des proches eux-mêmes ou d’organisations comme le CICR.

Département de Putumayo, entre le village de Teteyé et Puerto Asís. Un cimetière avec plusieurs tombes anonymes. (CICR/VII / Franco Pagetti, 2009, V-P-CO-E-00524)

 

Ces différentes représentations – portraits d’une personne disparue, un objet lui appartenant ou des objets commémoratifs érigés en sa mémoire – peuvent être analysées comme une manière de rendre l’absence tangible, visible aux yeux de tous. Cela permet de rendre compte du fait que si la personne est absente, elle n’a pas tout à fait disparu pour autant; et c’est bien le dilemme auquel font face les proches de personnes disparues.

Le parti pris inverse est également utilisé pour illustrer ce sujet avec des photographies dans lesquelles la personne disparue n’est pas rendue visible. Il peut s’agir de portraits de proches, dont le regard n’est pas tourné vers l’objectif, parfois ces personnes tournent le dos au photographe, le regard tourné vers l’endroit où devrait se trouver la personne qui a disparu. Dans ce cas, un espace vide est utilisé pour signifier son absence.

District de Kitgum, sous-comté de Palabek Kal, village d’Alimotiko. Le fils de cette femme de 42 ans avait 9 ans quand il a été enlevé il y a plus de 20 ans. Depuis, elle revient tous les jours sur cette route, où elle l’a vu pour la dernière fois, en espérant le voir réapparaître. (CICR / Martina Bacigalupo, 2016, V-P-UG-E-00465)

 

Si l’incertitude est difficile à vivre, elle l’est encore plus lorsqu’elle s’inscrit dans la durée et perdure parfois longtemps après la fin des conflits. Cette durée est exprimée de manière très claire dans certaines de nos images. Que ce soit le calendrier de la première photo illustrant cet article ou les bouteilles de la photo-ci-dessous, les proches des disparus ont eux-mêmes imaginé une mise en scène pour rendre compte du temps qui s’est écoulé depuis l’absence d’une personne. Plus que la représentation de l’absent, c’est la représentation de l’absence elle-même qui transparait. Elle s’inscrit dans des objets du quotidien afin de rappeler que cette souffrance s’alourdit chaque jour depuis la disparition.

Erevan. Le fils de Lena, Armen, a combattu dans le Haut-Karabakh et a disparu pendant la guerre au début des années 1990. Lena a acquis une bouteille de cognac pour chaque année de disparition de son fils. (CICR / Marko Kokic, 2012, V-P-AM-E-00251)

 

Toutes les photos de personnes disparues que nous pouvons observer dans nos archives font l’objet d’une forme de mise en scène, nécessaire à rendre visible ce qui est absent. Celle-ci peut être orchestrée soit par le photographe, soit ce dernier se contente de photographier celle qui a été imaginée par les proches. Si ces mises en scène servent à mettre en lumière une personne absente, elles ne suffisent généralement pas à rendre ces photographies lisibles au premier coup d’œil. Un soin particulier doit être apporté à la légende, souvent sous la forme d’un témoignage, qui est également indispensable à la compréhension de ces images.


[i] Vivre l’absence : aider les familles de personnes portées disparues, Genève : CICR, 2014