En ce mois de décembre, nous avons décidé de vous conter une histoire vieille de 140 ans. Le présent épisode est rapporté dans « Noël à l’ambulance : épisode de la guerre russo-turque » du Docteur Louis Appia. Installez-vous confortablement et préparez-vous à parcourir quelques milliers de kilomètres. Kilomètres qui vous rapprocheront peut-être plus encore de l’esprit de Noël.

Au printemps 1877, en pleine guerre russo-turque, le comité évangélique de Saint-Pétersbourg se constitue en section de la Croix-Rouge de l’Empire. Au mois de juillet, les 54 membres de son Comité décident de créer l’ « Ambulance de Sistowa » [1], à un peu plus de 70 kilomètres du champ de bataille de Plewna [2] en Bulgarie. Huit fermes sont aménagées à ces fins. 6 médecins, 7 assistants-médecins et près de 40 infirmières et infirmiers se relaient auprès des blessés. Sur le minaret de la mosquée de la ville flotte le drapeau blanc de la Croix-Rouge. Elle sera elle aussi bientôt transformée en ambulance, en « sanctuaire de la charité » dit le Docteur Appia.

Arménie. Guerre russo-turque 1877-1878. Delidjan. Ambulance russe. © CICR, V-P-HIST-00298-40

 

Après les terribles affrontements de Chipka, Plewna est encore en siège au début du mois de décembre. L’hiver est rigoureux et le bois de chauffage manque cruellement. Tous les matériaux combustibles servent à se chauffer : les haies, le bois de vieilles maisons, le fumier.

Bulgarie. Guerre russo-turque 1877-1878. Plevna. Troupes de réserve montant au front. © CICR, V-P-HIST-00299-02

 

A Saint-Pétersbourg, l’idée d’offrir une fête de Noël, avec son traditionnel arbre, aux blessés placés sous les soins des ambulances de Sistowa germe dès le mois d’octobre 1877. Quand bien même certains doutent de la faisabilité du projet, se posant notamment la question du transport d’un convoi sur une telle distance, en plein hiver et en pleine guerre, le souhait d’apporter un peu de soutien et de chaleur aux militaires blessés l’emporte.

Un appel est lancé dans les journaux russes. Les dons affluent rapidement de toute la Russie. « Le bureau où l’on recevait régulièrement les envois ressembla bientôt à une ruche d’abeille ». Les paquets sont ouverts, triés puis reconditionnés dans des caisses pour le transport. On en compte 740.

Plus de 55’000 francs sont récoltés. Le montant total des dons de toute nature s’élève à 100’000 francs. Les enfants russes s’investissent également dans cette noble cause. On raconte que certains auront expédié leurs petites économies ou encore que d’autres auraient demandé à leurs parents de faire don de l’argent qu’ils avaient réservé pour leurs cadeaux de Noël. Des messages de sympathie sont expédiés de l’étranger, comme de Madrid ou encore de Zurich.

Que recèlent donc ces 470 caisses ? Des chemises, des gilets de laine, des cache-nez, des bottes, des bas, des gants, des lunettes, des nécessaires à coudre ainsi que du sucre, des biscuits, du vin et des spiritueux. Près de 14’000 paquets de cigarettes sont confectionnés et 3’000 pipes à bois, manifestement très prisées des soldats russes, ensachées avec du tabac. Des harmonicas et plus de 5’000 nouveaux testaments seront également acheminés vers Sistowa. Enfin le sapin et bien évidemment du matériel sanitaire. Chaque lot se voit apposer une carte de Noël décorée d’une Croix-Rouge.

Le convoi est prêt. Composé de 6 wagons, il sera accompagné de trois diaconesses ainsi que d’un diacre.

Il ne lui reste plus qu’à entreprendre son périple de 3’600 kilomètres, aux conditions que nous connaissons. Le 18 décembre, après un premier transbordement, le convoi arrive en gare de Bucarest.

Le plus dur reste à faire. Il va falloir atteindre le port de Zimnicea. Le pont reliant les deux rives a été emporté par les affres de l’hiver. La Bulgarie sera dès lors atteinte par voie fluviale. Le bateau à vapeur prévu à cet effet fait deux traversées… avant d’être pris dans les glaces.

Le reste du convoi est alors déballé puis conditionné dans de plus petites caisses. Le froid est tel que les mains des messagers présentent des engelures. Des sœurs de la Croix-Rouge prennent le relai. Le Danube est désormais complètement gelé. Les deux villes sont maintenant ralliées à traineaux.

Comble de malchance, alors qu’il reste encore 130 caisses soit 450 colis à acheminer à Sistowa, la glace recommence à fondre.

Une fête est organisée à l’attention du personnel sanitaire de Zimnicea. Ce ne sont pas moins de 40 médecins et 40 sœurs qui prodiguent les soins dans la ville portuaire. Les vitres de la baraque de l’ambulance dans laquelle se tiendra la fête ont été brisées. Elles seront calfeutrées avec des nattes. Le vent et les bourrasques de neige les feront danser tout du long de la soirée. Au final, pas moins de 2’300 personnes bénéficieront de ces réjouissances.

A Sistowa également, quand bien même l’intégralité du convoi n’est encore arrivée, une première fête de Noël est préparée par les diacres et diaconesses des ambulances. Des familles bulgares qui auront dû fuir devant les combats sont également présentes. L’arbre de Noël n’étant encore là, un échafaudage est habillé de myrte et de lierre. Il est transporté d’une baraque à l’autre. Les soldats blessés se voient distribuer les présents, au fur et à mesure du déplacement des festivités d’une ambulance à l’autre. 670 puis 900 enfin 700 étrennes supplémentaires sont ainsi remises.

Qu’en est-il du reste du convoi ? L’humeur du Danube ne permet ni le recours aux bateaux à vapeur, ni aux traineaux. Il faudra la mobilisation de nombreux ouvriers pour transporter, à bras, les colis restants jusqu’à Sistowa. Deux jours plus tard, l’intégralité des biens sont enfin réunis à destination.

Mosquée de Sistowa. APPIA, Louis. Noël à l’ambulance. J. Bonhoure & Cie, [1881]. 34 p.

 

Reste à décider du lieu où se tiendra la grande fête. L’arbre de Noël est installé aux côtés de la principale mosquée de la ville. Tous regardent l’arbre « brillamment illuminé ». « Les gémissements s’arrêtèrent comme par enchantement, toute douleur avait pour ainsi dire disparu ».

2’500 Bulgares, Turcs, Russes, soldats, réfugiés ou membres du personnel sanitaire sont réunis. Le froid, la guerre, tout comme les questions d’appartenance culturelle ou religieuse sont oubliés le temps d’une nuit.

Les jours suivants, « on recommença à déballer et à faire des lots ». Pas moins de 4’000 blessés se trouvent dans la région de Chipka, 150 kilomètres plus au Sud. L’état des routes rend ce nouveau transport très difficile. Aussi, cette nouvelle expédition se verra attribuer le nom de Char de Noël.

Guerre russo-turque 1877-1878. Rencontre avec des loups. © CICR, SPEISER, W. V-P-HIST-03513-31

 

[1] Aujourd’hui orthographiée Svishtov ou Svichtov

[2] Aujourd’hui dite Plevna ou Pleven