De décembre 1935 au printemps 1936, une vingtaine d’ambulances Croix-Rouge et Croissant-Rouge, placées sous la protection des Conventions de Genève et venues porter secours aux blessés et malades de l’armée éthiopienne, subissent les attaques des escadrilles fascistes. De ces évènements, qui demeurent aujourd’hui peu connus, le CICR a conservé dans ses archives de précieux témoignages visuels que nous vous proposons ici de découvrir.
Introduction
Le CICR et le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en Ethiopie
Le 3 octobre 1935, après des mois de tensions politiques et diplomatiques, la dictature fasciste de Mussolini agresse l’Ethiopie en vue de l’intégrer au système colonial italien, déclenchant du même coup le second conflit italo-éthiopien[1]. A Genève, la réaction du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ne se fait pas attendre. Le jour suivant, il s’empresse de contacter la Croix-Rouge éthiopienne (fondée dans l’urgence quelques mois auparavant[2]) et la Croix-Rouge italienne (alors sous emprise du régime fasciste[3]), afin de leur proposer de lancer un appel au Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en vue d’obtenir de l’assistance. Si la Croix-Rouge italienne, suffisamment équipée en matériel et en personnel décline, la Croix-Rouge éthiopienne, chargée par l’empereur d’Ethiopie du service médical de son armée, accepte immédiatement dans l’espoir de combler le manque de moyens et de ressources auquel elle est alors confrontée. Vingt-trois Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge répondent à l’appel de la jeune Croix-Rouge éthiopienne et fournissent des secours sous diverses formes, initiant ainsi une mobilisation humanitaire d’ampleur internationale[4].
Véritable tournant dans l’histoire de l’organisation genevoise[5], la guerre italo-éthiopienne marque l’avènement de la phase moderne de son action humanitaire. C’est en effet dans ce contexte que le CICR s’adonne pour la première fois à ce que l’on appelle aujourd’hui la « diplomatie humanitaire »[6], qu’il collabore directement avec les Sociétés nationales sur le terrain[7], ou encore qu’il dépêche, dès l’aube du conflit, des délégués sur place[8].
Le 6 novembre 1935, soit un mois après le déclenchement des hostilités, le juriste Sydney Brown et le médecin Marcel Junod (fraîchement recruté) arrivent ainsi à Addis-Abeba en tant que délégués du CICR. Leur mission consiste notamment à agir en tant qu’interlocuteurs neutres et dignes de confiance auprès des différentes Sociétés nationales engagées en Ethiopie. Aussi s’agit-il d’assister les sept ambulances déployées par la Croix-Rouge éthiopienne et les huit ambulances déployées par six Sociétés nationales neutres[9], élevant ainsi à quinze le nombre d’ambulances (ou hôpitaux mobiles) arborant l’emblème de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge côté éthiopien ; emblème qui, comme nous le verrons, ne leur permit pas d’échapper aux bombes des forces aériennes du Duce.
La Croix-Rouge : cible de l’aviation fasciste ?
« (…) il faut se rendre à l’évidence qu’il n’y a presque plus une seule ambulance éthiopienne ou étrangère que les Italiens n’aient systématiquement détruite ou tâché de détruire [10]», Sydney Brown.
Moins connus et documentés que l’utilisation massive de l’ypérite (le fameux « gaz moutarde »), les bombardements des ambulances, hôpitaux et avions sanitaires arborant l’emblème de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge n’en constituent pas moins des violations du droit international emblématiques de ce conflit, non seulement de par leur nombre (oscillant entre dix-sept et vingt-trois selon les différents travaux historiques et listes gouvernementales éthiopiennes[11]), mais aussi de par leur ampleur en termes de pertes humaines, de traumatismes générés et de dégâts matériels. Au surplus, le caractère répété de ces bombardements et le fait que la plupart des ambulances Croix-Rouge et Croissant-Rouge travaillant du côté éthiopien furent directement ou indirectement touchées par les bombes de l’aviation italienne, forcent aujourd’hui comme hier à s’interroger sur le caractère intentionnel ou non de ces attaques.
Trois textes fondamentaux du droit de la guerre avaient obtenu l’adhésion des deux belligérants du second conflit italo-éthiopien : le Protocole de Genève de 1925 interdisant les gaz asphyxiants et les armes bactériologiques, la Déclaration de la Haye interdisant les balles dites « dum-dum » de 1899, et la Convention de Genève de 1929 pour l’amélioration du sort des blessés et malades dans les armées en campagne – dont l’un des objectifs est de conférer protection aux établissements, formations mobiles (ambulances), moyen de transport et personnel sanitaires. C’est d’ailleurs en prévision du conflit qu’Hailé Sélassié ratifia les trois textes en 1935, refusant toutefois d’adhérer à la Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre (ratifiée par l’Italie depuis 1931).
Pour tenter de fournir quelques éléments de réponse à cette interrogation, il est utile de se pencher brièvement sur certains aspects de l’idéologie mussolinienne, laquelle considérait notamment comme légitime l’élimination de tout ce qui n’était pas dans l’intérêt de l’Italie fasciste[12]. Aussi, lorsque la question des bombardements des installations Croix-Rouge fut évoquée lors d’une discussion en décembre 1935 entre le Duce et Georges Wagnière, ministre de Suisse à Rome, le chef du gouvernement italien qualifia d’ « inconvénients » les ambulances humanitaires, avant d’ajouter : « Nous leur [aux Ethiopiens] donneront des hôpitaux… ainsi que des routes, des écoles, des médecins, tous les avantages de la civilisation[13]». Outre le discours de la « mission civilisatrice » tenu ici par Mussolini pour relativiser ces flagrantes violations du droit international humanitaire, il est nécessaire de faire mention de la croyance coloniale – circulant alors largement en Italie et en Occident, ainsi qu’au sein même du CICR – selon laquelle l’Ethiopie, du fait de son prétendu degré inférieur de civilisation, n’était pas à même de pouvoir s’aligner sur les standards des Conventions de Genève, ni de comprendre les principes à la base de l’œuvre de la Croix-Rouge. Puisant dans cet imaginaire colonial, le régime fasciste accusa sans relâche et le plus souvent sans preuve, l’Ethiopie de violer les Conventions de Genève dans le but de légitimer ses opérations de représailles, elles-mêmes en totale violation des mêmes Conventions[14]. Parmi ces allégations, figuraient en tête de liste les abus de l’emblème de la Croix-Rouge à des fins militaires – que ce soit pour protéger des armes et des soldats, ou camoufler les positions des troupes. Ainsi Filippo Cremonesi, alors président de la Croix-Rouge italienne, écrit-il dans une lettre adressée au CICR : « Bien loin d[e] comprendre la haute signification et [l’] usage réglementaire [de l’emblème de la Croix-Rouge], les guerriers abyssins en sont venus à penser qu’il a une valeur miraculeuse (…). Bien des fois, comme l’affirment aussi nos communiqués officiels et le prouve abondamment le matériel photographique, ils disposent sur le terrain de très grandes croix rouges à l’entour desquelles ils se groupent pour se mettre à l’abri, de cette manière, des attaques de nos avions. Si un tel abus peut se comprendre de la part de guerriers barbares et primitifs, il devient injustifiable lorsque ce sont les autorités abyssines elles-mêmes qui y ont abondamment recours pour masquer les dépôts de munitions et les établissements militaires[15].» Largement diffusées par la propagande fasciste, ces accusations de perfidie (auxquelles le CICR prêta un sérieux crédit mais que ses délégués ne purent jamais vérifier[16]) fournirent au belligérant italien un « prétexte » aux bombardements des installations, du personnel et des patients protégés par les Conventions et signalés par l’emblème distinctif.
Du côté du gouvernement d’Hailé Sélassié, on ne cessa de protester contre ces attaques, que ce soit auprès de la Société des Nations ou du CICR, lequel, soucieux de préserver sa neutralité et de peur de courroucer le gouvernement italien, se garda de les dénoncer. Plus prompt que ses collègues genevois à voir dans ces bombardements des violations des Conventions aussi incontestables qu’inexcusables, Sydney Brown avait, lui, acquis la certitude que « les Italiens pren[aient] les Croix-Rouges comme cibles de leurs opérations de bombardements partout où elles se trouv[aient][17]». Quant aux interprétations et positionnements du docteur Junod sur la question, ceux-ci furent nettement plus ambigus. Au début des hostilités, le délégué considérait comme fort plausible le fait que certains de ces bombardements soient les résultats d’intentions malveillantes. Or, au cours des derniers mois du conflit et durant les années qui suivirent (période au cours de laquelle il développa un sentiment anti-éthiopien dicté par un racisme certain), il finit par adopter une thèse nettement plus favorable à l’Italie : celle des bombardements non intentionnels. Enfin, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et à l’heure de la condamnation internationale du fascisme, Junod revint sur ses positions de départ[18]. En témoigne son célèbre récit, Le troisième combattant (1947), dans lequel il n’hésite pas à souligner l’absence de considérations humanitaires de l’armée fasciste.
La Croix-Rouge bombardée dans les archives photographiques du CICR
Ces quelques éléments de contexte posés, plongeons maintenant dans les témoignages que nous offrent à ce sujet les archives photographiques du CICR. Sur les 171 photographies que compte la collection sur la guerre italo-éthiopienne, une trentaine montrent des ambulances Croix-Rouge juste après avoir été attaquées par les forces aériennes italiennes. Il s’agit, en l’occurrence de séries illustrant les dégâts subis par l’ambulance de la Croix-Rouge suédoise et de celle de la Croix-Rouge britannique. A cela s’ajoute une image d’une visite d’Hailé Sélassié sur le site de l’une des ambulances de la Croix-Rouge éthiopienne ayant subi d’importants dommages lors du bombardement de la ville de Dessié. Ainsi, sur la vingtaine de bombardements (directs ou indirects) visant des établissements Croix-Rouge et Croissant-Rouge recensés, seuls trois sont documentés par les archives photographiques du CICR. Si ce corpus lacunaire empêche donc de rendre totalement compte de l’ampleur du phénomène et de son caractère quasi-systématique, la force contenue dans ces images permet, elle, d’en saisir la gravité et l’importance.
Si c’est bien à partir de la Seconde Guerre mondiale que le CICR intensifie et systématise l’usage de la photographie comme preuve documentaire[19], il est possible de percevoir, à la lecture des rapports de Junod et Brown, les signes annonciateurs de ce tournant. A plusieurs reprises, en effet, les deux délégués joignent à leurs rapports et courriers envoyés à leurs collègues genevois des photographies, lesquelles servent parfois à compléter et à renforcer les constats qu’ils dressent ou les informations qu’ils reçoivent des bombardements qui nous intéressent ici. Or celles-ci, à deux exceptions près, ont été par la suite détachées des rapports[20] et, dans certains cas, perdues. A cela, s’ajoute la difficulté suivante : comme c’est le cas pour la majorité des images prises avant 1950 conservées par le CICR[21], la plupart des photographies du conflit italo-éthiopien sont anonymes, générant ainsi tout un ensemble de questions souvent sans réponse sur les motivations et objectifs de leurs auteurs, mais aussi sur leurs origines – car les délégués ne furent de loin pas les seuls à alimenter la riche collection de l’organisation humanitaire, bon nombre d’images provenant de Sociétés nationales, de particuliers, de journalistes, de gouvernements ou autres.
La ville de Dessié et la Croix-Rouge sous les bombes
Le 6 décembre 1935, la ville de Dessié et ses habitants voient pleuvoir sur eux les explosifs des escadrilles italiennes. Il s’agit avant tout pour l’agresseur de toucher le Négus dont l’intention, connue de l’Italie, est de mener la défense du pays depuis cette ville du nord du pays. Durant l’heure qu’aura duré l’attaque, cinq bombes tombent sur l’hôpital Tafari Makonnen, causant des dégâts matériels considérables mais ne faisant miraculeusement qu’une blessée. Quant aux trois ambulances de la Croix-Rouge éthiopienne stationnées à Dessié au moment des faits, celles-ci ne sont pas non plus épargnées. L’ambulance n°2, qui avait établi son camp dans le parc entourant l’hôpital, perd sa tente d’opération (complètement détruite par une sixième bombe), tandis que l’ambulance n°3, installée sur une colline aux abords de la ville, voit exploser des bombes à dix mètres de son camp. Or, affirment plusieurs médecins de la Croix-Rouge dans un télégramme envoyé au CICR[22], tous ces établissements étaient clairement signalés par l’emblème distinctif. Le docteur Junod, envoyé quelques jours plus tard à Dessié en mission de reconnaissance, confirme les dires des médecins dans le rapport qu’il envoie à Genève le 17 décembre. Sur le toit de l’hôpital Tafari Makonnen, il mentionne également avoir « constaté la présence d’une grande Croix Rouge d’environ huit mètres sur huit mètres ». Après quoi il ajoute : « J’ai pris des photos de même que deux trous faits par les bombes incendiaires ». Le délégué entendait ainsi garder une preuve visuelle d’un évènement qu’il qualifie ailleurs dans son rapport de « flagrante violation des Conventions de Genève »[23]. Mais qu’est-il advenu de ces témoignages photographiques ? Nos recherches n’ont ni permis de les retrouver, ni de fournir une réponse à cette interrogation.
Comme nous l’avons déjà signalé plus haut, la collection des archives photographiques du CICR n’a conservé qu’un seul témoignage visuel de cet évènement. Il s’agit d’une image capturée par un photographe inconnu, montrant le Négus, accompagné de son fils (à droite de l’image), de médecins et d’autres personnages visitant l’une des trois ambulances (on ne sait laquelle précisément) de la Croix-Rouge éthiopienne après le bombardement. La photographie ne montre en outre pas les dégâts du bombardement sur l’ambulance, la légende seule permettant d’associer l’image à l’évènement.
Deux mois plus tard, le 9 février 1936, une nouvelle attaque aérienne cible cette fois l’aéroport de Dessié, sur lequel stationne l’avion Fokker de la Croix-Rouge éthiopienne piloté par Carl Gustaf von Rosen. L’engin, affirme Junod, « a été impitoyablement bombardé par l’aviation italienne et y a réchappé par miracle[24]». De cet évènement, le CICR a conservé deux photographies dans ses archives papier ; les rares à ne pas avoir été séparées ultérieurement du document (un rapport de Brown au CICR daté du 21 février) qu’elles accompagnaient. On y voit la queue et l’une des ailes de l’avion perforées par de nombreux éclats d’obus.
Pour Belaten Gueta Herouy, président de la Croix-Rouge éthiopienne, il s’agit là d’une « nouvelle preuve [de l’]acharnement continu [de l’]aviation italienne contre tout objet portant Croix-Rouge[25]». En effet, entre le bombardement de Dessié du 6 décembre et celui du 9 février, ce ne furent pas moins de douze bombardements de diverses intensités qui menacèrent plus ou moins violemment les Croix-Rouge et le Croissant-Rouge travaillant côté éthiopien, ne laissant que peu de répit à leurs patients et leurs équipes. Parmi eux, le plus dramatique demeure l’attaque dirigée contre l’ambulance de la Croix-Rouge suédoise, dont le CICR a conservé davantage de traces visuelles.
Le camp de la Croix-Rouge suédoise comme terrain de représailles
Partons donc pour le front sud sur les traces de l’ambulance de la Croix-Rouge suédoise, victime d’un bombardement d’une extrême violence le 30 décembre 1935 à Melka Dida (près de Dolo), alors qu’elle portait assistance aux combattants blessés ou malades de Ras Desta. Cet évènement eut lieu dans le cadre d’opérations de représailles menées par le général Graziani – lequel entendait venger la mort d’un pilote survenue dans l’Ogaden. A noter que l’ambulance du Croissant-Rouge égyptien et l’ambulance n°1 de la Croix-Rouge éthiopienne firent également les frais de ces représailles à Bulale le 30 et le 31 décembre et à Degeh Bur le 4 janvier[26]. De cette funeste série, seules nous sont parvenues des images du bombardement de l’ambulance suédoise. Cette dernière fut attaquée dès 7h30 par une dizaine d’avions italiens après que ceux-ci eurent lancé des tracts écrits en amharique, dont le contenu confirme le caractère intentionnel du bombardement. Les archives du CICR en ont conservé un exemplaire de même que la traduction littérale du texte amharique : « Le droit international, vous avez quitté. Notre pilote d’avion a été capturé, vous avez coupé la tête et vous avez tué. Comme au point de vue du droit, les prisonniers devraient recevoir l’hospitalité et ne pas être touchés. Pour cela, vous trouverez ce que vous méritez. Signé GRAZIANI ». Durant une vingtaine de minutes, ce ne furent pas moins de 3134 kg d’explosif, dont 252 kg de gaz moutarde, qui furent largués sur l’hôpital mobile[27]. Bilan humain : quarante-deux morts et une cinquantaine de blessés, tant parmi le personnel que parmi les patients.
Du côté éthiopien comme du côté du personnel des organisations Croix-Rouge et Croissant-Rouge engagées sur le terrain – délégués du CICR y compris –, c’est la stupeur et l’incompréhension. Brown, croyant presque à un mauvais rêve, écrit le 3 janvier à ses collègues de Genève : « Junod et moi, nous avons trouvé l’affaire de ce bombardement tellement inexplicable que nous nous sommes dits qu’il était absolument nécessaire que l’un de nous se rende sur place aussitôt que possible pour faire des constations officielles[28]». Ce sera chose faite. Le lendemain, Junod embarque dans l’avion Fokker de la Croix-Rouge éthiopienne piloté par von Rosen pour rejoindre l’ambulance qui panse ses plaies dans la localité de Negele où elle s’est réfugiée. De là, le délégué gagne le jour suivant le lieu du drame où il observe que « de toute la partie du Front qu[‘il a] pu reconnaître de [ses] propres yeux, aucun endroit n’a été bombardé avec la même intensité que le camp de l’Ambulance Suédoise[29]».
De Negele et Melka Dida, Junod rapporte des photographies qu’il joint à son rapport destiné à Genève[30], de même que deux listes de légendes qu’il attache à une lettre envoyée quelques jours après[31]. Ces photographies ayant par la suite été détachées des rapports, bon nombre d’entre elles demeurent aujourd’hui introuvables. D’autres, en revanche, semblent avoir été conservées dans les archives photographiques du CICR. Si elles ont été ultérieurement attribuées à un photographe anonyme, il est probable qu’elles aient en fait été capturées par le délégué. C’est du moins une hypothèse que l’on peut légitimement formuler après avoir comparé les documents photographiques aux listes de légendes. Six images ont immortalisé le personnel de l’ambulance soignant des patients à Negele, juste après le bombardement. Une autre montre la tombe de l’infirmier Gunnar Lundstroem, seule victime suédoise à avoir péri dans l’attaque – et la seule à avoir bénéficié d’une cérémonie d’enterrement et d’un monument funéraire, les victimes éthiopiennes ayant été enterrées dans l’urgence dans des cratères de bombes. On notera également la présence d’une image (voir plus bas) montrant l’un des camions de l’ambulance enfoui dans la végétation afin de l’abriter du regard des escadrilles italiennes.
Outre ces photographies, le CICR a conservé de cet évènement tragique un film (disponible ici), dont les images ont été prises par le journaliste américain Howard Winner. Ce dernier accompagna Junod lors de sa mission de reconnaissance à Negele et à Melka Dida, et fut l’un des rares reporter à avoir été autorisé par le gouvernement éthiopien (désireux de convaincre l’opinion publique et la communauté internationale de la réalité et de la gravité du bombardement) à se rendre sur le front. Il faut à ce sujet signaler la ressemblance frappante qui existe entre les photographies dont il a été question plus haut et certaines images filmées par le journaliste ; une ressemblance qui nous amène à nous demander s’il ne faudrait en fait pas attribuer les photographies à Winner plutôt qu’à Junod ? La question reste ouverte.
Signalons enfin l’existence de deux autres documents venant compléter la série de photographies prises à l’occasion de la mission d’enquête à Negele/Melka Dida. Il s’agit d’images montrant des corps de personnes tuées dans une attaque aérienne menée parallèlement à celle de Melka Dida et visant directement Negele. L’identité de l’auteur de ces documents nous est cette fois parvenue : il s’agit de Carl Gustaf von Rosen.
Face à l’ampleur du drame et l’indignation des gouvernements éthiopien et suédois – qui demandaient par ailleurs l’ouverture d’une enquête impartiale –, il devint impérieux pour le CICR d’interpeller les autorités italiennes. Ainsi, le 7 janvier, Max Huber, alors président de l’organisation humanitaire, envoya une lettre extrêmement prudente à Mussolini[32]. A cette missive qui demandait des garanties du respect des Conventions de Genève et des formations sanitaires signalées par l’emblème de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge, le dictateur répondit entre autres que son armée et son gouvernement étaient prêts à collaborer « en vue de faire triompher (…) les principes consacrés par les normes et par la conscience des peuples civilisés », mais qu’il n’était jamais exclu que des « accidents » de cet ordre puissent se produire en temps de guerre[33]. En outre, la démarche diplomatique du CICR s’avéra inefficace puisque treize autres attaques de ce type s’en suivirent. Parmi les plus violentes, figurent le bombardement de l’ambulance n°3 de la Croix-Rouge éthiopienne le 18 janvier à Amba Aradam[34] – non documenté dans les archives audiovisuelles du CICR –, et surtout le bombardement de l’ambulance de la Croix-Rouge britannique le 4 mars sur la plaine de Koram.
De la suspicion au double bombardement : la destruction de l’ambulance de la Croix-Rouge britannique
En mars 1936, la victoire italienne est proche. L’armée fasciste traque les dernières poches de résistance que constituent les colonnes éthiopiennes encore actives. Parmi elles, figurent les troupes commandées par Ras Moulouguéta et Ras Kassa qui opèrent dans le Tigré et que l’ambulance de la Croix-Rouge britannique a été chargée d’assister. Malgré les attaques subies par bon nombre de ses « ambulances sœurs », cette dernière a confiance en l’efficacité de ses deux grands drapeaux Croix-Rouge (l’un de 10 m x 10 m et l’autre de 14 m x 14 m) qu’elle étale sur le sol de la plaine de Koram dès son arrivée le 2 mars. Elle est loin de se douter que l’aviation italienne, qui l’a repérée et la surveille depuis le 29 février, la suspecte d’abriter des armes et des combattants éthiopiens. Or ces suspicions finissent par devenir réalités dans l’esprit de l’aviateur Guido Vedovato. Le 4 mars, après avoir décrété que l’un des camions Croix-Rouge est chargé d’armes et croyant avoir vu des mouvements suspects, celui-ci ouvre le feu et commence par larguer 24 kg de bombes sur l’unité sanitaire. Puis, ce sont 774 kg d’explosifs supplémentaires qui mettent l’ambulance à feu et à sang plus tard dans la journée. Cinq patients meurent sur le coup, d’autres sont blessés. Mais le personnel de l’ambulance en ressort indemne. Quant aux dégâts matériels, ceux-ci sont considérables : trente-cinq tentes, une partie du matériel médical, deux camions et le grand drapeau de 14 m de côté sur lequel comptait l’ambulance pour assurer sa visibilité (et donc sa protection), sont détruits. Laissant derrière elle le matériel détruit et enterrant rudimentairement quatre des victimes dans des cratères de bombes, l’ambulance meurtrie décide de lever le camp le soir même pour aller se mettre à couvert. Une décision salvatrice… Le lendemain, en marge du bombardement de la ville de Koram, des aviateurs italiens reviennent pilonner une seconde fois l’ambulance (ou ce qu’il en reste), sans se douter qu’elle n’abrite désormais plus âme qui vive[35].
Si Junod laisse le bénéfice du doute aux Italiens quant au caractère intentionnel ou non du bombardement[36], Brown y voit une énième violation délibérée des Conventions nécessitant davantage de réactions et de préoccupations de la part du CICR, ainsi que l’obtention de réelles garanties auprès du gouvernement de Mussolini. Le 12 mars, le délégué écrit ainsi à ses collègues genevois dans le rapport qu’il leur adresse : « Nous aurions seulement aimé si le CICR avait pu obtenir des renseignements afin de savoir si le Gouvernement italien était décidé de détruire toutes les ambulances neutres, même quand elles arborent très visiblement le signe de la Croix Rouge, afin de pouvoir, le cas échéant, avertir les Croix Rouges neutres pour lesquelles nous avons assumé une certaine responsabilité[37]». Une quinzaine de jours plus tard, celui-ci écrit cette fois directement à Etienne Clouzot, chef du secrétariat du CICR, pour compléter son rapport de vingt-cinq photographies. Mais ce n’est ni lui, ni Junod qui en sont les auteurs – les deux délégués n’ayant mené aucune mission d’enquête sur place. Il s’agit d’un certain Zeitlin, journaliste que Brown qualifie de « bolchéviste russe ». Malade, celui-ci était soigné par le personnel de l’ambulance au moment du drame. Aussi, quelques minutes seulement après l’attaque, le journaliste a pu capturer une série d’images qu’il a ensuite remises au délégué – lequel en a également gardé des doubles au cas où les Italiens « tâcheraient de fouiller dans le courrier »[38]. Vingt-et-une pièces sur les vingt-cinq envoyées par Brown à Clouzot sont parvenues jusqu’à nous. Toutes ont été détachées de la lettre d’origine, mais il est heureusement aisé de les y rattacher grâce aux informations et à la liste de légendes fournies par Brown.
Frappante par la violence qu’elle donne à voir, cette série immortalise le drame au moment de dresser le bilan des victimes et des dégâts, constituant ainsi un reportage poignant qui documente les pertes humaines (trois images), les blessures subies par certains patients – dont certaines causées par l’ypérite – (trois images), les destructions matérielles (quatorze images) et les armes employées pour détruire la formation sanitaire (une image). Ici, donc, la photographie endosse son rôle de preuve documentaire pouvant servir de support à la dénonciation de violations des Conventions. C’est du moins ce qu’entendait faire Brown lorsqu’il envoya ces images à Clouzot, deux semaines après avoir vivement dénoncé le bombardement – et l’armée fasciste de façon plus générale – auprès de ses collègues genevois. C’est sans doute également ce qu’entendait faire Zeitlin, qui, selon les dires de Brown, ne se serait pas contenté de prendre des photographies puisqu’il aurait également tourné un film (dont nous n’avons pas retrouvé la trace) devant être « montré à Paris, Londres etc. dans un but de propagande[39]».
Alors face à l’évidence que les précédents « vœux pieux » de Mussolini n’avaient guère permis de mettre un terme aux bombardements des ambulances Croix-Rouge et Croissant-Rouge, Max Huber et ses collègues du Comité décident d’envoyer à Rome une délégation chargée de discuter avec le gouvernement italien. Celle-ci arrive le 24 mars dans la capitale italienne, soit trois semaines après l’attaque de l’ambulance britannique. Entre visites de la ville et dîners mondains, la délégation écoute patiemment les explications fournies par Filippo Cremonesi et les autorités fascistes, lesquelles maintiennent tout du long la théorie des accidents favorisés par la difficulté d’identifier les emblèmes Croix-Rouge et Croissant-Rouge depuis les airs. Or dans le cas de l’ambulance britannique (mais pas seulement), l’emblème avait été clairement identifié par les escadrilles italiennes, et ce plusieurs jours avant l’attaque[40]. Après avoir rappelé à leurs interlocuteurs leur devoir de ne jamais faire de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge la cible de représailles (quelle que soit la situation), la délégation du CICR s’en retourna donc à Genève, satisfaite de sa rencontre avec les autorités italiennes – et sans plus relever les contradictions entre les témoignages des victimes, de ses délégués sur le terrain et des autorités éthiopiennes d’une part, et les réponses fournies par le gouvernement fasciste d’autre part[41]. Quoi qu’il en soit, cette intervention survint trop tard et il fallut aux unités Croix-Rouge et Croissant-Rouge tenter d’assurer leur sécurité autrement qu’en passant par les voies officielles ou les canaux de la diplomatie.
Face au danger : camoufler ou visibiliser l’emblème ?
Nous l’avons vu, les attaques directes dont furent victimes les ambulances suédoise et britannique ne laissèrent à celles-ci d’autre choix que de se mettre à couvert pour pouvoir continuer leur travail. Dans les deux cas, il fut décidé dans l’urgence d’utiliser les arbres et la végétation pour camoufler les unités sanitaires et leurs emblèmes dont on craignait à plus ou moins juste titre qu’ils attirent les foudres de l’aviation italienne davantage qu’ils ne protègent. L’ambulance britannique finit même par s’installer dans une grotte qui lui avait été indiquée par l’empereur d’Ethiopie. Et c’est également une grotte qui permit à l’ambulance éthiopienne n°3 d’éviter le pire lors d’un violent bombardement mené le 18 janvier[42].
Fatalement, la désillusion régnant autour de l’emblème gagna rapidement les esprits au sein des unités Croix-Rouge et Croissant-Rouge, malgré ce qu’écrivit Max Huber dans le Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge à la suite de la réception de la réponse de Mussolini évoquée plus haut : « De ces assurances [fournies par Mussolini dans sa réponse] on peut déduire que, si une ambulance éthiopienne ou étrangère venait à subir une attaque aérienne ou autre, ce ne serait que par suite d’un concours de circonstances exceptionnelles, indépendantes de la volonté du Gouvernement italien (…). Les télégrammes adressés par le Comité international de la Croix-Rouge à sa mission en Ethiopie ont été interprétés dans ce sens. Les chefs des ambulances éthiopiennes et étrangères, qui inclinaient à renoncer à l’usage de tout signe distinctif, se sont résolus, conscients de la haute portée des assurances qui nous étaient données, à arborer en toute confiance le drapeau de la Croix-Rouge[43] ». Dans les faits, rares étaient les ambulances Croix-Rouge et Croissant-Rouge à « arborer le drapeau en toute confiance », pas plus qu’elles « n’étaient conscientes de la haute portée des assurances » du Duce[44]. La confiance avait en effet depuis longtemps laissé place aux doutes… Comment assurer sa protection dans de telles circonstances ? Que faire d’un emblème censé conférer protection lorsqu’il semble en fait attirer le danger ? Etait-ce là le résultat d’un manque de visibilité du signe depuis les airs ou d’un réel acharnement de la part de l’armée fasciste ? Ces questions ne cessèrent d’être posées durant toute la durée du conflit, au point de déboucher sur des débats parfois houleux pour tenter de déterminer s’il fallait visibiliser davantage ou, au contraire, dissimuler complètement le « drapeau de l’humanité ». Craignant que l’abandon de l’emblème dans ce cadre-ci ne débouche sur un abandon définitif et généralisé, les délégués du CICR insistèrent d’abord pour que les ambulances continuent de l’arborer en veillant à en augmenter la visibilité[45]. Avec plus ou moins de succès… Voici, par exemple, ce que l’on peut lire dans le rapport qu’écrit Junod le 20 février à propos de l’ambulance n°2 de la Croix-Rouge éthiopienne et de son médecin-chef, le Dr Dassios : « (…) dès qu’on signale un avion (…) Dassios (…) plie ses tentes, enlève ses drapeaux, met ses malades impotents à l’abri, et, tout ce qui a assez de force pour s’enfuir va se cacher dans les trous ![46] ». Plus loin dans son rapport, le délégué informe par ailleurs ses collègues à Genève de sa volonté d’éclaircir la question de la visibilité des drapeaux Croix-Rouge depuis le ciel en effectuant des tests[47] à l’aide de l’avion Fokker de la Croix-Rouge éthiopienne, ce qu’il fera dans les semaines suivantes. Dans son rapport suivant (daté du 12 mars), Junod explique ainsi que les tests ont été effectués avec trois emblèmes différents : un drapeau de 9 m x 9 m étalé sur le sol, un emblème de 60 cm x 60 cm peint sur un camion, et un emblème de 1 m x 1 m peint sur les ailes d’un avion. Ses conclusions sont les suivantes : le drapeau de 9 m x 9 m est clairement visible, même à hauteur de 2200 m d’altitude, l’emblème de 60 cm x 60 cm disparaît à partir de 200 m d’altitude, tandis que l’emblème de 1 m x 1 m disparaît entre 400 m et 500 m d’altitude[48]. De ces tests, nous avons conservé trois photographies prises par le pilote von Rosen à 2000-2200 m d’altitude. On y distingue en effet clairement le drapeau Croix-Rouge étalé sur le sol, tandis que l’emblème peint sur l’avion est invisible.
Cinq jours à peine après avoir rendu les résultats des tests, Junod et von Rosen se trouvent eux-mêmes en proie au dilemme « camouflage vs visibilité » dans le cadre d’une mission ayant pour objectif d’apporter du matériel médical aux ambulances du front nord et de ramener à Addis-Abeba le Dr Van Schleven de la Croix-Rouge néerlandaise, blessé lors d’une attaque de bandits. Après avoir atterri sur la plaine de Koram, les deux collègues décident de camoufler leur avion le 17 mars au matin « pour la bonne raison », selon Junod, « qu’il avait été bombardé deux fois à Dessié auparavant, malgré les signes[49] ». Peu de temps après avoir quitté le lieu de l’atterrissage, ils constatent que des escadrilles italiennes s’acharnent sur l’avion d’Hailé Sélassié, lequel est stationné à proximité du Fokker de la Croix-Rouge éthiopienne. Conscients du danger qu’encourt l’avion sanitaire, ils rebroussent donc chemin à toute allure pour en ôter le camouflage, avec l’espoir que les aviateurs identifient les emblèmes et renoncent à attaquer. C’est peine perdue. Le Fokker subit trois attaques successives, dont l’une effectuée à 30 m d’altitude – hauteur de laquelle l’emblème, rappelons-le, est bel et bien visible. La destruction du Fokker est totale. Tout autour, le largage massif de gaz moutarde transforme la plaine en « véritable enfer ». Les victimes et blessés civils et militaires sont innombrables, une « situation rendue encore plus tragique par le dernier bombardement de l’ambulance anglaise »[50].
En mars 1936, la désillusion est donc totale. En témoigne l’un des rapports de Junod : « Après les divers bombardements des diverses unités et hôpitaux, le prestige de l’emblème de la Croix Rouge est tombé à zéro, pire que cela, on le fuit. Pour le front nord, à part l’unité hollandaise de Dessié, il est impossible de trouver un drapeau de Croix Rouge, chacun se cache autant qu’il le peut. C’est d’ailleurs parfaitement logique et nous aurions dû penser plus tôt à camoufler nos ambulances de premières lignes[51] ». Brown, de son côté, ne cache pas son indignation auprès de ses collègues du siège à qui il avait envoyé des photographies de l’avion Fokker afin que le CICR les transmette à la Croix-Rouge italienne, laquelle devait à son tour les transmettre à l’armée et au gouvernement italiens afin que ceux-ci puissent reconnaître et identifier le Fokker comme un engin protégé par les Conventions de Genève. Pour le délégué, « ce serait donc en pleine connaissance de cause que les aviateurs italiens ont dû le détruire ». Et d’ajouter : « Je me fais même quelques reproches de vous avoir envoyé toutes ces photos qui ont peut-être même facilité à nos amis italiens le repérage de notre avion[52] ». Selon Brown, l’envoi de ces images, qui aurait dû avoir un effet « protecteur », aurait donc finalement favorisé l’effet inverse…
Conclusion
A l’heure de conclure, il nous paraît utile de nous demander si ces témoignages visuels montrant les unités Croix-Rouge bombardées ont pu jouer un rôle au moment où il fallut, du côté du CICR, dresser le bilan impartial du respect des Conventions de Genève sur la question des « abus du signe de la Croix-Rouge » (dénoncés par l’Italie) d’une part, et sur celle des « atteintes subies par des unités Croix-Rouge notamment par suite de bombardements aériens » (dénoncées du côté éthiopien) d’autre part[53]. En effet, deux mois après la fin du conflit, Max Huber chargea Marcel Junod[54] de travailler sur un « rapport fondé sur la documentation qu[e le CICR] a pu recueillir au sujet du conflit italo-éthiopien[55] » afin d’éclaircir ces deux questions. Au sujet de la première, le rapport conclut que « (…) tout en déclarant n’avoir pas constaté personnellement, au cours de ses voyages du côté éthiopien, d’abus intentionnels du signe de la Croix-Rouge (cela sous réserve de quelques cas de détail dont l’importance est minime), le Dr Junod relève que, chez les Abyssins du peuple, c’est, à son avis, surtout d’ignorance de la valeur de l’emblème qu’il faut parler[56] ». Quant aux conclusions qui concernent les bombardements des unités Croix-Rouge, il nous faut préciser que, dans la mesure où l’Italie fut invitée à se prononcer sur les observations et conclusions établies par Junod avant la publication du rapport, celui-ci fit preuve envers elle d’une certaine complaisance dans sa version finale[57], et ce malgré le fait que la documentation dont disposait le CICR pointait régulièrement du doigt les violations des Conventions commises par l’armée fasciste. Ainsi, ni les images, ni les documents écrits (rapports, témoignages, télégrammes, courriers) ne permirent d’établir clairement cette responsabilité, le rapport final du CICR daté de décembre 1936 accordant systématiquement le bénéfice du doute aux Italiens[58].
Relevons pour terminer la valeur documentaire et historique particulière que renferment aujourd’hui les photographies analysées et mises en valeur par cet article. Si la seconde guerre italo-éthiopienne fut l’objet d’une large couverture médiatique en Occident[59], la majorité des images qui nous sont parvenues ont été prises très en marge du conflit par des journalistes dépêchés dans le pays mais non autorisés, la plupart du temps, à s’approcher des lignes de front. Cela a ainsi débouché sur la production et la diffusion à large échelle d’images de « décors » et de « paysages exotiques »[60] qui ne permettent pas d’obtenir ne serait-ce qu’une vague idée de la réalité et de la violence du conflit. Signalons en outre l’existence d’une quantité non négligeable de photographies et de cartes postales produites par les organes de propagande italiens – dont les archives du CICR ont par ailleurs conservé une cinquantaine de spécimens. Quant au peu d’images existantes qui témoignent de la violence fasciste déployée en Ethiopie, celles-ci sont majoritairement conservées dans des collections privées, rendant leur accès plus difficile. Ces quelques constats dressés, les traces visuelles qui subsistent des bombardements des unités Croix-Rouge apparaissent comme des matériaux d’autant plus précieux pour l’histoire du second conflit italo-éthiopien, mais aussi pour l’histoire des incidents de sécurité et/ou des crimes de guerre perpétrés à l’encontre de formations humanitaires et de personnes protégées par les Conventions de Genève.
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Bibliographie
Sources primaires :
ACICR B CR 210-15 Ethiopie, 1935-36, Rapport des délégués.
BROWN, Sydney, Für das Rote Kreuze in Aethiopien, Zurich, 1939.
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L.D. (Prof.), « A propos de la visibilité du signe de la Croix-Rouge », Revue internationale de la Croix-Rouge, n°207, mars, pp. 204-208.
JUNOD, Marcel, Le troisième combattant, Paris, 1947.
Rapport du Comité international de la Croix-Rouge sur le conflit italo-éthiopien et la Croix-Rouge, Genève, 1936.
Littérature secondaire :
ALBANO, Caterina, “Forgotten Images and the Geopolitics of Memory: The Italo-Ethiopian War (1935-6), Cultural History, n°9 (9), 2020, pp. 72-92.
BAUDENDISTEL, Rainer, Between Bombs and Good Intentions. The Red Cross and the Italo-Ethiopian War, 1935-1936, New York/Oxford, 2006.
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MALLETT, Robert, Mussolini in Ethiopia, 1919-1935. The Origins of Fascist Italy’s African War, Cambridge, 2015.
[1]L’appellation « seconde guerre italo-éthiopienne » se réfère à la première guerre italo-éthiopienne (1895-1896) qui se termina sur la victoire de l’Ethiopie à la bataille d’Adoua. La propagande fasciste puisa ainsi dans cet évènement pour justifier l’agression de 1935 auprès de l’opinion populaire, en appelant ainsi à « venger l’Italie de la défaite d’Adoua ». A ce sujet, voir notamment MALLETT, Robert, Mussolini in Ethiopia, 1919-1935. The Origins of Fascist Italy’s African War, Cambridge, 2015.
[2]La Croix-Rouge éthiopienne est fondée le 25 juillet 1935, et reconnue par le CICR le jour suivant.
[3]C’est à partir de 1928, sous la présidence de Filippo Cremonesi, que la Croix-Rouge italienne prend une orientation fasciste. A ce sujet, vor notamment BAUDENDISTEL, Rainer, Between Bombs and Good Intentions. The Red Cross and the Italo-Ethiopian War, 1935-1936, New York/Oxford, 2006, pp. 31-33.
[4]Ibid., p. 63.
[5]Ibid., p. 1.
[6]Ibid., pp. 176-177.
[7]Ibid., p. 74.
[8]Ibid., p. 67.
[9]Croissant-Rouge égyptien, Croix-Rouge finlandaise, Croix-Rouge britannique, Croix-Rouge néerlandaise, Croix-Rouge norvégienne et Croix-Rouge suédoise.
[10]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n° 13 de Sydney Brown au CICR, 15 mars 1936.
[11]L’historien Richard Pankhusrt en recense vingt-trois (voir PANKHURST, Richard, « Il bombardamento fascista sulla Croce Rossa durante l’invasione dell’Etiopia (1935-1936) », Studi Piacentini, N°21, 1997, pp. 129-52), tandis que l’ancien délégué du CICR et historien Rainer Baudendistel en recense dix-sept. Le gouvernement éthiopien a aussi établi plusieurs listes dont l’une en recense dix-neuf.
[12]BAUDENDISTEL, Rainer, op. cit., p. 112.
[13]Ibid., p. 64.
[14]PERUGINI, Nicola, GORDON, Neve, “Between Sovereignty and Race: The Bombardment of Hospitals during the Italo-Ethiopian War and the Colonial Imprint of International Law”, State Crime Journal, vol. 8, n°1, 2019, pp. 104-125, ici p. 105.
[15]Lettre de Filippo Cremonesi au CICR, 11 janvier 1936, Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge, n° 401, janvier 1936, pp. 74-78.
[16]BAUDENDISTEL, Rainer, op. cit., p. 110.
[17]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n° 13 de Sydney Brown au CICR, 15 mars 1936.
[18]BAUDENDISTEL, Rainer, op. cit., pp. 198-199.
[19]GORIN, Valérie, « 150 ans de regard sur l’humanitaire : les archives photographiques du CICR », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 94, n°888, 2012, pp. 159-189, ici p. 162.
[20]Cette pratique de détachement des photographies des rapports auxquelles elles étaient initialement jointes a débuté au CICR quelques années après la création du service iconographique par Jean Pictet en 1946. A ce sujet voir notamment PIANA, Francesca, “Photography, Cinema and the Quest for Influence. The International Committee of the Red Cross in the Wake of the First World War”, in FEHRENBACH, Heide, RODOGNO, Davide, (ed.), Humanitarian Photography. A History, Cambridge, 2015, pp. 140-164.
[21]GORIN, Valérie, « 150 ans de regard sur l’humanitaire : les archives photographiques du CICR », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 94, n°888, 2012, pp. 159-189, ici p. 182.
[22]Télégramme de la Croix-Rouge éthiopienne au CICR, 9 décembre 1935, Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge, n° 401, janvier 1936, p. 66.
[23]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport de Marcel Junod au CICR, 17 décembre 1936.
[24]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°10 de Marcel Junod au CICR, 20 février 1936.
[25]Télégramme de Belaten Gueta Herouy au CICR, 13 février 1936, Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge, n° 402, février 1936, p. 159.
[26]L’ambulance égyptienne et l’ambulance n°1 n’eurent à déplorer aucune victime mais subirent d’importants dégâts matériels.
[27]BAUDENDISTEL, Rainer, op. cit., p. 325.
[28]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°5 de Sydney Brown au CICR, 3 janvier 1936.
[29]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°2 de Marcel Junod au CICR, 13 janvier 1936.
[30]Idem.
[31]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Lettre de Marcel Junod au CICR, 20 janvier 1936.
[32]Lettre de Max Huber à Benito Mussolini, 7 janvier 1936, Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge, n° 401, janvier 1936, pp. 70-71.
[33]Lettre de Benito Mussolini à Max Huber, 16 janvier 1936, Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge, n° 401, janvier 1936, pp. 72-73.
[34]Celui-ci fit sept blessés, en plus des dommages sur le matériel médical.
[35]BAUDENDISTEL, Rainer, op. cit. pp. 143-153.
[36]Ibid., p. 152.
[37]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°11 de Sydney Brown au CICR, 12 mars 1936.
[38]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Lettre de Sydney Brown à Etienne Clouzot, 25 mars 1936.
[39]Idem.
[40]BAUDENDISTEL, Rainer, op. cit., p. 144.
[41]Ibid., p. 187.
[42]Après avoir installé son camp et hissé ses drapeaux Croix-Rouge le 16 janvier à Amba Aradam pour assister les troupes de Ras Moulouguéta, l’ambulance remarque qu’elle a été repérée lors du survol d’avions italiens. Craignant de subir le même sort que l’ambulance suédoise, son médecin-chef (Dr Schüppler) décide de mettre les patients, le personnel et une partie du matériel médical à l’abri dans une grotte le 17 janvier. Le lendemain (18 janvier), c’est donc une ambulance vidée de son personnel et de ses patients que viennent pilonner les escadrilles italiennes.
[43]HUBER, Max, « Correspondances relatives aux bombardements aériens », Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge, n°402, février 1936, p. 151.
[44] A ce sujet, voir notamment : Lettre de Belaten Gueta Herouy à Max Huber en réponse à la circulaire 323 du CICR, Bulletin des Sociétés de la Croix-Rouge, n°404, avril 1936, pp. 308-322.
[45]Ibid., p. 203.
[46]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°10 de Marcel Junod au CICR, 20 février 1936.
[47]Des tests de ce type ont également été menés en Suède en janvier 1936. A ce sujet, voir : L. D. (Prof.), « A propos de la visibilité du signe de la Croix-Rouge », Revue internationale de la Croix-Rouge, n°207, mars, pp. 204-208.
[48]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°10 de Marcel Junod au CICR, 20 février 1936.
[49]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°13 de Marcel Junod au CICR, 24 mars 1936.
[50]Idem.
[51]Idem.
[52]ACICR B CR 210-15 Ethiopie, Rapport des délégués, Rapport n°12 de Sydney Brown au CICR, 20 mars 1936.
[53]Rapport du Comité international de la Croix-Rouge sur le conflit italo-éthiopien et la Croix-Rouge, Genève, 1936, p. 8.
[54]Sydney Brown ne travailla pas sur ce rapport en raison de son licenciement du CICR à son retour à Genève en avril 1936. Ce licenciement fut entre autres le résultat de tensions qui agitaient les relations entre le délégué et ses collègues du siège. Si Brown accusait le CICR de passivité, comme on l’a vu, l’organisation reprochait quant à elle à son délégué d’avoir notamment transmis un rapport confidentiel à l’un de ses amis, mais aussi, et de façon plus générale, de ne pas suffisamment se préoccuper de l’impératif de neutralité.
[55]Rapport du Comité international de la Croix-Rouge sur le conflit italo-éthiopien et la Croix-Rouge, Genève, 1936, p. 5.
[56]Ibid., p. 12.
[57]BAUDENDISTEL, Rainer, op. cit., pp. 195-199.
[58]Rapport du Comité international de la Croix-Rouge sur le conflit italo-éthiopien et la Croix-Rouge, Genève, 1936.
[59]ALBANO, Caterina, “Forgotten Images and the Geopolitics of Memory: The Italo-Ethiopian War (1935-6), Cultural History, n°9 (9), 2020, pp. 72-92, ici p. 73.
[60]DERUMEAUX, Pierre, « Les représentations de la Guerre d’Ethiopie dans l’Illustration et l’Humanité », mémoire de master, université Pierre Mendès-France, 2009, p. 111.
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