En 2022, les Archives du CICR lancent un projet de numérisation du fichier de Drancy, financé par les Arolsen Archives, International Center on Nazi Persecution, situées en Allemagne à Bad Arolsen. Les Arolsen Archives souhaitent mettre à disposition ces documents sur leur site Internet pour le bénéfice des chercheurs du monde entier. Pour cela, les Arolsen Archives vont financer la numérisation de ces archives et les intégrer au programme d’indexation participative #everynamecounts.
Les documents appartenant au fonds des archives Agence ont un caractère à la fois unique et universel. Leur existence permet de ne pas oublier l’identité des victimes des conflits, leurs expériences et leurs souffrances. Ces documents ont une résonance intime en chacun de nous.
Mais certains documents dégagent une émotion particulière. Le fichier de Drancy est de ceux-là.
Ce fichier contient les noms d’environ 35’000 déportés juifs de diverses nationalités arrêtés par le Gouvernement de Vichy sur territoire français et détenus au camp de Drancy entre février 1942 et mars 1943.
Le camp de Drancy est constitué d’un grand ensemble d’habitations bon marché. De septembre 1939 à juin 1940, il sert au Gouvernement français de lieu de détention pour les communistes. Après l’armistice de juin 1940, les autorités allemandes le transforment en lieu d’internement de prisonniers de guerre et de civils français, britanniques, yougoslaves et grecs.
A partir du 21 août 1941, le camp de Drancy devient le principal lieu d’internement des juifs en France.
Le camp est administré par la Préfecture de police de la Seine et est contrôlé par les autorités allemandes, jusqu’au 2 juillet 1943, date à laquelle les services de sécurité nazis en reprennent le commandement.
Près de 70 000 personnes y sont internées entre août 1941 et août 1944, puis sont en majorité déportées, à partir du 22 juin 1942, vers les camps d’extermination d’Auschwitz (environ 61 000 personnes) et de Sobibor (environ 4000 personnes).
La vie dans le camp
Les conditions de vie pour les premiers détenus du camp y sont très pénibles. Ils sont affamés et subissent un isolement matériel et moral extrême. Au bout d’un mois, l’interné André Baur note que «certains hommes ont perdu 30 kilos». «La situation des internés de Drancy évoque (alors) celle des ghettos de Pologne où les populations sont enfermées, les Allemands contrôlant un approvisionnement qui n’assure pas leur survie»[1] .
Une preuve directe des déportations
Jusqu’en juillet 1942, les arrestations et par conséquent les déportations aussi, ne concernent que les hommes. Après la conférence de Wannsee où la Solution Finale est mise en place, le nombre des déportations augmente. Le 19 juillet 1942, ce sont 1000 personnes qui sont déportées et cette fois parmi elles des femmes et des enfants. De ce jour jusqu’en septembre, on compte 3 départs en déportation par semaine ; le dimanche, le mardi et le mercredi. D’octobre 1942 à juillet 1943, il y a environ 15 000 déportés.
Cette suite de fiches témoigne directement des déportations de familles entières. Pères, mères, enfants, vieillards, nouveau-nés, infirmes, malades, femmes enceintes : nul n’échappe au mécanisme de destruction mis en place par les nazis avec la collaboration active du Gouvernement de Vichy.
La forme des documents
Le fichier de Drancy est composé de fiches de petit format (6,5 x 12 cm environ) écrites à la main, pour la plupart sur des formules pré-imprimées. Chaque fiche peut contenir les informations suivantes : nom, prénom, adresse, date de naissance, lieu de naissance, nationalité, date de l’arrestation, arrestation en zone occupée ou zone non occupée, lieu d’internement, lieu de départ, date de départ et observations éventuelles. Toutes les informations ne sont pas complétées sur chaque fiche.
Il s’agit des identités de juifs de nationalité française, allemande, autrichienne, tchèque, slovaque, russe, bulgare, roumaine, hongroise, polonaise, belge, luxembourgeoise, hellénique et turque.
Le service des effectifs remplissait une fiche pour chaque interné dès son arrivée dans le camp. La fiche était complétée avant la déportation avec la date de départ.
Ces documents ne constituent qu’une partie du fichier de Drancy. Le fichier complet est conservé par les Archives nationales françaises[2] .
L’origine des documents
Ce fichier a été transmis au CICR par la Croix-Rouge française en plusieurs lots, entre juin et septembre 1943. Nous n’avons malheureusement pas trouvé de détails sur les circonstances de cet envoi. Les documents ont sans doute été cachés par les internés et sortis du camp par une aide extérieure. Dans une note du Journal de Compiègne et de Drancy par Georges Kohn, Serge Klarsfeld émet quelques hypothèses. Le 5 août 1943, Jean Mayer, chef du bureau militaire du camp, rencontre plusieurs personnes au Consulat suisse. Serait-ce la filière pour l’envoi du fichier de Drancy ? Autre hypothèse, le fichier aurait-il été envoyé avec la complicité de Marcel Stora de l’Union générale des israélites de France (UGIF) [3] ?
Lors de sa réception au CICR, le fichier de Drancy est transmis au Service des Civils internés divers (CID) – service de l’Agence Centrale des Prisonniers de Guerre (ACPG) qui avait la responsabilité de traiter les cas des civils.
Dès 1943, le service CID décide de rendre les fiches aux différents services nationaux et ne garde que les fiches des juifs des pays de l’Axe destitués de leur nationalité, c’est-à-dire les juifs allemands et autrichiens. C’est la raison pour laquelle ce fichier est réparti dans les archives de plusieurs services de l’ACPG.
Réparties dans plusieurs services nationaux, les fiches du fichier de Drancy ont peu à peu été oubliées, mélangées aux autres renseignements. Elles ont été retrouvées suite à des recherches effectuées par les archivistes pour Me Serge Klarsfeld en 1996.
Le sort des enfants
A la suite du fichier des ressortissants allemands et autrichiens (considérés comme apatrides car destitués de leur nationalité), on trouve une série de fiches particulièrement émouvantes. Il s’agit d’enfants sans identité, trop jeunes pour connaître leur nom, qui ont été déportés sans leurs parents. Selon toute vraisemblance, ce sont des enfants, arrêtés avec leur famille lors de la rafle du Vélodrome d’Hiver du 16 juillet 1942, qui ont été transférés au camp de Beaune-la-Rolande, dans le Loiret, où ils ont vécus dans des conditions épouvantables. Fin juillet, les adultes et les adolescents sont déportés. Les enfants restent au camp, seuls, désespérés, jusqu’à leur transfert vers Drancy en août 1942 et leur déportation.
Lisons le témoignage d’Odette Daltroff-Baticle : « Nous sommes surpris par une chose tragique : les petits ne savent pas leurs noms. (…) Les prénoms, noms et adresses que les mamans avaient écrits sur leurs vêtements avaient complètement disparu à la pluie et d’autres, par jeu ou par inadvertance, ont échangé leurs vêtements. En face de leur numéro figuraient sur les listes des points d’interrogation.[4] »
L’action de la Croix-Rouge
Dès octobre 1941, la Croix-Rouge française obtient l’accès au camp de Drancy et charge l’assistante sociale Annette Monod de s’occuper des internés. Celle-ci y organise un service social, une bibliothèque, une salle de jeux et un lieu de culte israélite. Annette Monod rend visite aux familles des internés et fait passer du linge, des colis et des nouvelles. Les autorités allemandes n’apprécient pas son zèle et ferment l’antenne de la Croix-Rouge le 16 février 1942. Seule l’Union Générale des Israélites de France peut alors apporter des secours dans le camp.
En mai 1943, Adolf Eichmann, responsable logistique de la «Solution finale», charge le SS Aloïs Brunner de reprendre en main Drancy et d’accélérer la déportation de juifs. Les policiers français sont repoussés hors du camp, laissant les SS seuls maîtres à bord.
Après sa visite du camp de Drancy le 10 mai 1944, le délégué du CICR Jacques de Morsier rédige un rapport qui semble très éloigné de la réalité de l’époque telle que nous la connaissons aujourd’hui : . «Les débuts de son administration ont été assez durs, note le délégué à propos de Brunner; car il a voulu supprimer des habitudes qui avaient rendu la vie du camp tout à fait impossible.»
De Morsier ajoute: «Le capitaine Brunner a supprimé tout argent à l’intérieur du camp: lorsqu’un interné arrive, son argent, ses bijoux, sont mis dans un coffre-fort du service financier du camp (tenu par les internés eux-mêmes) contre reçu, et promesse lui est faite qu’ils lui seront rendus à sa libération.»
Bien entendu, la réalité est bien différente. Les détenus ne retrouveront pas leur argent et les déportations se poursuivent jusqu’à la libération de Paris. Le dernier convoi de 51 déportés quitte Drancy le jour de la libération du camp, le 17 août 1944, à destination de Buchenwald.
Le fichier de Drancy constitue un fonds important des archives du CICR. Il est le témoignage écrit du destin tragique de plusieurs milliers de personnes. Sa prochaine numérisation, dans le cadre du projet de coopération avec les Arolsen Archives, permettra un accès facile au grand public, puisque nous savons que « chaque nom compte » comme l’affirment les archives d’Arolsen.
Bibliographie
Annette Wieviorka, Michel Laffitte, À l’intérieur du camp de Drancy, [Paris] : Perrin, 2012.
Calef (Nissim) Noël, Drancy 1941 : camp de représailles : Drancy la faim, Paris : FFDJF, 1991.
Serge Klarsfeld, [Collection de publications de l’Association Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France], 13 documents, Contient entre autre « Journal de Compiègne et de Drancy par Georges Kohn », 1995.
Daniel Peschanski, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Gallimard, 2002.
Serge Klarsfeld, Le calendrier de la persécution des Juifs de France : 1940-1944, Paris : les Fils et filles des déportés juifs de France ; [New York] : the Beate Klarsfeld foundation, 1993
Jean-Claude Favez, Une mission impossible? Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, Paris, Payot, 1988.
[1]Annette Wieviorka, Michel Laffitte, À l’intérieur du camp de Drancy, [Paris] : Perrin, 2012, p.36.
[2] Ces archives sont conservées sur le site de Pierrefitte-sur-Seine. Les originaux ont été déposés au Mémorial de la Shoah.
[3] Journal de Compiègne et de Drancy, par Georges Kohn, p.222 et note 80.
[4]Témoignage d’Odette Daltroff-Baticle rédigé en 1943 et publié in S. Klarsfeld, Le Calendrier, édition de 1993, pp. 404-407.
Cet article très intéressant.
Merci Marie !